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Français, langue vivante

Ariane Sirota

Résumé : Français, langue vivante traite d’un parcours singulier dans l’appropriation du langage en tant que matériel culturel à portée politique. Du contexte de l’enfance aux rencontres édifiantes, sans oublier les lectures (telle celle La pensée straight de Monique Wittig), il s’agit d’éclairer un cheminement vers un positionnement militant dans l’usage de la langue. Une langue vivante pouvant évoluer, justement, selon les usages.

Bien des mouvements de pensée pouvant être considérés comme précurseurs ou fondateurs de théories queer font grand cas de l’espace socioculturel à interroger. Pour n’en citer qu’un, le premier qui me vient à l’esprit est le féminisme matérialiste. Le langage me semble être un matériel culturel central. De ce point de vue la pertinence d’éclairer les spécificités des théories, pratiques et milieux queers francophones m’apparaît évidente. Pourtant, quand je lis « Québec, France, Belgique, Suisse, Afrique francophone, DOM-TOM, etc. », de cette énumération figurant dans l’appel à texte pour la présente publication, ce que je sais le mieux, c’est la diversité, et ce, y compris du point de vue de la langue parlée. Usages syntaxiques, lexiques, influences des langues proches géographiquement ou historiquement — ou encore législation — la francophonie n’est pas monolithique, parler des francophonies me conviendrait mieux, si tel était mon projet. Puisque je ne saurais avancer sur le terrain d’un cas général, je m’engage sur le chemin du particulier, du personnel.

J’apprenais à écrire, en banlieue parisienne en 1986, lors de la publication de la circulaire de Laurent Fabius 1) sur la féminisation des titres professionnels. Je passais le bac, en 1998, lorsque ce texte ministériel a été complété par les travaux du gouvernement Jospin 2) . Ces dispositions m’inspirent une insatisfaction certaine. Les connotations sont plus durables que les gouvernements. Essayez donc, en parlant suffisamment lentement, de dire « Je suis sa maîtresse… » De trop nombreux interlocuteurs s’attendront plus à une fin de phrase renvoyant à la vie privée qu’à l’enseignement… d’un art martial, tant qu’on y est! Et il y aussi des faux amis : des noms aux terminaisons féminines qui désignent encore, selon les dictionnaires, les épouses des messieurs occupant les fonctions en question. Ces termes restent-ils sans forme féminisée car celle-ci était déjà en usage pour recouvrir une autre réalité? Soit : ne peut-on changer les usages pour que ce vocabulaire coïncide avec une nouvelle donne sociale? Bref, à mes yeux, maintenir l’expression « Madame la colonelle » pour évoquer l’épouse d’un officier, c’est considérer que nous vivons encore dans un temps où il est de bon ton d’être désigné.e d’après la fonction d’un conjoint. Ainsi, puisque la France vient d’ouvrir le mariage « aux personnes de même sexe » on peut maintenant facilement imaginer les faire part de mariage de Mesdames le colonel et la colonelle. Les textes votés, comme les circulaires ne suffisent pas à changer les usages. En février 2012 3) , une circulaire ministérielle enterrait le terme « Mademoiselle » en France. Je préfère aujourd’hui vous épargner la liste rébarbative, et incomplète, des formulaires plus ou moins officiels que j’ai relevés qui proposent toujours trois choix à la rubrique « civilité ».

J’ai grandi dans une banlieue dite rouge, un espace dense, multiculturel, auprès d’adultes militants au quotidien : antiracistes, travaillant pour l’accès aux différentes formes de culture pour toutes et tous. J’ai poussé avec la croyance que les mots valaient mieux que les coups, et que le manque des premiers faisait trop facilement affluer les seconds. Qu’il n’y ait pas de terme approprié pour chacun.e ne pouvait être anodin, je ne pouvais y être indifférente. Quand j’ai eu viscéralement envie, besoin, de m’y mettre, j’imaginais que celles et ceux qui m’avaient précédé.e.s avaient essuyé les plâtres et que ma démarche ne pourrait être perçue comme farfelue. Dans ma vie professionnelle de salarié.e, je pouvais parfois rencontrer des termes prolongés de (e), ou –e, cela ne me convenait pas. De la même façon, à lire les offres d’emploi avec deux formes se succédant, je ne peux toujours m’empêcher de penser que l’ajout n’est là que pour se mettre en conformité avec la législation. Même l’ordre peut attirer mes soupçons : si le féminin est mis en avant, ce ne serait que par galanterie, soit à mes yeux, une convention attachée au système d’oppression sexiste dissimulée sous l’apparence d’une soit disant politesse.

