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RPQ #2

Introduction : perspectives critiques du manque

Cha Prieur et Bruno Laprade

 

Hommage à Mounia

Avant de vous présenter ce deuxième et dernier numéro de Revue PolitiQueer, nous tenons à rendre hommage à notre amie qui a cofondé la revue avec nous. Mounia Abousaid nous a quittés le 18 décembre 2016.

Cha

L’ironie du sort a voulu que le numéro que nous préparions ait pour titre « Perspectives critiques du manque ». Après plus d’un an et demi à tourner et retourner les événements dans ma tête, Mounia me manque toujours. Elle a été une merveilleuse étoile filante dans ma vie et j’ai encore du mal à accepter que je ne la reverrai plus. Je voulais donc ici vous raconter ce que Mounia a bien voulu me montrer d’elle.

J’ai rencontré Mounia à l’été 2011 à une permanence d’un groupe LGBT montréalais qui s’appelait Jeunesse Lambda. L’association proposait une visite racontant l’histoire du quartier du Village gai de Montréal. Pendant cette visite, j’ai beaucoup discuté avec Mounia. Elle était alors très jeune (elle avait 18 ans) mais elle était aussi très mûre, brillante intellectuellement, et d’une gentillesse qui m’a touché.e droit au cœur. C’est le genre de personne avec qui on a envie de passer du temps, des heures à discuter et je sentais cette même envie de son côté. Nous nous sommes revu.e.s une autre fois dans le cadre de cette association qui projetait un film LGBT (But I’m a Cheerleader). Puis, nous sommes retourné.e.s dans nos espaces de vie respectifs : elle à New York, moi à Paris.

Pendant l’année, nous avons un peu échangé. J’ai su que nous serions tou.te.s les deux à Montréal à l’été 2012. Nous nous sommes revu.e.s et nous avons beaucoup discuté, dans un premier temps de nos postures politiques. Elle m’impressionnait par son engagement militant précoce et déterminé. Elle était impliquée dans un militantisme LGBT/Queer, notamment lorsqu’elle faisait son stage à Projet 10, une association de lutte contre l’homophobie pour les jeunes montréalais.e.s. Mais elle travaillait aussi sur la manière dont les personnes racisées vivaient leur homosexualité, leur queerness et/ou leur parcours trans, leurs problématiques spécifiques dans la société et dans les communautés LGBTQ. Elle avait aussi une analyse politique très fine des questions d’homonationalisme. Mounia se reconnaissait dans les mouvements 2QTPOC.

Nous avons également beaucoup parlé de littérature et plus particulièrement des deux romans graphiques d’Alison Bechdel : Fun Home et Are You my Mother ? Lorsque j’ai trouvé son devoir sur Fun Home dans le paquet d’anciennes copies que sa mère m’a envoyé après son décès, je me suis dit qu’il fallait le publier, qu’il fallait qu’elle soit là avec nous, une dernière fois. Mounia était brillante et passionnée. J’aimais être proche d’elle, avec elle. Nous avons alors commencé à nous fréquenter plus assidument et avons entamé une relation intime. Parallèlement à cela, avec Bruno Laprade, avec qui elle travaillait à Projet 10, nous avons commencé à travailler sur le lancement de cette revue. Nous voulions travailler en croisant des approches académiques et militantes sur les questions queers.

Puis, très abruptement et sans que nous comprenions vraiment avec Bruno, elle a coupé la communication. Apparemment, elle a dû partir plus tôt que prévu (un problème avec Columbia) mais je sentais confusément qu’il y avait autre chose. Quelques mois plus tard, elle nous a écrit un mail avec Bruno pour s’excuser de ne pas avoir répondu mais qu’elle avait eu affaire à des urgences familiales et scolaires. Quelques mois plus tard, elle nous a dit que son semestre avait été rude et difficile « pour des raisons qu’elle ne détaillerait pas » mais qu’elle avait encore envie de s’impliquer dans la revue puis… plus rien. Nous n’avons plus eu de nouvelles pendant un an et demi. Je me suis beaucoup questionné pendant cet intervalle sur ma responsabilité personnelle dans notre relation, sur notre responsabilité avec Bruno dans le cadre de la revue, n’arrivant pas à comprendre ce départ précipité et surtout cet interminable silence.

Puis, un jour de juillet 2014, j’ai reçu un courriel, où elle tenait à s’excuser d’avoir disparu à la fois par rapport à la relation que nous commencions à vivre et ce projet de revue. Elle m’a alors expliqué qu’elle était tombée en dépression à l’été 2012 (moment auquel nous nous étions rencontré.e.s) et elle parlait aussi de « maladive anxiété ». C’était la première (et la dernière) fois qu’elle me parlait de la difficulté de vivre avec cette dépression tout en se culpabilisant et se rabaissant parce que d’autres personnes y arrivaient sans doute mieux qu’elle. Pourtant, son courriel m’a fait penser que cette période était derrière elle mais je n’ai pas eu plus de précisions que cela. Mounia me semblait être une personne secrète qui avait du mal à communiquer sur ses souffrances alors qu’elle était très souvent à l’écoute de celles des autres. Après ce courriel qui m’a fait penser qu’elle allait mieux, j’ai échangé quelques messages via Facebook jusqu’à l’année dernière. Depuis, je n’avais plus de nouvelles hormis celles qu’elle postait sur Facebook. J’ai découvert qu’elle était décédée quelques jours après sa mort… toujours sur Facebook. Ce fut un choc ! Elle est morte à Columbia et le contexte universitaire dans lequel elle vivait n’y était pas pour rien. Ca m’a mis extrêmement en colère. Depuis, je me dis que même dans une des universités les plus réputées du monde, l’encadrement psychologique laisse gravement à désirer alors que ces universités demandent aux étudiant.e.s de se consacrer à 200% à leurs études. J’ai ressenti, et ressens encore, beaucoup de rage envers ces systèmes universitaires qui ne prennent pas en compte les personnes queers, les personnes racisées, et encore moins les personnes à l’intersection des rapports de domination.

Mounia me manque. J’aurais aimé continuer à développer un lien avec elle mais les planètes ne semblaient pas alignées pour que cela se passe dans cette vie. Dans mes croyances personnelles, je n’ai aucun doute sur le fait que nous nous rencontrerons ailleurs et je garde avec moi son magnifique sourire, son humour incroyable, sa lumière intérieure qui laissait rayonner une douce chaleur vers les personnes qui l’entouraient. Mounia est réellement une des personnes les plus intelligentes que j’ai connues. Je ne parle pas seulement d’érudition mais d’un savoir souple et délicat, jamais péremptoire. Je parle d’une personne à l’écoute, d’une grande droiture et d’une belle générosité. Mounia est une personne que j’ai aimé.e et qui reste dans mon cœur.

Bruno

J’animais une visite guidée du Village gai, probablement pour Jeunesse Lambda bien que ma mémoire n’en soit pas certaine. C’est là que j’ai souvenir d’avoir rencontré Mounia. Il me semble que c’était l’été 2011 et Mounia détonnait du groupe, par son calme, son intérêt, ses questionnements. J’avais envie d’en savoir plus sur elle et on se saluait lors des événements queers de la ville où l’on s’est croisé cette saison-là. Je n’ai pas souvenir de l’avoir vue de l’hiver. C’était une surprise de la voir réapparaitre par sa candidature pour l’emploi étudiant à Projet 10, un groupe montréalais pour les jeunes LGBTQ où je travaillais. Elle y postulait comme animatrice du camp d’été et organisatrice de notre contingent jeunesse au défilé de la Fierté. Elle avait ébloui tout le comité lors de son entrevue et elle avait été notre choix unanime, de par sa capacité de coordination et ses valeurs.

Je regrette de n’avoir aucune anecdote à partager sur cette époque sinon que l’été s’est bien passé et que Mounia avait fait une job incroyable. On s’était bien entendu et bien amusé. Il reste sans doute des photos de son passage sur les serveurs de l’organisme, trace électronique, et dans le cœur des participant.e.s.

Peu importe qui de Cha ou moi lui avait parlé du projet de revue, mais elle avait embarqué tout de suite. Notre première réunion a eu lieu sur une table à pique-nique dans un parc, à trois. On avait eu le temps de rédiger le premier appel. Puis elle était partie en catastrophe vers New York. En novembre, je visitais cette ville et l’on devait interviewer ensemble Jim Hubbard, le fondateur d’un festival de films queers expérimentaux. Elle n’était pas à l’entrevue mais je crois l’avoir salué au festival, sans avoir pu lui parler longtemps. C’est du moins ce que je retrouve dans mes courriels. Le dernier de sa part remonte au 3 décembre 2012.

Mounia me manque. Même mes souvenirs me trahissent et m’en laissent peu de choses. Elle est des feuilles de temps, des débuts de conversation sur Gmail, un code de la bibliothèque de Colombia, qu’elle m’avait envoyé pour qu’on s’échange des textes queers. Il ne reste que cette image mentale d’elle comme ayant une personnalité éblouissante, intelligente et sensible, que j’aimais beaucoup. Quelqu’un qui a disparu trop vite de ma vie, sans que je m’aperçoive sur le coup de cette place qu’elle y avait prise.

Aujourd’hui, nous souhaitons en nos noms propres et au nom de la revue lui rendre hommage et lui dédier ce numéro parce qu’elle nous manque chaque jour, et son intelligence et sa chaleureuse bienveillance manquent au monde.

