Cha Prieur et Bruno Laprade
Existe-t-il un féminisme queer francophone? Avec son origine anglophone, l’ancienne insulte se prête parfois mal à l’importation. Sa diffusion mondiale ne cesse de poser des questions d’ordre éthique et épistémologique, notamment sur l’impérialisme du savoir euroaméricain, alors qu’ont émergé ces dernières années toutes sortes de critiques sur la blancheur du mouvement, ses angles morts et ses côtés utopistes. Sans parler des tensions entre universitaires et militant.e.s ou entre les diverses identités qui composent les collectifs. Le terme lui-même crée probablement une fausse impression de cohésion entre des contextes locaux diversifiés et des réalités éloignées. Pourtant, c’est bien parce qu’il y a appropriation de ces théories dans des foyers de résistances éparpillés qu’il faut reconnaître que leurs outils inspirent les individu.es à imaginer des transformations sociales libératrices. Ainsi, même en terres francophones, on a pu voir émerger des initiatives qui, si elles n’utilisent pas toujours le mot queer lui-même, en ont récupéré le cœur de l’analyse : la dénonciation des mécanismes de construction identitaire (dans leurs dimensions de genre, de race, de classe, de sexualité, etc.) dont certaines fonctions excluantes servent la reproduction des oppressions et des inégalités sociales.
Pour nous, le terme queer est politique. Il est à la fois déconstruction des rapports de domination et aménagement de nouvelles formes d’être au monde. Il n’est pas une fin en soi. Il ne s’agit pas d’un outil parfait non plus, mais à force d’autoréflexion et de critique, il permet d’avancer. Avec ce que cela comporte de tensions et d’angoisses, d’essais et erreurs, d’échecs et de petites victoires, de moments d’aveuglement et de lutte, le tout avec beaucoup de courage de la part des individu.e.s et des communautés trop souvent encore marginalisé.e.s. C’est pourquoi on croyait essentiel d’ouvrir le dialogue sur nos pratiques et nos espoirs, sur nos réflexions pas toujours complètes, quitte à se faire rentrer dedans. On est tout.e.s arrivé.e.s au queer par différentes voies, avec nos bagages troués et nos corps vulnérables, remplis d’expériences à raconter. On a été ébloui.e.s par certains textes, parfois académiques, souvent militants. C’est pourquoi on veut qu’il y en ait plus qui circulent, en français, en anglais, dans de multiples langues, dans des mots qu’on peut comprendre et qui nous rejoignent.
Ce numéro n’est qu’un lancement, pas un aboutissement. Parce qu’il fallait commencer quelque part dans nos ambitions. Parce que créer une revue soulève de nombreuses questions sur ce que l’on veut dire, comment on veut le faire, sur qui parle. Parce qu’il y aurait trop de choses à traduire, trop de coups de cœur. Trop d’inspiration ces dernières années issues des pensées du matérialisme queer, des queers of color, des personnes trans et intersexes, du milieu squat, de nos ami.e.s, de nos amours, etc.
Avec le thème Dimensions francofolles, on voulait se questionner sur la place du queer dans les milieux francophones. Réfléchir à sa traduction, à ses appropriations. Aborder les impacts d’une langue aussi genrée que le français sur les identités. Voir aussi ce qui se fait ici et là. Il y a beaucoup de milieux à rejoindre pour véritablement obtenir un portrait des différentes militances dans les milieux francophones, que ce soit de Belgique, de Suisse, des places francophones issues des phases successives de la colonisation française dans différentes parties du monde, mais également en France et au Québec. C’est aussi pour cela qu’on aimerait faire un petit retour autocritique sur la manière dont on a géré la création de la revue… En partant cette initiative, on a aussi été confronté.e.s aux scissions entre les façons de faire universitaires et militant.e.s. Au départ, on pensait naïvement séparer le contenu en sections académiques, militantes et artistiques. Mais rapidement est apparue l’absurdité de contribuer au maintien de ces divisions, qui ne servent en réalité qu’à nourrir les privilèges de classe et les systèmes de rendement comme Publish ou perish auxquels on n’adhère pas. Notre expérience en milieu universitaire, si elle a orienté nos premières tentatives d’organisation en nous faisant calquer le modèle des revues indexées et d’autoévaluation à l’aveugle, nous a surtout fait réfléchir sur ce qu’on lui reprochait et qu’on ne voulait pas récréer comme dynamique. Après tout, sur quelles bases exclure des textes, des voix, des paroles? Pouvait-on vraiment écarter une contribution sous le prétexte qu’elle n’était pas assez bien écrite? Quelle norme utilisions-nous pour juger des productions? Cela ne risquait-il pas de privilégier les façons d’écrire eurocentrées/occidentales et leurs standards de textes, en écartant les façons de faire de la recherche et d’écrire plus périphériques aux capitales francophones? Quel était notre but en fait? Faire une revue queer proprette ou, comme nous le proposions dans l’appel, créer une plateforme permettant de faire communiquer différents milieux queers pour être les plus inclusi.ve.s possibles?