Je vis dans un pays où quand on prend des renseignements auprès des services de l’état pour la création d’une association, les modèles de statuts présentent ceci :

« un bureau composé de :

 1) Un président; 2) Un ou plusieurs vice-présidents; 3) Un(e) secrétaire et, s’il y a lieu, un secrétaire(e) adjoint; 4) Un trésorier(e), et, si besoin est, un trésorier adjoint. »4)

J’ai eu l’impression de ne pas avoir à chercher très loin pour trouver http://www.langagenonsexiste.ca/. Je me suis essayée aux usages proposés. J’appréciais la logique, la volonté de changer d’ère au regard de la règle « au pluriel, le masculin l’emporte » avec les pluriels en -z par exemple. Lire cela dans un manuel ne pouvait me convaincre en profondeur, j’avais besoin de pratique.

Hors des livres, ce sont d’autres formes que j’ai rencontréEs. Et à les lire et entendre conjuguées ou accordées à la première personne du singulier, là, j’ai pu sentir s’ouvrir un espace non seulement de confort, mais aussi de liberté. Si la recherche documentaire correspondait à une volonté personnelle, c’est l’exposition à ces dire et faire autrement qui a levé certaines de mes résistances intériorisées. Car ce qui me chiffonnait, ce n’est pas seulement la visibilité d’un genre grammatical par rapport à un autre, mais bien, comme je l’évoquais plus haut, les connotations charriées, bref, le parallèle avec la répartition des rôles sociaux. Je n’ai aucune envie d’être assignée au rôle social stéréotypé attaché au sexe déclaré à ma naissance. Cela ne me correspond pas, je ne m’y reconnais pas. Mettre à niveau « elle » et « il » ne convient donc pas à ce qui m’anime. Trouver d’autres dires qui nous extraient de la dichotomie féminin/masculin, voilà qui me motive autrement. J’apprécie donc l’usage du « E » en finale parce que cette terminaison nous sort nettement des usages en vigueur.

Si à l’oreille, avec le tic de langage répandu ajoutant des « -euh » en fin de mot, cela pouvait sembler relativement neutre, à l’écrit c’est autre chose. Dans les espaces d’échanges électroniques, les majuscules sont vues comme des exclamations, des cris. Et il se trouve qu’on m’a vite renvoyé l’impression d’une revanche avec une forme féminine qui l’emporterait systématiquement. Outre la relance de débats sur la pertinence de la féminisation des titres et fonctions du fait de la dépréciation semblant aller de pair avec ces modifications (ben oui, hein, en plus, on en a eu des maires et de ministres réclamant qu’on les appelle madame le m…), on m’a même prêté de la misandrie. Ces autres modalités me conviennent suffisamment pour que j’accepte de faire face à l’incompréhension, voire à l’animosité qu’elles peuvent générer, et trouver régulièrement en moi les ressources nécessaires à m’en expliquer à ceulles qui m’entreprennent sur le sujet sur des tons pas toujours engageants. Je veux bien marquer le coup chaque fois que je proclame implicitement que ma vision de l’humanité n’est pas binaire.

Je suis devenuE sensible à l’omniprésence de l’hétérosexisme. Je peux me sentir militantE au quotidien en relevant régulièrement la portée d’expressions véhiculant des stéréotypes. L’injustice et l’aliénation peuvent m’apparaître partout, ce qui me met en colère. D’autant plus en colère parfois que je ne me trouve pas toujours au milieu de personnes conscientes de cet état de fait. Je vis dans un pays où, à l’été 2011, 80 députés ont écrit au ministre de l’éducation nationale pour s’opposer à toute introduction de « la théorie du genre » (c’est leur expression) dans certains manuels scolaires 5) . Alors que ce premier pas faisait déjà bondir sur les bacs de droite des hémicycles (je n’ose évoquer des débats plus récents, je ne saurais en parler de façon « pondérée »), de mon parcours, marqué par la sensation de confort et de liberté trouvée à parler de moi en usant du –E, découle une volonté qui a aussi été largement renforcée par des portées politiques plus large encore :

– encourager à accueillir l’enfant comme une personne humaine à part entière (les attentes liées aux stéréotypes de genre pourront peut-être plus facilement être mises à distance si ce n’est plus un élément incontournable aux yeux de l’administration) ;

– permettre aux parents d’enfants intersexués de prendre plus de temps pour décider, ou non, d’une opération de « réassignation », ou de laisser grandir l’enfant pour qu’il/elle en décide part il/elle-même ;

– permettre aux personnes trans’ de ne pas perdre l’accès aux services publics et exercice des droits civiques ;

– envoyer un signal fort à l’international, particulièrement vers les pays qui ont des dispositions légales discriminant les citoyens selon le critère M/F.