Difficultés pour finir ce numéro

Dans cette introduction, il nous faut également revenir sur notre difficulté à aller au bout. La publication de ce numéro a demandé 4 ans d’efforts. Le lancement de l’appel à textes s’est fait en 2014. Nous avons failli jeter l’éponge. Le décès de Mounia nous a tous les deux impactés, et pendant un long moment il n’a plus été possible de travailler sur ce projet qui rappelait sans cesse le fantôme de Mounia.

Puis, nous nous sommes dit qu’on pouvait le faire pour elle : finir et raccrocher les gants. Revue PolitiQueer aura deux numéros à son actif. Nous aurons participé à notre mesure à la diffusion de textes queers, et c’est ce qui compte. D’autres le font maintenant dans d’autres revues et nous en sommes ravi.e.s.

Présentation des textes

Nous retournerons respectivement à d’autres projets queers avec le plaisir d’avoir mené au bout ce deuxième numéro dont nous sommes fièr.e.s de présenter les textes. On y aborde différentes zones manquantes au premier numéro, en premier lieu la question du racisme. La traduction de l’article de Judith Butler par Céline Mouzon s’intéresse ainsi à l’utilisation des images et leur mise en récit du procès de policiers de Los Angeles ayant passé à tabac Rodney King, un Étatsunien noir. Cette histoire de 1991 provoqua différentes émeutes et s’inscrit dans la malheureusement longue histoire américaine des tensions raciales et de la brutalité policière qui se poursuit aujourd’hui. Gabriel Semerene et Izadora Xavier nous proposent également de revoir nos conceptualisations des sujets de la diversité sexuelle, souvent occidentaux-centrées, en entrecoupant théories décoloniales et queers provenant des sud globaux. Iels nous dressent ainsi un panorama de théorisations des identités provenant à la fois de l’Amérique du Sud et du Moyen-Orient. Deux textes proposent également des perspectives trans sur leurs objets habituellement traités d’un point de vue cis. Clark Pignedoli revient sur la manière dont les pratiques de Drag King peuvent être des espaces hétérotopiques, de subversion de l’hétéronormativité et de la cisnormativité. De son côté, Caroline Trottier-Gascon met en lumière la psychiatrisation encore en usage dans la séparation entre les identités trans et les questions de neurodiversité, venant nier l’existence des personnes trans autistes. D’autres apports philosophiques portent davantage sur les textes canoniques et leurs effets sur l’utilisation des savoirs. Matthew R. McLennan, dans une traduction de Philippe-Antoine Hoyeck, nous propose une lecture de la négativité queer et son utilisation dans les courants d’ultragauche tandis que Cornelia Möser revient sur la réception française de Gayle Rubin en revisitant ses positions. Quant à elle, Émilie Dionne s’intéresse aux effets de précarisation qu’a amenés l’institutionnalisation du féminisme. À partir de nouvelles approches matérialistes, elle propose une culture départementale du tissage pour y remédier. De son côté, la Lettre à Nouk poursuit les réflexions du premier numéro de la revue en nous faisant part de sa réflexion sur le manque dans les relations affectives et/ou sexo-affectives en préférant s’engager dans les chemins de l’anarchie relationnelle. Ces relations que nous établissons entre nous sont aussi au cœur du texte de Mounia Abousaid, traduit par Cha Prieur. Elle y analyse la façon dont Alison Bechdel illustre dans Fun Home l’aspect transitoire du queer, ayant pour conséquences de multiples conceptions, dissensions et cohabitations de visions sur la sexualité.

Remerciements

Nous remercions Judith Butler d’avoir accepté de céder les droits de traduction pour « Endangered/Endangering: Schematic Racism and White Paranoia »

Merci à tout.e.s les relecteur.ice.s de dernières minutes qui ont permis à ce numéro d’exister !

 

[1] Voici le site des Lavender Prophets : https://lavenderprophets.wordpress.com/

RPQ #2

Les racines de l’incompréhension. Fun Home : différentes définitions de la sexualité et de la communauté queer

Mounia Abousaid
Traduction : Cha Prieur

Mounia Abousaid est une des fondatrices de la revue Politiqueer.

Texte original en anglais disponible ici en version PDF.

La renommée d’Alison Bechdel en tant qu’artiste est née de sa bande dessinée publiée des années durant s’intitulant Dykes to Watch Out For. Il s’agissait d’une satire de la culture lesbienne qu’Alison Bechdel contait et disséquait. Bien qu’elle ait semblé changer son orientation artistique lorsqu’elle a publié Fun Home – Une tragicomédie familiale, la queerness est restée un thème principal de son travail. En effet, Fun Home se concentre sur l’exploration de la relation de Bechdel avec son père – une relation qui s’articule en grande partie autour de la queerness des deux personnages. En effet, elle analyse et explique sa conception de la sexualité et sa relation à son propre lesbianisme au fil des pages de ses mémoires. En raison de sa focalisation sur différentes conceptions de la sexualité, Fun Home permet au lecteur.ice.s d’explorer les questions suivantes : comment les idées sur (l’homo)sexualité s’élaborent-elles? Qu’est-ce qui les fait bouger ? Quel effet a cette variation ?

Le présent essai sera consacré à répondre à ces questions en faisant valoir que Fun Home illustre la manière dont les identités queers sont bien plus éphémères que d’autres idées à propos de la sexualité car elles se déplacent incroyablement vite. Je tenterai également de voir les conséquences que cela entraîne pour les communautés queers en général.

Tout d’abord, regardons comment la queerness est construite et comment cela se manifeste dans Fun Home. L’un des enseignements les plus précieux de l’Histoire de la sexualité de Michel Foucault est l’idée que la sexualité est socialement construite. En effet, comme le résume David Halperin, Foucault nous montre que si « le sexe n’a pas d’histoire » parce qu’il est un « fait naturel, fondé sur le fonctionnement du corps« , « la sexualité est une production culturelle » qui représente « l’appropriation du corps humain […] par un discours idéologique“. (Halperin, 1989, 257). La sexualité est la façon dont chaque contexte culturel interprète et contextualise le sexe. Elle est donc éminemment relative car elle change en fonction des différents contextes culturels.

Mais comment une culture conditionne-t-elle la façon dont les individus abordent un sujet aussi incarné, aussi apparemment immédiat que la sexualité ? Eh bien, Foucault répond aisément, à travers le discours. Tout le discours entourant la sexualité dans la société – des théories académiques aux feuilletons télévisés, de la pornographie aux « exposés » que les parents font à leurs enfants – produit la façon dont nous abordons le sexe. Rien dans notre relation avec la sexualité n’est « naturel » – tout est produit par le discours et est construit socialement.

Par conséquent, à mesure que le discours change, à mesure que la culture change avec le temps, la sexualité et les façons de voir le sexe changent avec lui. Ce changement n’est guère transparent – en effet, une conception de la sexualité ne disparaît pas complètement avant que la nouvelle n’apparaisse. Le nouveau est élaboré tandis que l’ancien est encore présent dans l’esprit de beaucoup, puisque la culture elle-même change très progressivement et lentement. Il semble donc qu’il existe des situations dans lesquelles différents cadres et discours pour théoriser le sexe cohabitent – même s’ils se contredisent.

C’est le cas dans Fun Home. Les deux figures queers des mémoires, Alison Bechdel et son père, ont évidemment deux manières différentes d’envisager leur sexualité. Elle est une lesbienne extravertie et fière. Lui, alors qu’Il est attiré par d’autres hommes, est dans un mariage hétérosexuel, n’a pas l’intention de le quitter et ne se conçoit même pas nécessairement comme homosexuel. Il ne semble pas concevoir son comportement comme contradictoire ou hypocrite, alors qu’il est incompréhensible pour Alison. Elle tente méthodiquement d’y donner un sens en mettant en scène la vie de son père comme un résultat de l’homophobie et de la répression – parce qu’elle ne peut concevoir d’autres raisons à son comportement que la honte et le désir de se distancier d’une homosexualité qui se vivrait ouvertement.

Examinons cela de plus près : quels discours ont été utilisés pour produire leur compréhension respective de leur sexualité, et qu’est-ce qui a conduit à une compréhension différente ?

Considérant que l’un des thèmes principaux des mémoires de Bechdel est l’analyse de la sexualité, l’auteure décrit de nombreux discours qui ont façonné sa conceptualisation de son homosexualité et celle de son père. Il existe également une source de discours communs, évidente dès le début du livre, qui a influencé la sexualité des deux personnages : la littérature.

Dans son interprétation méticuleuse des souvenirs de son père, le seul élément permanent de sa vie quotidienne qui fasse même vaguement allusion à sa queerness est la littérature. En effet, il nous est toujours montré avec des livres qui présentent un sous-texte homoérotique : À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, Ulysse de James Joyce et Portrait de l’artiste en jeune homme.