Pour simplifier, l’expérience acquise grâce au numéro de lancement permet d’affirmer qu’on tient à créer une revue accessible et qu’on refuse la hiérarchisation entre les milieux académiques, militants et artistiques parce qu’on s’est vraiment rendu compte qu’ils étaient très étroitement imbriqués. On a retenu la leçon et on espère aller faire davantage d’entrevues, publier davantage de manifestes, ouvrir l’espace à d’autres types de contributions et d’accompagnement des auteur.e.s.
Ce numéro de lancement de RevuePolitiQueer se compose donc de sept textes. Le premier « Français, langue vivante » raconte le parcours d’Ariane Sirota, son cheminement entre plusieurs univers sociaux, militants et littéraires qui l’invitent à se positionner comme une militante du langage.
Rachele Borghi présente ensuite un texte sur les espaces queers. Elle revient sur l’histoire des études queers en géographie partant de l’influence des textes anglophones pour aborder ensuite les réalités francophones. Elle s’intéresse ensuite à la notion de performance et présente quelles perspectives sont attendues dans le développement des géographies queers en France.
Les membres de l’Observatoire des transidentités, Maud-Yeuse Thomas, Karine Espineira et Arnaud Alessandrin ont accepté de répondre aux questions de la revue sur la raison de leur investissement dans le champ des études trans, leurs réalisations et leurs projets après être revenu.e.s sur quelques définitions.
Viennent ensuite « Le manifeste des amours queers » de Kori Herrerra suivi de « Une critique du Manifeste des amours queers : contre l’anxiété de la performance queer » d’Alessia Acquistapace. Cet ensemble de textes, traduits par Rachele Borghi, traite des relations affectives queers en s’opposant à la norme du couple monogame et à la hiérarchisation des relations. Il est écrit pour ouvrir les possibles des relations affectives non normatives. Le manifeste pose cependant des bases ayant tendance à devenir des normes que sa critique vient remettre en cause.
Le texte « Je ne veux pas être soignée » parle de la pathologisation des personnes qui ont été assignées « femmes » à la naissance. L’auteur.e adopte une position féministe en dénonçant les privilèges masculins et des violences infligées dans les rapports de genre en interpellant directement les oppresseurs.
Enfin, Vincent Landry propose un article intitulé : « Virginie Despentes et l’autofiction théorique : étude de King Kong Théorie ». L’auteur s’intéresse aux notions de récit de Soi et d’autofiction en prenant pour exemple le livre de Virginie Despentes. Son but est également de montrer comment l’œuvre de Despentes s’inscrit dans une perspective féministe et queer.
Ces textes n’épuisent pas les possibilités de discussion de la thématique Dimensions francofolles. Il y aurait encore tant de choses à dire, tant de thèmes à explorer : la façon dont nous bâtissons nos relations, la théorie des affects, le capital culturel, les espaces courageux, les nationalismes sexuels, les transidentités, les identités en développement, le postcolonialisme, le transcapacitisme, les normes au sein des milieux queers, le racisme en milieu transpédégouine, les biopolitiques et les cyborgs, les licornes et notre rapport aux animaux fantastiques, nos difficultés à s’organiser, le plaisir et les corps…. Nous espérons que Revue PolitiQueer pourra devenir un espace d’expression partagé par toustes ceu.lle.s qui voudront y prendre part.
Remerciements
Cet appel a vu le jour en septembre 2012, il y a bientôt deux ans, plusieurs personnes ont pris la route avec nous. On pense ici à Mounia avec qui l’idée de la revue est né.e et à Karine qui a participé activement au travail d’évaluation, de gestion de l’avancée du numéro et d’organisation du comité. Pauline Haller nous a également créé un logo. Plusieurs personnes se sont offertes pour participer au comité de relecture, à défaut d’avoir le temps elles-mêmes de nous proposer des articles. On les remercie, car la revue ne serait pas sortie sans ielles, sans l’apport des auteur.e.s et l’engouement de toustes pour ce projet.