Lors d’un débat organisé pour le vernissage d’une de mes expositions 6) , j’ai pu observer la panique de certainEs des interlocuteurEs m’entendant ainsi affirmer mon engagement pour l’abolition du critère « sexe » dans l’état civil. Cette panique, je la constatais sans la comprendre. Le souvenir du sentiment intense d’émancipation qui a été le mien autour de ma prise de conscience en la matière était trop grand pour que je puisse envisager qu’on regarde ce saut avec crainte. Je les voyais se défendre qu’on leur retire un repère, sourdEs à l’ouverture à d’autres possibles, à plus de liberté. Cet autrement que j’appelle de mes vœux n’avait de forme que celle du chaos dans leurs esprits, tant l’ordre actuel a bétonné ses postulats jusqu’à les faire passer pour « naturels ». Pour sortir de l’indignation systématique qui épuise, et pouvoir espérer, il me faut être en mesure de proposer : donner corps, au moins dans l’imaginaire, à d’autres ordres sociaux non ou moins sexistes.

Je suis retournéE vers les livres, vers la fiction cette fois, sur les conseils de l’équipe d’On est pas des cadeaux!, « l’émission transpédégouine et féministe » sur radio Canut 7) . Dans Les dépossédés, d’Ursula K. Le Guin, j’ai lu l’évocation d’une langue sans article possessif. Cet idiome était celui d’une planète anarchiste. Alors j’ai essayé. J’ai commencé à écrire mes propres fictions en utilisant la tournure qui m’allait le mieux, pour des récits inscrits dans des environnements proches de l’ici et maintenant 8)  sur des plans technologiques et culturels. Puis en usant d’autres tournures, en imaginant les sociétés qui correspondraient. Une langue pour chaque espace. Chaque cité avec son échelle de valeurs, ses modes de vivre ensemble, ses croyances parfois. Son regard sur l’ailleurs sexiste, sa volonté d’en être complètement coupé, ou non. Et, finalement, une façon de concevoir l’humanité. Telle communauté fondée par un groupe issu de la sphère médicale considérait que nous étions touTEs d’abord féminins, aussi le féminin l’emporte au pluriel et leurs contes commencent par « Elle était une fois… », telle autre rejetant toute vision binaire, l’éjaculation n’étant pas réservée aux individus portant des spermatozoïdes, usant du « iel » et d’autres formes dans un esprit non genré pour tous les sujets, animés comme inanimés.

Il y a quelques mois, La pensée straight de Monique Wittig m’est parvenu. J’ai été frappéE par chaque partie du fin volume regroupant articles, textes de conférence et préfaces. En préambule, trois textes rédigées pour cette édition de 2007 chez Amsterdam, a posteriori donc. Si ces introductions participent à planter le décor, c’est celui d’ici et maintenant qui prend autrement corps à mes yeux, ou comment en France le féminisme qui a la plus grande audience est au moins teinté d’essentialisme. Un pan d’histoire que j’avais pu deviner en creux dans les échanges avec des personnes que je considère comme « passeurEs » (de lexique, de livres, et parfois de fluides corporels) mais dont je n’avais encore eu accès à une sorte de récit linéaire. L’accès au matériel intellectuel comme aux espaces de pratiques partagées (associations, collectifs, ou groupes encore moins formels), hors, ou en marge d’un système hétérosexiste n’a pas été évident dans mon parcours, et ceulles qui m’ont indiqué ces agréables lisières (mes passeurEs) ne sont pas les vestales des lieux. La transmission se fait au gré des rencontres. Pas d’enseignement systématique. Pour le regarder du bon côté : cela laisse toute la place au libre arbitre de qui veut s’y intéresser. Après tout, toute chose est lacunaire, jusqu’à la matière. Jusque-là, je ne comprenais en rien comment le féminisme médiatisé, tel celui représenté par Osez le féminisme 9) , pouvait dominer la scène française qui avait pourtant connu l’émergence d’un féminisme matérialiste quelques décennies plus tôt. Je reste troublée par ce que j’ai qui m’avait échappé : l’éviction de Monique Wittig de la rédaction française de la revue Questions Féministes est liée à ses mots les plus repris, « les lesbiennes ne sont pas des femmes », citation que j’étais loin d’ignorer, pourtant.