Les livres ne sont pas seulement une représentation omniprésente de la queerness dans la vie de Bruce Bechdel, mais ils sont aussi présentés comme une façon centrale de se penser lui-même. Par exemple, considérons la vignette suivante :

Son exclamation « Tu as intérêt à t’identifier à chacune de ces pages » est représentative du rôle que la littérature joue dans sa vie : il s’identifie intensément aux personnages et aux livres, et se rapporte à eux à un niveau très personnel. On nous dit que les livres sont le cœur de son identité et que les livres dont on se soucie le plus sont centrées autour de thèmes queers. Le fait que la littérature soit le type de discours le plus central à la production de

Cette idée est encore renforcée par le fait que la seule façon dont Bechdel communique la queerness de son père se fait à travers la littérature notamment dans le quatrième chapitre de Fun Home, « À l’ombre des jeunes filles en fleurs » (qui est le titre du deuxième volume d’À La recherche du temps perdu), où Bruce Bechdel est largement comparé à Marcel Proust lui-même. Les vignettes le montrent jardinant et s’occupant soigneusement les fleurs, tandis que les légendes décrivent la scène du Côté de chez Swann où le narrateur voit Gilberte dans le jardin de Swann et tombe automatiquement amoureux d’elle. Quand Alison Bechdel finit de décrire la scène de Proust, la dernière légende dit : « s’il y eu jamais pire reine-des-prés que mon père, c’était Marcel Proust ». C’est la première fois qu’Alison Bechdel nomme clairement l’orientation sexuelle de son père, plutôt que de l’insinuer fortement, et c’est dans le contexte d’une référence liée à la littérature.

La littérature est également essentielle à la formation de l’identité d’Alison. Dans le troisième chapitre de Fun Home, « Cette antique catastrophe », elle raconte son coming out comme suit :

« Je découvris à dix-neuf ans que j’étais lesbienne d’une façon conforme à mon éducation livresque. J’avais des doutes depuis l’âge de treize ans… quand j’avais découvert le mot à cause de son alarmante prédominance dans mon dictionnaire. Puis un autre livre – parlant de gens qui avaient dissipé leurs propres doutes – vint enrichir cette définition « . (Bechdel, 2006, 78)

Ces quelques phrases étaient les légendes d’une série de vignettes qui montraient une Alison Bechdel à l’époque de l’université, trouvant un livre sur un thème gay.

Bechdel réalise son homosexualité, fait le grand saut de désirs simplement anonymes à une identité à part entière quand elle fait face à un livre qui lui présente une façon de les conceptualiser.

Si le même type de discours – c’est-à-dire la littérature – est au centre de la conceptualisation de la sexualité par les deux Bechdel, alors pourquoi sont-ils si différents ? La réponse semble être une tautologie : c’est à cause de leur contenu. Les livres fondateurs pour Bruce Bechdel sont de Wilde, Joyce et Proust. Ce sont Gatsby le magnifique et Portrait de l’artiste en jeune homme. En tant que telle, l’idée d’intérioriser le désir envers des personnes de même sexe ne contredisait pas le fait d’être marié et d’être attiré vers le même – un concept de désir envers les personnes de même sexe produit par le contexte du XIXe siècle. Dans ce contexte, l’idée de l’homosexualité comme une facette essentielle de l’identité, qu’il faut proclamer et libérer n’existe pas.

D’un autre côté, la littérature sur laquelle l’identité d’Alison est constituée est hautement politique. La vignette dans laquelle elle fait son coming out à elle-même grâce à un livre montre également son titre : Word is Out. Et les livres qu’elle continue à lire à la suite de son coming out sont des œuvres comme Lesbian/Woman de Del Martin et Phyllis Lyon, ou Lesbian Nation de Jill Johnston. Ce sont toutes des œuvres qui mettent l’accent sur l’identité queer, qui est essentielle et centrale pour le soi – ainsi que le coming out et la visibilité comme moyen de libération.

Le corpus d’œuvres, pour ainsi dire, qui constitue l’identité d’Alison est fondamentalement différent de celui de son père. C’est là que réside la racine de leurs différents points de vue sur la queerness et donc la dernière incompréhension. Lorsqu’elle essayait de faire correspondre la vie de son père avec un récit d’homophobie et de répression, elle ne découvrait pas sa véritable identité. Au contraire, elle projetait sur elle une idée du désir envers les personnes de même sexe pour se relier à lui :

Elle projetait sur lui sa “vérité érotique” sans découvrir celle de son père.

L’importance des livres dans la constitution des identités d’Alison Bechdel et de son père, ainsi que la dissonance qui en résulte sont importantes car elles sont représentatives de ce qui se passe dans les grandes communautés queer.

En effet, les livres jouent un rôle dans la formation de l’identité queer. Comme Valerie Roby (2010) l’explique dans son article d’archive à propos de Fun Home :

« Il ne devrait pas être surprenant que les queers soient responsables de leurs cathexies liées à une bibliothèque interne. Quels genres de personnes, après tout, doivent rechercher qui elles sont ? Ceu.lle.s dont la différence est antifamiliale, somatiquement non marquée, culturellement voilée et potentiellement honteuse sont attirés par les empilements solitaires et la recherche secrète, où les archives permettent l’auto-définition (Roby, 2010, 355)

Du fait de la nature de la queerness, les personnes qui éprouvent du désir envers des personnes de même sexe le font en dehors d’une communauté – à moins qu’iels ne soient les enfants de parent.e.s homosexuel.le.s, ce qui est encore plutôt rare. Par conséquent, l’identité queer est définie à travers une exploration des médias extérieurs, qui passe le plus souvent par la littérature – parce que c’est la seule chose qui définira ce que veut dire être queer et ce que cela implique.

En raison de l’isolement d’une communauté plus large dans la vie réelle avant de faire son coming out, un sens de soi queer est ainsi défini à travers les écrits (et de plus en plus, les médias) disponibles. C’est magnifiquement illustré par le poème de Nicole Brossard « Mon continent » (cité par Didier Eribon):

« Mon continent pluriel de ceux qui se sont signés: Djuna Barnes, Jane Bowles, Gertrude Stein, Natalie Barnet, Michèle Causse, Marie-Claire Blais, Jovette Marchessault, Mary Daly, Adrienne Rich, Colette et Virginie, d’autres femmes noyées … » ( Eribon, 2004, 87)

Pour cette raison, la queerness est fondamentalement instable. Les œuvres qui définissent initialement un individu, avant qu’elles ne forment un sens du soi queer, et donc avant qu’elles ne rejoignent la communauté, sont basées sur ce qu’un individu « arrive à trouver » plutôt qu’un en dehors du canon établi. Par conséquent, les travaux les plus proches seront ceux disponibles à ce moment-là et dans ces circonstances particulières. Ce sera très différent d’une génération à l’autre, et ainsi des concepts différents de queerness seront produits. Parce que le moment de la réalisation, de la révélation de soi et de la théorisation de la queerness se produit en dehors de la communauté, l’identité queer n’a pas la continuité que la culture dominante produit – et donc se déplace beaucoup plus rapidement.

Un corollaire intéressant à considérer est que la queerness et sa définition dépendent des produits culturels. Cela renforce l’argument de John D’Emilio selon lequel l’identité homosexuelle est un produit du capitalisme : la constitution même de l’identité queer repose sur la production massive de médias et du type d’identité qui dépend de la façon dont les médias décrivent le désir envers des personnes de même sexe. En d’autres termes, c’est une identité qui est éminemment axée sur le marché – et la manière dont les plus jeunes penseront leur sexualité dépend de l’accessibilité d’émissions et de séries comme Glee, The L Word ou d’autres moins mainstream … Cela nécessite une distribution plus large.

Cependant, le point le plus frappant est qu’il y a donc constamment différents discours et manières de conceptualiser la sexualité qui coexistent dans les communautés queers – chacune correspondant le plus souvent à une génération différente. Et comme avec Alison Bechdel et son père, les différents discours conduisent à un manque de compréhension, un fossé qui mène finalement les parties concernées à s’éloigner l’une de l’autre.

Cela pourrait très bien être l’un des nombreux éléments qui empêchent les communautés homosexuelles d’être aussi transgénérationnelles qu’elles pourraient l’être : les différentes générations sont non seulement tenues à l’écart par les différences d’expérience, mais aussi par des différences dans leur façon de penser. Ce n’est pas seulement que des expériences variées font qu’elles n’ont pas beaucoup en commun, mais elles parlent de fait des langues différentes : même les points communs dans la façon de penser leur queerness de la même manière n’est pas présente.

En conclusion, lire Fun Home d’Alison Bechdel et regarder les représentations de la sexualité que le livre contient propose un éclairage intéressant sur la façon dont l’identité queer est produite. À l’instar des Bechdel, leur sens de se vivre comme queer, leur façon de penser leur sexualité est produit par la littérature … Et dans une certaine mesure, par les médias en général. À cause de cela, la queerness semble être une identité beaucoup plus transitoire – qui à son tour conduit à des conceptions différentes de la sexualité coexistant dans la communauté en même temps, provoquant des dissensions et de l’incompréhension internes à cette communauté.

 

Bibliographie

Bechdel Alison. 2006. Fun Home, A family Tragicomic, Houghton Mifflin Harcourt

D’Emilio John. 2004. “Capitalism in gay identity”

Eribon Didier and Michael Lucey. 2004. Insult and the Making of The Gay Self, Duke University Press Books.

Foucault Michel. 1978. The History of Sexuality 1-3, New-York, Random House.

Halperin David. 1989. “Is there history of Sexuality?”, History and Theory, numéro 28, volume 3, p.257-274.

Rohy Valerie. 2010. “In the Queer Archive”, GLQ: A Journal of Lesbian and Gay Studies, Volume 16, Numéro 3, p. 341-361.

 

RPQ #2

Il est grand temps de parler de Gayle Rubin

Cornelia Möser

Cornelia Möser est chargée de recherche au CNRS et travaille au Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (Cresppa) dans l’équipe GTM.

Elle est auteure de Féminismes en traduction. Théories voyageuses et traductions culturelles publié aux Éditions des archives contemporaines en 2013 et travaille actuellement sur la sexualité dans la pensée féministes et LGBTQ en France, en Allemagne et aux États-Unis depuis les années 1960. 

Le titre est repris et traduit du titre de l’intervention de Susan Stryker à la conférence Re-Thinking Sex, publiée dans l’ouvrage de Heather Love (2011).

 

« Il est grand temps de parler du sexe. Pour certains, la sexualité peut être un sujet inintéressant, une distraction frivole qui ferait perdre de vue ces problèmes plus cruciaux que sont la pauvreté, la guerre, la maladie, le racisme, la famine ou l’extermination de tous par des armes nucléaires. Mais c’est précisément dans des temps comme les nôtres […] que les gens sont le plus susceptibles de sombrer dans une folie dangereuse portant sur toutes les questions de sexualité. […] Les querelles sur la conduite sexuelle deviennent fréquemment un moyen de détourner l’attention du public des autres causes d’anxiété sociale et de les décharger de leur intensité émotionnelle. C’est précisément pour cela que l’on se doit d’accorder une attention toute particulière à la sexualité en période de fortes tensions sociales.

Le domaine de la sexualité définit des interactions politiques, des formes d’inégalité et d’oppression qui lui sont propres. […] Elles sont traversées par des conflits d’intérêt et des manœuvres politiques, tant délibérés qu’accidentels. En ce sens, le sexe est toujours politique. Mais il y a des époques à travers l’histoire où la sexualité fait l’objet de conflits politiques plus âpres et plus ouverts. C’est à de telles époques que les limites de la vie érotique sont, en pratique, renégociées. » (Rubin, 2010, 136-137)

Gayle Rubin coupée en deux. La réception féministe d’une pionnière queer

En France, dans la recherche féministe dominante on a souvent senti le besoin de couper Gayle Rubin en deux. On sépare la Rubin brillante, jeune étudiante aux connaissances théoriques et à la capacité d’analyse éblouissantes, auteure d’un premier texte, « Le marché aux femmes[1] », de la Rubin tardive, « antiféministe » et « perverse », de Penser le sexe (2010). La recherche féministe dominante aimerait bien pouvoir se débarrasser de celle qui, selon elle, salit l’image morale du féminisme ; si seulement on pouvait la séparer de l’auteure du classique féministe « Le marché aux femmes ». Par « recherche féministe dominante » je désigne celles et ceux qui lors de la dernière moral panic lancée par la Manif pour tous au début des années 2010 n’ont pas trouvé mieux à faire que de nier l’existence des théories du genre, occulter la critique épistémologique et le caractère politique du champ de recherche qui l’organise et défendre des différences biologiques entre hommes et femmes d’un geste aussi désespéré qu’hypocrite. Observer dans le travail de Rubin le changement de ton qui est le résultat de nombreuses humiliations et violences durant les « sex wars[2] » féministes peut facilement produire une ambiance fataliste. Ne pas tomber dans cette ambiance est la tâche difficile pour la rédaction d’un article sur son œuvre, ici et maintenant.

La sexualité a toujours été un thème controversé au sein du mouvement et de la recherche féministes, car ces mouvements étaient divisés entre certaines factions qui demandaient la libération de la sexualité et d’autres pour lesquelles celle-ci ne constituait qu’un outil d’exploitation et d’oppression des femmes par le patriarcat. Ce contexte politique ne peut pas être ignoré lorsqu’on écrit sur l’œuvre de Gayle Rubin. Au lieu de la couper en deux, cet article cherche plutôt à trouver les fils rouges qui traversent son œuvre. C’est pourquoi il sera structuré par les aspects de continuité dans son travail. D’abord, je souhaite présenter la pensée féministe matérialiste de Gayle Rubin, qui est matérialiste d’une manière différente de celle qu’on connaît en France. Ensuite, je souhaite la présenter en tant qu’anthropologue queer féministe et ethnographe d’inspiration, qui a non seulement posé des jalons dans l’étude des subcultures sexuelles, mais qui – par sa pratique scientifique même – a contribué de façon essentielle à une interrogation critique de l’anthropologie. Après avoir présenté quelques éléments importants des « sex wars » féministes, qui serviront à mieux comprendre l’historicité du travail de Rubin, nous discuterons les enjeux théoriques de la proposition avancée par celle-ci visant à fonder un champ de recherche sur la sexualité qui serait distinct des études de genre, pour finalement clore sur l’actualité de son travail.

Gayle Rubin  : une féministe matérialiste

Gayle Rubin est souvent décrite comme l’une des fondatrices des théories du genre ayant traduit ce concept de la psychologie vers la recherche féministe. C’est notamment « Le marché aux femmes », son article canonique, qui est cité à ce propos. Dans l’introduction au recueil rassemblant ses textes les plus importants, Deviations, publié en 2011, elle explique comment ce texte, comme les autres aussi d’ailleurs – est, pour elle, un condensé du temps (tel l’ambre jaune), des débats en cours et de l’histoire de la pensée féministe. Dans un entretien avec Judith Butler (Rubin et Butler, 2001), elle déclare qu’elle n’aurait jamais pensé que cet article, qui initialement était un mémoire rédigé dans le cadre d’un cours d’anthropologie, allait avoir un tel succès. Elle n’avait que 25 ans quand elle l’a écrit et pensait qu’au plus cinquante personnes liraient ce texte, qui désormais fait partie du canon de la recherche féministe et des théories du genre.

Dans cette perspective, Rubin est une French feminist dans le sens avancé par Christine Delphy[3], car elle introduit activement la pensée de Michel Foucault[4] dans la recherche féministe étasunienne. Elle-même explique le succès de l’article par son timing : en 1969, « Les structures élémentaires de la parenté » ainsi que l’article de Louis Althusser sur Freud, Lacan et Lévi-Strauss venaient d’être traduits en anglais, à son université du Michigan ; et un groupe de chercheuses (elles n’étaient pas les seules, mais parmi les premières) discutait de la possibilité de développer une anthropologie féministe. Rubin décrit donc son travail comme étant le résultat de l’accès aux traductions d’Althusser et de Lévi-Strauss et de la disponibilité du genre comme catégorie de pensée, mise de l’avant par la publication en 1972 de Man and Woman, Boy and Girl de John Money et Anke Ehrhardt (Rubin, 2011, 14-15). Si elle voit des similarités entre ses propres recherches et les travaux de Juliet Mitchell (entre autres l’ouvrage de cette dernière intitulé Féminisme et Psychanalyse; 1974) ou le projet du groupe Psychanalyse et Politique, en France[5], la perspective de Gayle Rubin demeure différente surtout en raison de son positionnement politique.

Mais « Le marché aux femmes » n’a pas seulement été crucial pour la fondation des théories du genre et d’une anthropologie féministe ; il s’inscrit aussi, je pense, par son engagement marxiste et engelien, dans une lignée de féminisme matérialiste – non pas dans la tradition française des « classes de sexe[6] », mais dans une réflexion plus générale du féminisme des années 1960 et 1970 sur le rapport entre inégalité matérielle et politique du genre. Rubin avance dans « L’économie politique du sexe » une définition du « système sexe/genre » qui se veut une alternative au concept de patriarcat, lequel ne lui semble pas permettre la prise en compte de la variabilité historique et culturelle des différents arrangements sociaux qui transforment la sexualité « biologique » en produit de l’activité humaine. Au lieu de décrire l’oppression des femmes avec Marx (qui ne seraient que l’armée de réserve du capitalisme), elle souhaite analyser le genre en tant que structure fondamentale du capitalisme. Comme elle le formule dans cette phrase clé de son article : « Le sexe est le sexe, mais ce qui est considéré comme sexe est également défini et acquis culturellement. » (Rubin, 2010, 33) En somme, tout comme le capitalisme qui n’est qu’une variante historique et culturelle de l’organisation de l’économie, le patriarcat n’est qu’un cas de figure des systèmes sexe/genre. Rubin recourt au concept de double reproduction décrit par Friedrich Engels ; c’est-à-dire la reproduction, d’une part, des conditions de vie (alimentation, vêtements, etc.) et, d’autre part, de la vie même, donc des humain.e.s. C’est notamment en relation à cette deuxième partie concernant la reproduction que le terme de patriarcat lui semble insuffisant. Elle explique ainsi la motivation du système sexe/genre : « c’est utiliser un terme neutre qui se réfère au domaine et indique que l’oppression n’y est pas inévitable, mais est le produit des rapports sociaux spécifiques qui l’organisent. » (Rubin, 2010, 35)