Je vis dans un pays où, il y a plus de trente ans, l’hétérosexualité a été décrite en tant que système politique, et où la principale tenante de cette vision n’a plus trouvé place. Bien que je puisse me représenter que le rejet de ce regard s’articule avec une crispation sur une autre appréhension des choses, j’ai encore du mal à accepter que ce logiciel ait pu être si clairement repoussé en marge du paysage local. Étant capable, ici et aujourd’hui de ressentir une « oppression sexiste », et que je regarde touTEs les protagonistes (moi comprisE) avec leur coreponsabilité, il m’est difficilement supportable de constater jour après jour qu’on ne parle encore que de « domination masculine » dans les médias et dans les mouvements dont ils se font le plus l’écho. La compréhension, toute raisonnable, du lien historique entre la situation présente et le différend qui a mené Monique Wittig outre-Atlantique ne me rend pas la situation plus acceptable sur le plan nerveux.

Monique Wittig cite ses propres passeurEs et les idées qu’iels lui ont insufflées, telle Sande Zeig pour l’effet des mots sur les individus jusque dans leurs corps : « les corps des acteurs sociaux sont formés par le langage abstrait aussi bien que par le langage non abstrait ». 10)

C’était comme un soulagement de retrouver des conclusions que je partage alors que j’ai la ferme impression que la somme d’informations dont j’ai disposé pour forger cette opinion est sensiblement différente. Et cela s’est fait dans le plaisir car rares sont les formules qu’on attribuerait à un jargon de spécialiste, et les propos sont présentés avec leur contexte, mis en perspective, et ce, tant du point de vue socioculturel que de celui des mouvements de pensée.

Bien des passages m’ont enthousiasméE, quelle émotion tout de même de lire : « …grâce à l’abolition de l’esclavage, la “déclaration” de la “couleur” est maintenant considérée comme une discrimination. Mais ceci n’est pas vrai pour la “déclaration” de “sexe” que même les femmes n’ont pas rêvé d’abolir. Je dis : qu’attend-on pour le faire? » 11) . Surtout en sachant que cela a été rédigé en 1982, une époque où la recherche n’avait pas montré l’impossibilité de déterminer ce que serait une « vraie femme ». 12) Soit, bien avant que des scientifiques aient offert de si nombreux appuis à ceulles qui regardent la dichotomie de sexe comme une fiction.

Homo sum 13)  m’a fait un effet réconfortant d’une certaine façon. La mise en valeur du parcours particulier pour enrichir le regard sur l’humanité d’un point de vue universel et l’éclairage sur une histoire d’une vision dichotomique du monde me semblent stimulants et pourvoyeurs de leviers, d’arguments, pour inviter à déconstruire l’approche hétéronormée. Elle y rend en effet compte d’un point origine. Une liste de termes et de leurs contraires remontant à l’antiquité hellénique, féminin et masculin, figurant, comme opposés ou complémentaires. Ce que j’en garde, c’est la possibilité d’un avant, et/ou d’un ailleurs où les situations, personnes et problématiques ne seraient pas envisagées de façon binaire.

Paradigmes 14) , chapitre qui consiste en une suite de mots définis par ses soins avec tout ce qu’ils charrient de connotations, a eu un fort écho en moi puisque je partage cette appréhension du lexique avec ce qu’il véhicule. Cela me semble aussi dire quelque chose des difficultés qu’on rencontre dans les démarches de récupérations de termes qu’on peut trouver mal employés, ce qui me renvoie à son propos sur « la-femme 15)  ». Plus tôt dans le volume. Le terme « féminisme » était lui aussi questionné pour le penchant essentialiste qu’il pouvait receler, ce pourquoi, autour de moi certainEs préfèrent se dire « antisexistes ». Cette année encore, j’ai trop entendu parler du 8 mars comme de la « journée de la femme », plutôt que de la « journée internationale des droits des femmes ». Outre l’invisibilisation des luttes, ce qui me hérisse peut-être le plus là-dedans, c’est l’usage du singulier qui renvoie à mes yeux à une féminité canonique, unique, telle que l’évoque Monique Wittig en développant son propos autour de « la-femme ». C’est ce type de réflexions qui me pousse à fouiller du côté des néologismes ou la récupération de termes qui ne sont plus usités plutôt que d’affronter toujours l’adversité de la réappropriation d’un vocabulaire encore courant, mais dévoyé.