Poursuivant le projet d’Engels, Rubin se tourne vers Lévi-Strauss pour mieux comprendre les liens de parenté et leur rôle dans la construction des systèmes sexe/genre. À partir des observations de Marcel Mauss sur le don ainsi que de ses propres observations sur le tabou de l’inceste, Lévi-Strauss cherche à décrire la construction sociale et la division des tâches de travail. Pour Rubin, cette division du travail contribue fortement à dresser en tabou la similitude et l’égalité des femmes et des hommes. Les systèmes de parenté « sont composés de formes concrètes de sexualité socialement organisée, et les reproduisent. Les systèmes de parenté sont des formes observables et empiriques des systèmes de sexe/genre » (Rubin, 2010, 36). Mais ce système sexuel qui produit les hommes et les femmes en dépit de leur similitude est le même système qui produit des homosexuel.le.s et des hétérosexuel.le.s. Afin de soutenir cet argument, Rubin se sert du travail de Sigmund Freud – selon elle, une théorie féministe manquée (Rubin, 1998). Elle s’intéresse surtout aux lectures que Jacques Lacan fait de son œuvre, car elle considère que celui-ci, par sa perspective linguistique et symbolique, efface l’approche biologique qui est encore présente chez Freud. « Lacan émet l’idée que la psychanalyse est l’étude des traces que laisse dans le psychisme des individus leur recrutement dans les systèmes de parenté », écrit ainsi Rubin (2010, 58). Elle trouve dans la psychanalyse une description des mécanismes qui transforment des enfants androgynes et bisexuels en garçons et en filles. En ce sens, le complexe d’Œdipe serait un dispositif de production de personnalités sexuelles similaire au dispositif qui, dans le capitalisme, transforme les personnes en force de travail en exigeant une certaine forme de personnalité des ouvriers et ouvrières, et une autre des patron.ne.s. L’application de stéréotypes culturels aux organes génitaux prive les femmes de leur libido en les forçant d’abandonner celle-ci si elles veulent s’extraire de la crise d’Œdipe et s’assimiler aux règles et tabous de l’hétérosexualité compulsive, qui est elle-même le résultat des liens de parenté. C’est pourquoi Rubin appelle à une révolution des liens de parenté afin de combattre le système sexe/genre qui est fondé sur une hétérosexualité compulsive : « La parenté est la culturalisation de la sexualité biologique au niveau de la société » (Rubin, 2010, 58), et la révolution féministe est censée libérer les formes d’expression sexuelle.

Rubin note tout de même que, si les travaux de Freud et de Lacan permettent au féminisme d’isoler le sexe et le genre du mode de production, ni l’un ni l’autre des deux auteurs n’interroge le sexisme dans ses descriptions – une tâche qui reste donc à accomplir pour le féminisme. Cet article de Rubin est surtout une intervention féministe contre les modèles d’explication, dominants à cette époque, qui déduisent le sexisme du capitalisme et font donc de la révolution anticapitaliste une condition incontournable à la réussite d’une révolution féministe. Par la révolution des liens de parenté, Rubin non seulement veut permettre aux femmes de refuser le rôle et la place qu’on leur attribue dans le système actuel, mais montrer qu’il s’agit nécessairement d’une révolution du désir et de la sexualité. Son utopie, c’est l’« élimination des sexualités obligatoires et des rôles de sexe. Le rêve qui me semble le plus attachant, écrit-elle, est celui d’une société androgyne et sans genre (mais pas sans sexe) où l’anatomie sexuelle n’aurait rien à voir avec qui l’on est, ce que l’on fait, ni avec qui on fait l’amour » (Rubin, 2010, 75-76). Pour Rubin, « nous ne sommes pas seulement opprimées en tant que femmes, nous sommes opprimées par le fait de devoir être des femmes… » (Rubin, 2010, 75), une phrase qui résume bien la différence entre son approche et les analyses économistes qui s’intéressent uniquement à la « libération des femmes » de leur exploitation par les hommes.

Si l’on veut donc déterminer la nature du matérialisme de Rubin, on peut constater qu’elle partage le projet des féministes matérialistes françaises dans la mesure où elle cherche à penser les rapports sociaux de sexe – peut-être pas indépendamment des rapports de classes, mais en les détachant de ceux-ci, puisque les changements dans les rapports sociaux de sexe ne dépendent plus directement d’une révolution communiste. Un autre parallèle réside dans la mise en relief de ce que d’autres ont appelé les rapports économico-sexuels, à savoir la nécessité de rompre avec une argumentation moraliste qui diabolise le travail sexuel et défend le mariage. Avec le système sexe/genre, Rubin cherche plutôt – de façon similaire à son homologue disciplinaire Paola Tabet et d’autres – à voir un continuum ou une correspondance entre mariage et travail sexuel (Tabet, 2005)[7]. Ces ressemblances mises à part, les deux matérialismes diffèrent beaucoup, notamment dans le recours de Rubin au structuralisme et à la psychanalyse pour critiquer non seulement la contrainte dans la vie des femmes, mais surtout celle d’être une femme et, point très important, celle de l’hétérosexualité compulsive[8].

Par la suite, l’article a été repris dans de nombreux recueils, anthologies et introductions. Il n’est pas risqué de le désigner comme un classique de la recherche féministe et LGBTI, et de l’anthropologie féministe. Il constitue une intervention politique dans la mesure où il appelle à rompre avec l’idée selon laquelle le marxisme serait la seule théorie à valeur explicative légitime. L’article a rencontré un large écho, peut-être en raison de sa façon d’intervenir dans le contexte des États-Unis de son époque, comme le suggère Rubin elle-même. Je pense que son succès s’explique surtout par l’excellence de son analyse et de sa clarté théorique et argumentative qui doit sans aucun doute aussi aux conditions de production de son travail : elle faisait partie d’un groupe de chercheures qui essayaient d’interroger l’anthropologie sur la possibilité de donner des réponses aux questions féministes[9]. Il faut se rappeler que le mouvement des femmes de la fin des années 1960 et du début des années 1970 émergeait, aux États-Unis comme en France, à la fois au sein de la Nouvelle Gauche (c’est-à-dire le mouvement de 68, qui aux États-Unis était aussi un mouvement contre la guerre du Vietnam et la ségrégation raciste) et contre celle-ci. Dans son entretien avec Judith Butler, Rubin rappelle cet héritage marxiste du féminisme, qu’elle résume ainsi : « […] grâce au marxisme a pu se poser un ensemble de questions que le marxisme seul ne pouvait résoudre de façon satisfaisante. » (Rubin et Butler, 2001, 12) « The Traffic in Women » sert donc à pointer les limites explicatives du marxisme et ouvre un espace que Rubin appelle néo-marxisme, dans son entretien avec Butler. Rubin décrit son texte comme l’expression d’un optimisme politique, d’un utopisme répandu dans les années 1960, une situation qui change de manière dramatique avec le backlash conservateur, au début des années 1980, qui donnera lieu à son autre article célèbre, « Thinking Sex ».

C’est aussi ce backlash qui a motivé Rubin à revenir sur « Traffic in Women » dans une communication qu’elle a présentée à plusieurs occasions et qui est publiée dans son recueil de 2010 sous le titre « The Trouble with Trafficking » (Rubin, 2011). Les traductrices françaises de cet article, en cherchant une bonne manière de traduire son titre, lui avaient fait remarquer que celui-ci donnait à croire que le texte était dirigé contre le travail sexuel d’un point de vue abolitionniste. Pour évacuer tout doute sur la question, Rubin, dans son intervention, non seulement se positionne très clairement contre un féminisme collaborateur avec l’Église et les conservateurs, mais présente une analyse d’actualité sur les enjeux politiques du trafic et sur son antécédent historique, le soi-disant « esclavage blanc ». Elle y voit une « white slave hysteria », une panique morale similaire à celle en France avec les « manifestations pour tous » et la criminalisation du travail du sexe à l’échelle européenne. Rubin montre comment le discours de « l’esclavage blanc » servait de « véhicule pour l’ensemble des sentiments plus généraux à l’égard de la prostitution[10] » (Rubin, 2011, 71), mais aussi comment il servait à problématiser le franchissement clandestin des frontières et fonctionnait donc surtout comme discours nationaliste et raciste dans les descriptions de pauvres femmes, victimes blanches et « trafiquées » par des hommes « étrangers, sombres et moricauds[11] » (Rubin, 2011, 73). Ce discours n’a pas changé depuis plus de cent ans. La sexualité et les angoisses que les forces conservatrices et religieuses y attachent sont employées afin de contrôler les populations, ce que Rubin illustre par l’exemple du « Mann Act », dont le nom officiel était « White Slave Traffic Act » : « Si le Mann Act était explicitement dirigé contre la prostitution, la classification résiduelle des “propos immoraux”, elle, était extrêmement vaste et vague. Cela permettrait plus tard des interprétations élargies de l’Act afin de permettre la traduction en justice fédérale de presque toute sexualité non maritale impliquant le voyagement interétatique, l’immigration ou même la mobilité au sein des Territoires fédéralement administrés et du District de Columbia[12]. » (Rubin, 2011, 73, ma traduction) Rubin clôt cette communication en revenant à sa source d’inspiration, le titre équivoque d’un article d’Emma Goldman, laquelle mérite d’être citée pour son actualité : « Quelle est la cause réelle du trafic des femmes ? Pas seulement des femmes blanches, mais aussi des femmes jaunes et noires. L’exploitation évidemment ; le moloch sans pitié du capitalisme qui, grossissant par le travail sous-payé, conduit des milliers de femmes et de filles vers la prostitution. … Naturellement nos réformateurs ne disent rien sur cette cause[13]. » (Goldman citée dans Rubin, 2011, 83 ; ma traduction).

« The Traffic in Women » n’est qu’un autre exemple du matérialisme de Rubin. Pour elle, connaître les conditions de production est crucial afin de pouvoir juger d’une situation. Et ce matérialisme ne se limite pas à « Traffic » : il est présent dans « Thinking Sex », mais aussi dans la rigueur de son travail empirique et dans l’intérêt particulier qu’elle porte aux dimensions sociales des changements urbains.