Il me semble qu’il y a beaucoup à partager ou à inventer, quand je pense que je n’ai pas encore eu vent d’une traduction satisfaisante d’« empowerment ». Je partage ainsi le constat de Valérie Mitteaux, documentariste : « (…) – pourquoi toujours pas de mot en français – oui je sais “empouvoirement” n’est pas du plus bel effet. Les Ibériques et les Sud-Américains ont formé des “empoderar” plus seyants. L’idée est puissante, derrière ces néologismes un peu lourds. Mais n’intéresse pas trop la France semble-t-il. » 16)

Je vis dans un pays où on se drape encore d’honorabilité au son du refrain « la France, pays des droits de l’Homme », la première déclaration n’y incluait pas les femmes. Je vis dans un pays où on se targue d’une histoire longue et glorieuse et où Olympe de Gouges 17)  est souvent oubliée 18) . Je vis dans un pays où l’on ne parle pas encore « des droits humains ».

Alors que je pensais avoir atteint le comble de mon plaisir ou de ma stimulation intellectuelle, la progression de ma lecture m’a amenée aux chapitres sur son écriture romanesque. À l’évoquer ici, je sens la mienne inhibée. Pourtant, l’influence de cette lecture n’est pas étrangère à la motivation qui m’a amenée à proposer un article sur ce thème. La volonté d’en partager ne serait-ce qu’une partie, d’encourager d’autres à y puiser quelque chose de tout aussi personnel. Le sentiment de responsabilité assorti à la liberté a trop souvent ce fâcheux effet secondaire : une sensation de vertige qui immobilise.

Tout le travail sur les pronoms, et la volonté politique qui le sous-tend est clairement mis en lumière dans les parties consacrées à l’Oppoponax et à Les Guerrillères. L’évocation de ce second ouvrage, promouvant le pronom « elles » pour le pluriel et même l’universel ne pouvait me laisser indifférente compte tenu de l’analogie de certaines des pistes que j’explore, comme évoqué précédemment. Le premier, usant de l’indéfini « on » a reçu le prix Médicis en 1964. Je n’ignore pas que chaque prix littéraire a une identité propre, et qu’elles ont parfois évolué au cours du temps. Je ne peux cependant pas m’empêcher de me questionner sur l’évolution de ce qui est primé, et au-delà, édité, quand je pense que c’est pour un ouvrage démontrant sa capacité à adopter une langue plus académique que Virginie Despentes a reçu le prix Renaudot en 2010 avec Apocalypse Bébé. Si le propos de l’auteure reste percutant, je suis parfois inquiète de ce qui est admis dans les canaux de diffusion culturelle les plus larges (mainstream, c’est pas très francophone). Il me semble que certains propos ne trouveraient pas à être retransmis aujourd’hui. Pour prendre un exemple nous renvoyant jusque dans les années 60, je me demande quelle maison de disque produirait Les nuits d’une demoiselle 19)  ces temps-ci malgré la diction et l’aplomb remarquables de Colette Renard, défunte auteure et interprète de cette savoureuse chanson.

J’en reviens à ce que j’ai retenu de La pensée straight, dès ces premières pages, de la partie éponyme. Monique Wittig y cite L’Idéologie allemande de Marx et Engels :

« Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose, du même coup, des moyens de la production intellectuelle, si bien que, l’un dans l’autre, les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises du même coup à cette classe dominante. Les pensées dominantes ne sont pas autre chose que l’expression idéale des rapports matériels dominants, elles sont ces rapports matériels dominants saisis sous forme d’idées, donc l’expression des rapports qui font d’une classe la classe dominante ; autrement dit, ce sont les idées de sa domination. 20)  »

Le langage me semble être le premier support véhiculant les productions intellectuelles. Mon besoin de le bousculer est bien lié au fait que celui en usage aujourd’hui est celui de la domination, y compris sexiste. Dénoncer chaque jour le sexisme ordinaire me laisse insatisfaitE. Faire attention à parler d’oppression (hétéro)sexiste et non de domination masculine, et expliquer pourquoi je préfère une expression à l’autre ne me suffit pas. Pour ne pas rester dans la seule posture de résistance (celle dans laquelle je m’épuise à m’indigner), j’ai besoin d’être en situation de pouvoir proposer. Proposer d’autres possibles, et ce de façons qui fassent sens, images, dans l’esprit de mes interlocuteurEs, ou s’il ne leur évoque rien encore, que mes mots, ou autres interventions, puissent inoculer quelque chose dans leur imaginaire, semer autre chose que la peur du chaos que j’ai trop souvent rencontrée.