L’anthropologue des subcultures sexuelles

Qu’elle se retrouve dans le domaine de la recherche empirique était pour Rubin aussi peu probable que l’était en soi sa rencontre avec l’anthropologie. Durant ses études, sa colocataire l’emmène à un cours d’anthropologie qui change sa vie. Il s’agit d’un cours sur les « économies tribales » donné par Marshall Sahlins à l’université du Michigan. Rubin prend ensuite d’autres cours qui s’avéreront importants pour elle, comme celui de Frank Livingstone sur l’évolution humaine, qui l’introduit à la critique de la catégorie race. Que Rubin ait pu passer par l’anthropologie pour trouver ses outils théoriques malgré l’histoire colonialiste de la discipline est moins surprenant lorsque l’on considère qu’au moment de ses études, Rubin y trouve non seulement un lieu de critique antiraciste et anticolonialiste, mais aussi un cadre qui lui permet d’entreprendre des travaux innovants et originaux sur les subcultures sexuelles, notamment sur la scène cuir et du S/M à San Francisco.

Néanmoins, elle exprime une réticence à passer à l’empirique, qu’elle explique par une préférence personnelle plus que par une critique féministe de la production des savoirs : « Je n’avais jamais vraiment compris l’obligation de faire du travail de terrain. Mes intérêts pour l’anthropologie étaient forgés par la théorie et j’aurais été heureuse de les satisfaire en bibliothèque[14]. » (Rubin, 2011, 19 ; ma traduction). Or, les règles du jeu académique prescrivaient le travail de terrain comme « rite de passage », comme le dit Rubin. Cette dimension scolastique est déjà très présente dans « Traffic » même, dans lequel Rubin, vers la fin, cite assez rapidement quelques études de terrain pour illustrer ses thèses. Mais son analyse et son argumentation ne dépendent nullement de ces études, qui paraissent complètement accessoires, voire superflues, comme si la jeune chercheuse se sentait obligée de les citer pour remplir les exigences d’un papier à rendre à son professeur. Ce rapport à l’empirique change avec son propre travail de terrain. Elle décide alors que, s’il lui faut faire du terrain, quitte à réaliser une recherche qui lui tienne à cœur, mais qui ne soit tout de même pas trop proche d’elle. Elle finit donc par abandonner l’idée de travailler sur le lesbianisme en faveur de la communauté du cuir.[15]

Ses recherches sur les « Catacombes[16] », à San Francisco, ainsi que son article sur les différentes identités sexuelles, « Of Catamites and Kings » (Rubin, 2011[17]), sont non seulement des travaux anthropologiques méticuleux, mais des documents incroyablement précieux au point de vue historique, puisque ces récits sont normalement voués à être effacés par l’histoire des vainqueurs. Sa description des Catacombes[18] devient ainsi une archive historique dans la mesure où Rubin y documente l’arrivée et les ravages de la crise du SIDA. Lorsque Rubin décrit la vie dans la communauté pré-SIDA, on dirait qu’elle a trouvé la révolution des liens de parenté qu’elle revendiquait dans « Traffic ». Elle décrit un monde dans lequel, contrairement à celui analysé dans « Traffic », la sexualité ne sert pas la structuration hiérarchique de la société, mais où, au contraire, des liens affectifs émergent des responsabilités prises et des intensités partagées ou vécues ensemble. Ce lieu qui invite à la recherche des plaisirs corporels même pour les femmes met en suspens, au moins temporairement, les règles sociales ou déconstruit celles-ci pour les mettre au service des jeux du plaisir. Dans le cadre du backlash néoconservateur des années 1980, les travaux anthropologiques de Rubin cherchent aussi à lutter contre les préjugés et stéréotypes existant sur cette communauté, lesquels continuent à augmenter avec la crise du SIDA qui l’atteint gravement.

Ainsi, son travail ne s’inscrit pas dans un empirisme objectiviste qui légitimerait une raison dominante, mais au contraire dans une approche mineure qui part des expériences vécues au lieu de s’autoriser à parler à la place de son « objet » en le réduisant par là au silence. Son travail empirique est toujours ancré dans les luttes auxquelles elle participe et est ainsi le résultat d’expériences vécues et d’une réflexion qui cherche à intervenir dans ce dont elle fait l’expérience. Ce qu’elle a vu l’a amenée à défendre une énorme variété de pratiques et d’identités sexuelles faisant exploser les grilles d’analyse simplistes qui veulent faire des victimes de toutes les femmes, des bourreaux de tous les hommes ou même qui présupposent que ces deux termes seraient les seules alternatives existantes, rendant par là encore invisibles toutes les vies et toutes les expériences qui se trouvent en deçà du binarisme homme-femme.

Pour décrire cette multitude, Rubin emploie le terme de « différence sexuelle ». Évidemment, cette « différence sexuelle » se réfère à tout autre chose chez Rubin que l’usage habituel en France à savoir : bétonner une soi-disant différence biologique entre hommes et femmes. Mais sa « différence sexuelle » diffère aussi de celle promue par les French feminists. Au contraire de celles-ci, qui s’inspiraient d’une perspective lacanienne pour fixer une différence stable entre masculin et féminin, Rubin, en choisissant le genre comme perspective, arrive à y faire entrer une souplesse qui n’étouffe justement pas les échecs du système sexe/genre, mais les prend au sérieux et par là expose le système dans sa vulnérabilité. Nous voyons donc que, pour elle, la différence sexuelle est presque synonyme de variation sexuelle et qu’elle désigne une multitude de pratiques et d’identités sexuelles. Sa différence sexuelle, qu’elle appelle aussi « variété sexuelle bénigne », sert par conséquent à sortir d’une pensée binaire, car, en deçà du binôme homme-femme, masculin-féminin, il y a un monde entier qui suit d’autres règles que celles de l’hétéronormativité. Cet usage a inspiré Judith Butler à travailler à partir de la perspective de genre dans son livre Gender Trouble (cf. Rubin et Butler, 2001). Travaillant avec des questions assez similaires à celles qui intéressaient les Françaises, Rubin arrive cependant à des conclusions très différentes, sans doute à cause de son matérialisme.

On peut donc dire de l’anthropologue Rubin qu’elle a accompli un travail incontournable non seulement en sa matière, mais aussi un travail pionnier dans l’application et l’adaptation des outils anthropologiques au service d’une recherche militante, dans le souci d’écrire et de documenter la vie et ses changements dans les communautés dont elle faisait partie, une pratique qui, de fait, rompt avec l’anthropologie colonialiste.

Du sang sous les ponts. Les «sex wars» et l’attaque féministe contre Rubin

Avant de passer à l’appel de Rubin à faire de la sexualité un champ de recherche, il me semble inévitable de s’arrêter un moment sur les « sex wars» féministes. Dans « Thinking Sex », Rubin définit la notion de « sex wars» comme un moment de panique morale historique, qu’elle repère par exemple en 1880 en Angleterre et dans les années 1950 aux États-Unis. Il s’agit donc d’un moment où une masse critique de la population se mobilise (souvent sous prétexte de protéger les enfants) contre les minorités sexuelles comme les travailleuses du sexe, les homosexuel.le.s ou d’autres. On parle de « sex wars féministes » dans le contexte des États-Unis du début des années 1980, lors duquel une grande partie du mouvement (et de la recherche) féministe s’allie avec la droite religieuse et conservatrice pour attaquer les lesbiennes sadomasochistes, les travailleuses du sexe, les artistes homosexuel.le.s ou encore, tout simplement, les librairies gays et lesbiennes. Ces féministes sont organisées en collectifs tels que « Women Against Pornography » (WAP) et promeuvent une vision selon laquelle tous le monde qui sort du cadre normatif de la sexualité dominante est soit atteint de maladie mentale, soit victime des structures d’oppression et pas assez émancipés, ou pire encore, collabore au système des violences faites aux femmes. Elles refusent systématiquement de faire une différence entre pratiques sexuelles consensuelles et non consensuelles, et instrumentalisent l’homophobie des juges et de l’opinion publique pour faire passer des législations contre la pornographie (en leur montrant des pornos gays S/M et en comptant sur leurs réactions homophobes) [19].

Bien que des attaques féministes contre les subcultures sexuelles aient déjà eu lieu auparavant, la conférence donnée au Barnard College en 1982 est souvent citée comme point de départ (ou première pique) des « sex wars » féministes. Cette conférence rassemblant une multitude de perspectives sur les sexualités, des féministes conservatrices non seulement ont fait pression sur la présidente du Barnard College pour que soit confisqué le Conference Diary[20], mais ont également contacté la fondation Rubinstein, qui finançait la conférence, afin de lui faire perdre son financement. De plus, elles se sont présentées le jour de la conférence pour diffuser des tracts dénonçant la participation de Gayle Rubin et d’autres – dans le cas de Rubin, sous le prétexte qu’elle y aurait été en tant que représentante du groupe Samois[21], alors qu’elle y était en fait en tant que chercheuse. Ces « activistes » portaient des t-shirts qui disaient d’un côté « Pour une sexualité féministe » et de l’autre côté « Contre le S/M » (Rubin, 2011, 202). Par la suite, ce genre d’agressions s’est répété à plusieurs reprises. Les féministes se battaient de concert avec les conservateurs pour une politique puritaine qui faisait un lien direct entre pornographie et viol. Les conséquences de ces politiques étaient entre autres des descentes policières dans les librairies gays et lesbiennes, une énorme difficulté à faire publier des travaux LGBTI, ou encore la censure des œuvres d’art de Robert Mapplethorpe et de Jock Sturges sous prétexte de pornographie.