Outre la façon dont tournure et syntaxe habituelles forment au moins une partie des habitudes de raisonnements et démonstrations logiques, le lexique disponible et/ou accessible permet ou non l’épanouissement de certaines réflexions. L’usage fréquent de certains termes, et notions associées, leur omniprésence peut engendrer une forme d’évidence les concernant. Ils se patinent de « naturel » et ne sont plus questionnés, ils entrent dans le domaine du « bon sens ». Leur revers n’est pas nommé « mauvais sens », mais simplement rejeté, considéré comme sans fondement (alors même qu’on est bien en peine de dire quel serait le fondement du dit « bon sens »). Le questionnement de l’ordre établi (qu’on le nomme politique, socioculturel, symbolique ou autrement encore) est perçu comme dangereux pour la paix sociale, donc à reléguer urgemment à la marge, souvent avec les personnes qui auront soulevé ces questions. On rencontre cette mécanique bien huilée sur de nombreux sujets, notamment ces derniers temps, autour de la remise en cause du système capitaliste. Me viennent en tête les propos de Franck Lepage 21)  : « Un philosophe aujourd’hui oublié, Herbert Marcuse, nous mettait en garde : nous ne pourrions bientôt plus critiquer efficacement le capitalisme, parce que nous n’aurions bientôt plus de mots pour le désigner négativement. 30 ans plus tard, le capitalisme s’appelle développement, la domination s’appelle partenariat, l’exploitation s’appelle gestion des ressources humaines et l’aliénation s’appelle projet. ». Ainsi, en avril 2013 on a pu voir et entendre, sur une chaîne publique un neurobiologiste n’envisager comme alternative au capitalisme que le régime de la Corée du Nord 22) . Cette peur de voir l’ordre actuel bousculé, et ce besoin de partager cette peur font écho à ce que j’ai rencontré de mon côté autour de la question de l’abolition du critère « sexe » dans l’état civil. Alors que tournent fréquemment sur les réseaux sociaux des textes se jouant de l’ordre des lettres arguant que : « Sleon une édtue de l’Uvinertisé de Cmabrigde, l’odrre des ltteers dans un mot n’a pas d’ipmrotncae… », j’avoue être plus curieuse d’entendre les spécialistes du cerveau m’éclairer sur les difficultés ressenties à la lecture de textes autrement retravaillés, tel cet extrait d’un autre volume de Monique Wittig, Le corps lesbien 23)  :

« M/a très délectable j/e m/e mets à te manger, m/a langue humecte l’hélix de ton oreille se glissant tout autour avec délicatesse, m/a langue s’introduit dans le pavillon, elle touche l’anthélix, m/es dents cherchent le lobe, elles commencent à le broyer, m/a langue s’immisce dans le conduit de ton oreille. »

C’est un retour qu’on me fait régulièrement concernant mes travaux 24) , jugés plus ardus en la matière que l’extrait reproduit ci-dessus. Et je peux confirmer que l’effort à fournir pour les composer n’est pas non plus des moindres.

Les mots sont importants (et vous savez certainement que je ne suis pas lae seulE de cet avis cf http://lmsi.net/). C’est la conviction dans laquelle j’ai grandi, une des réflexions que Monique Wittig a chéri de Sande Zeig, et ce que j’ai expérimenté comme je l’ai rapporté précédemment. La « bravitude », néologisme de Ségolène Royale, a largement été moquée 25) . Mais peut-être était-ce parce qu’il s’agissait de la première personne considérée comme femme en situation d’emporter la présidence Française. En d’autres temps, une telle prise de risque lexicale était perçue comme signe de la bonne éducation littéraire des personnalités s’y essayant. De mon expérience d’observateurE distraite des media, et de locuteurE, ici et maintenant, si tu aimes la langue française, tu respectes ce qu’en circonscrit l’académie… ou tu la quittes. Heu, non, ce qu’on m’a chanté comme refrain, c’était plutôt : ou tu ne t’en réclames pas, sur un plan littéraire, du moins (de part mon goût pour le pseudonymat je m’abstiens de donner le lien vers le forum où cette discussion a eu lieu). Difficile de se faire entendre dans ce genre de discussion, mes contradicteurEs refusant de se regarder de mon point de vue : en défenseurEs de langue morte, ou mortifère : qui me tue à ne pas me reconnaître. Je choisis de vivre dans ma langue. De parler et d’écrire dans une langue vivante.

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