Le rôle des « sex wars » féministes est toujours un objet de débat entre féministes car les lignes de conflits n’ont guère bougé, comme on a pu l’observer récemment en France avec l’attaque législative contre le travail du sexe. Pour Ruby Rich, la conférence à Barnard marque un tournant dans la théorie féministe par rapport à la place accordée à la sexualité (Rich, 1986). Dans son article « Feminism and Sexuality in the 1980s », Rich propose une analyse qui se veut en quelque sorte objective et qui sera souvent reprise par la suite, à savoir que les deux positions auraient tort et que la vérité devrait probablement se trouver au juste milieu. Déjà dans « Thinking Sex », Rubin critique cette position qu’elle juge fondée « sur une mauvaise problématisation des pôles du débat, puisqu’elle postule que les deux tendances sont également extrémistes » (Rubin, 2010, 196). Rubin note que non seulement on perd ainsi de vue que les lesbiennes S/M se sont surtout défendues contre les attaques des féministes conservatrices, mais que cette perspective manque à mettre en valeur les contributions importantes des « sex radicals» aux débats et renforce leur stigmatisation (Rubin, 2010, 197).

Vingt-cinq ans après la publication de « Thinking Sex », Rubin est invitée à une conférence intitulée Re-Thinking Sex, qui rend hommage à son travail et en discute l’actualité[22]. Dans ce contexte, Rubin revient sur son texte et ses conditions de production. Elle insiste sur le fait qu’elle n’a fondé ni les études de genre ni les études sur la sexualité, mais qu’elle voit son propre travail comme étant le produit d’une conjoncture plus large de transformations des recherches féministes et queer. Elle revient aussi sur les « sex wars » et essaie de retracer l’histoire de l’opposition entre les WAP et Samois, en soulignant le rôle qu’y a joué l’amalgame fait par les activistes de WAP entre pornographie et S/M. Le S/M représentait tout ce que ces activistes trouvaient répugnant dans la pornographie, et elles se sont servies du stigmate social afin de faire passer leur politique anti-pornographie. Comme s’il était nécessaire de le rappeler, Rubin insiste : « Samois n’a jamais allégué que le S/M était particulièrement féministe, seulement qu’il n’y avait pas de contradiction intrinsèque entre les politiques féministes et les pratiques S/M. De même, Samois n’alléguait pas que le S/M était une pratique libératrice en soi, mais plutôt qu’elle n’était pas oppressive en soi[23]. » (Rubin, 2011, 210) Lorsque Love écrit dans l’introduction qu’elle aurait bien aimé assister à la conférence de Barnard, Rubin répond donc, non sans un peu de sarcasme, que, pour sa part, elle aurait bien aimé pouvoir être privée de cette expérience. Le tournant dans la carrière de Rubin doit être compris dans le contexte des « sex wars ». Au cours des années 1980, en invitant Rubin à des événements on devait s’attendre à des interventions violentes de la part des féministes conservatrices, qui essayaient autant qu’elles le pouvaient de l’empêcher de prendre la parole. On la présentait comme non féministe et des rumeurs sur sa sexualité circulaient : c’est donc exactement le système qu’elle dénonce dans « Thinking Sex » qui l’a catapultée dans les marges et qui a longtemps refusé à son travail le statut qu’il mérite, c’est-à-dire celui de l’un des jalons majeurs de la pensée féministe et queer.

 

Penser le sexe – pour la joie des variations sexuelles

Le deuxième article célèbre de Rubin, « Thinking Sex », a créé un buzz presque aussi important que son premier. Dans l’introduction à la traduction française, David Halperin et Rostom Mesli rappelle que, selon une certaine vision, « Traffic » aurait fondé les études du genre et « Thinking Sex » aurait fondé la recherche queer.[24] Gayle Rubin, pour sa part, ne revendique pas la fondation de quoi que ce soit, car, pour elle, la production du savoir est un processus collectif.

Il reste incontestable que les deux articles auront été d’une importance majeure pour la recherche féministe et queer. C’est en prenant ses distances que Rubin, dans « Thinking Sex », se réfère à « Traffic ». Ce dernier article avait été écrit avec l’objectif de défendre l’autonomie de la recherche féministe par rapport au marxisme, qui était à cette époque la théorie dominante parmi les approches émancipatoires. Au moment de l’écriture de « Thinking Sex », la situation politique a changé, non seulement en raison des débats politiques féministes évoqués dans la section précédente, mais aussi car la recherche féministe a connu une certaine institutionnalisation. Il faut comprendre l’enjeu de « Thinking Sex » comme étant aussi une lutte de pouvoir au sein du féminisme entre une majorité qui s’alliait avec les conservateurs et les religieux, et une minorité dissidente qui n’avait que la scission pour se protéger des agressions vécues.

Comme tous ses travaux, celui-ci a aussi son historicité, que Rubin souligne à plusieurs reprises et qu’elle explicite déjà dans l’article même. Elle compare la situation du début des années 1980 (avec la montée du ressentiment de la droite, qui essaie de capitaliser sur la panique du SIDA ambiante pour soutenir sa politique homophobe) aux sex panics de 1880 et de 1950, lesquelles avaient eu des répercussions importantes, et juge que la recherche féministe ayant cours à l’époque n’aide pas à intervenir dans cette situation. De là son appel à créer un champ de réflexion sur la sexualité qui serait relativement indépendant de la théorie féministe : « Une théorie radicale du sexe doit identifier, décrire, expliquer et dénoncer l’injustice érotique et l’oppression sexuelle. Une telle théorie a besoin d’outils conceptuels sophistiqués qui puissent saisir et manipuler le sujet. Elle doit proposer des descriptions fouillées de la société telle qu’elle est et de son évolution historique. Elle nécessite un langage critique convaincant qui puisse rendre compte de la barbarie de la persécution sexuelle. » (Rubin, 2010, 151).

Ensuite, Rubin interroge les facteurs empêchant la création d’un tel champ de recherche. Elle en identifie six principaux : l’essentialisme sexuel (sa naturalisation), la négativité sexuelle (la suspicion envers tout ce qui est sexuel), le sophisme de la différence d’échelle (par exemple, dans certains États des États-Unis, une fellation consensuelle est punie plus sévèrement qu’un viol), l’évaluation hiérarchique des actes sexuels, la théorie des dominos des périls sexuels (on commence à tolérer les homosexuel.le.s et on finira avec la chute de la civilisation occidentale) et l’absence d’un concept de variété sexuelle bénigne (Rubin, 2010, 155). Pour contrer ces facteurs, Rubin conseille de se tourner vers la sexologie classique[25] et les études modernes sur le sexe[26] plutôt que de consulter la recherche féministe, car cette dernière – par ses attaques contre le S/M et la pornographie – se rallierait à la culture dominante qui traite tout ce qui concerne la sexualité avec suspicion. « Puisque la sexualité dans les sociétés occidentales est tellement mystifiée, les guerres à son sujet sont souvent livrées avec des angles de tir obliques, visent des cibles bidons, sont animées de passions qui se trompent d’objet et sont hautement, intensément symboliques. Les pratiques sexuelles servent souvent de signifiants à des craintes individuelles et sociales avec lesquelles elles n’entretiennent pas réellement de relation logique. Pendant une panique morale, de telles peurs se cristallisent sur une activité ou une population sexuelle infortunée. Les médias se répandent en cris d’indignation véhémente, les masses se comportent comme une foule hystérique, la police reprend du service et l’État instaure de nouvelles lois, de nouveaux règlements. Quand la vague de fureur disparaît, un groupe érotique innocent a été décimé et l’État a étendu ses pouvoirs à d’autres champs du comportement érotique. » (Rubin, 2010, 186).

En « traduisant » Foucault pour sa propre recherche sur la sexualité, Rubin esquisse dans cet article les grandes lignes d’un tel champ de recherche. Elle propose notamment d’analyser par deux tableaux la stratification hiérarchique des différentes pratiques sexuelles, laquelle en inscrit certaines dans le centre (le charmed circle, c’est-à-dire la sexualité blessée, hétérosexuelle, procréatrice, mariée, de couple, gratuite, dans la même génération, sans pornographie, privée, avec seulement les corps et vanilla) et d’autres dans les marges (les mauvaises pratiques sexuelles, contre nature, homosexuel.le.s, « aux mœurs légères », commerciales, publiques, transgénérationnelles, incluant de la pornographie ou des objets, ou encore sadomasochiste). Dans le deuxième tableau, elle illustre ce qu’elle appelle la « théorie des dominos des périls sexuels » : il s’agit d’une stratification des différentes pratiques sexuelles sur une échelle qui va de bien à mal et qui inclut au milieu une zone de contestation. La raison dominante craindrait donc, selon ce modèle, d’ouvrir la boîte de Pandore en décriminalisant des pratiques sexuelles relativement acceptées (comme certains modèles d’homosexualité), lesquelles inviteraient à d’autres pratiques sexuelles considérées comme plus dangereuses et pouvant amener jusqu’à la chute de la « civilisation occidentale ». Rubin conclut que la sexualité est un vecteur d’oppression, au même titre que la classe, la race ou le genre. « Comme l’est aussi le genre, la sexualité est politique[27]. » (Rubin, 2011, 180)

Il semble à Rubin que les outils du féminisme sont trop limités pour ce nouveau champ d’études. « [L]e féminisme sera toujours une source de réflexion passionnante sur le sexe. Cependant je voudrais m’opposer à l’idée que le féminisme est ou doit être le lieu privilégié d’élaboration d’une théorie de la sexualité », écrit Rubin (2010, 202). Cet appel à fonder un champ de recherche sur la sexualité a été interprété par certaines féministes comme une rupture avec les positions présentées dans « Traffic »[28]. Dans son entretien avec Butler, Rubin insiste cependant : « Je n’avais certainement jamais eu l’intention de faire de  “Penser le sexe” une attaque contre le féminisme, pas plus que je n’avais conçu “Marché” comme une attaque contre le marxisme. » (Rubin et Butler, 2001, 50)

La pratique féministe répandue selon laquelle il faudrait couper Rubin en deux – celle de « Traffic », qui serait féministe, et la Rubin antiféministe de « Thinking Sex » – doit être comprise dans le contexte des « sex wars » féministes. Il s’agit d’une tentative de délégitimer, voire de diaboliser, tout effort de voir dans la sexualité autre chose qu’un outil du patriarcat servant à opprimer les femmes. Cette mise en opposition des deux textes de Rubin ne résiste pas à l’examen, car si on y regarde de près, déjà dans « Traffic » Rubin évoque ce qu’elle va plus tard appeler une variété sexuelle bénigne (Rubin, 2010, 75-76). D’un autre côté, « Thinking Sex » est également un texte matérialiste dans la mesure où Rubin y explique que la hiérarchisation des pratiques et identités sexuelles passe par la restriction de l’accès des groupes marginalisés aux droits et aux ressources, restriction qui les marginalise d’autant plus (Rubin, 2010, 169-180 et 183). La rupture entre les deux textes paraît moins forte si on regarde de près ce qu’elle entend par sexualité dans chacun d’eux. Dans « Traffic », Rubin analyse la sexualité en tant que liens de parenté (kinship) et elle cherche à déterminer le lien entre production de genres et liens de parenté. Dans « Thinking Sex », elle parle de la sexualité en tant que pratiques et identités ou subcultures sexuelles, ce qui n’est pas tout à fait la même chose non seulement parce qu’on passe d’une interrogation de la norme dominante à une interrogation des pratiques minorisées, mais aussi car il s’agit d’un autre aspect de la sexualité. C’est surtout au regard de ce dernier aspect, les pratiques et subcultures sexuelles, qu’elle dénie aux théories féministes le statut privilégié qu’elles s’arrogent. En ce qui concerne la conception de la sexualité en tant que liens de parenté produisant des genres distincts, Rubin dirait probablement la même chose aujourd’hui qu’au moment de la rédaction de « Traffic ». D’ailleurs, elle est moins optimiste ou « radicale » que Butler dans cette rupture : lorsqu’au cours de leur entretien, Butler propose de considérer les communautés LGBT comme nouvelles formes ou formes alternatives de « kinship» ou de parenté, Rubin décline cette proposition. D’une posture anthropologique Rubin appelle ces nouvelles formes de parenté des systèmes instables, lesquels seraient incapables de créer du lien social comme le fait la parenté dominante (Rubin, 2011, 299).

En recourant au travail de Michel Foucault, Rubin aurait pu expliquer ses propos en différenciant un dispositif d’alliance (qui serait peut-être plus près de l’analyse de la sexualité faite dans « Traffic ») et un dispositif de sexualité (plus près de la conception de la sexualité mise de l’avant dans « Thinking Sex »). Comme Foucault lui-même, Rubin rappelle que ces deux dispositifs ne doivent pas être compris sous le mode de la rupture : c’est-à-dire qu’on ne serait pas passés historiquement de l’un à l’autre, mais plutôt que le deuxième remplacerait de plus en plus le premier sans que celui-ci ait disparu malgré sa visible perte de vitesse.

Pour résumer cette partie, nous pouvons donc dire que le travail de Rubin a énormément contribué à la recherche sur la sexualité : comme forme de création d’alliances sociales, telle qu’elle l’analyse dans « Traffic » ; comme forme de pratiques et d’identités, telle qu’elle l’analyse dans « Thinking Sex » ; et comme formations communautaires, telle qu’elle l’a analysée dans son travail empirique.

Penser la sexualité avec Rubin : quels enjeux d’actualité?

Le travail de Gayle Rubin est d’une grande actualité, et permet de comprendre la fixation des conservateurs sur l’enfant et sa soi-disant protection (soi-disant, car son bien-être paraît être d’une importance mineure lorsqu’il s’agit du financement de l’éducation, des centres de jeunesse et de loisir, de lutte contre la pauvreté chez les enfants, etc., mais aussi lorsqu’il s’agit de lutter contre la vraie source de la violence faite enfants, c’est-à-dire la famille hétéropatriarcale ou encore l’église[29]). Mais le travail de Rubin est aussi important pour appréhender le rôle historique d’un certain féminisme qui a réduit les travaux sur la sexualité aux rapports sociaux de sexe/genre. Le travail de Rubin a eu un impact énorme sur la structuration du champ des études queer et des recherches sur la sexualité (Love, 2011). Il nous aide aussi à comprendre le repli de certaines féministes face aux attaques de la droite, lorsqu’elles déclarent qu’il n’y a rien de politique dans les études de genre et que personne ne veut le défaire, et qu’elles demandent seulement un peu plus d’égalité entre les hommes et les femmes. Cette logique mène presque nécessairement à une démarcation par rapport à tout.e.s ces pervers.e.s queer, qui eux et elles constitueraient les vrai.e.s menaces à la « civilisation occidentale »[30].

Pour lutter contre ces alliances entre féministes et catholiques, nationalistes voire fascistes, mais aussi pour lutter contre l’effacement des histoires minorisées, le travail de Rubin invite à renforcer les travaux sur les identités, pratiques et communautés sexuelles en France. La production de savoirs alternatifs a toujours fait partie de la politique de Gayle Rubin contre le ressentiment. Dans « Thinking Sex », on peut très bien observer les liens entre politiques nationalistes et chauvinistes et les « sex panics». Rubin y décrit déjà comment certaines pratiques homosexuelles seraient plus acceptables que d’autres, un argument qui aujourd’hui est avancé par Jasbir Puar dans le cadre de son analyse de l’homonationalisme (Puar, 2007). L’activisme de Rubin, son style, son apparence, son humilité font d’elle une figure impressionnante de la recherche queer et féministe.

 

Biblio

Delphy, Christine. L’ennemi principal 2 : Penser le genre. Paris, Éditions Syllepse, 2001.

Jagose, Annamarie, « Feminism’s Queer Theory » Feminism & Psychology, mai 2009, 19 : pp. 157-174.

Love, Heather, ed. Re-Thinking Sex, GLQ. A Journal of Lesbian and Gay Studies, Volume 17, No. 1, 2011.

Mitchell, Juliet. Psychoanalysis and feminism. New York, Pantheon Books, 1974.

Money, John, and Anke A. Ehrhardt. Man & woman, boy & girl: the differentiation and dimorphism of gender identity from conception to maturity. Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1972.

Puar, Jasbir K. Terrorist assemblages : homonationalism in queer times, Next wave. Durham, Duke University Press, 2007.

Reiter, Rayna R. ed., Toward an Anthropology of Women. NY, London, Monthly Review Press, 1975.

Rich, Adrienne, « Compulsory Heterosexuality and Lesbian Existence » Blood, Bread, and Poetry, London, Virago, 1978.

Rich, B. Ruby, « Feminism and Sexuality in the 1980s. »Feminist Studies, no. 12, 1986, pp. 525-561.

Rubin, Gayle, « Elegy for the Valley of Kings : AIDS and the Leather Community in San Francisco, 1981-1996 » in In Changing Times, Levine, Martin P., Peter M. Nardi et John H. Gagnon, eds., Chicago, University of Chicago Press, 1997, pp. 101-144.

Rubin, Gayle, « L’économie politique du sexe. Transactions sur les femmes et systèmes de sexe/genre », Cahiers du CEDREF, no. 7, 1998, (traduit de l’anglais par Nicole-Claude Mathieu et Gail Pheterson).

Rubin, Gayle, Surveiller et jouir. Anthropologie politique du sexe. Rostom Mesli, Éd., Paris, EPEL, 2010 (traduit de l’anglais par Flora Bolter, Christophe Broqua, Nicole-Claude Mathieu et Rostom Mesli).

Rubin, Gayle, Deviations. A Gayle Rubin Reader. Durham et Londres, Duke University Press, 2011.

Rubin Gayle et Judith Butler, Marché au sexe. Entretien. Eliane Sokol, Éd., Paris, EPEL, 2001.

Tabet, Paola. La grande arnaque. Sexualité des femmes et échange économico-sexuel. Paris, L’Harmattan, 2005.

Notes

[1] « The Traffic in Women. Notes on the “Political Economy” of Sex » a été initialement publié dans le recueil d’anthropologie féministe Toward an Anthropology of Women, édité par Rayna R. Reiter (NY, London : Monthly Review Press). La première traduction française de ce texte, intitulée « L’économie politique du sexe. Transactions sur les femmes et systèmes de sexe/genre », a été faite par Nicole Claude Mathieu et Gail Pheterson pour les Cahiers du CEDREF en 1998 (no 7). Cette traduction est reprise dans le recueil Surveiller et jouir, publié en 2010, qui regroupe un nombre d’articles de Rubin, dont la plupart n’avaient jamais été traduits en français auparavant. Cf. Rubin, 2010.

[2]« Sex wars » est le terme que Rubin utilise dans son article « Penser le sexe » pour décrire, d’abord historiquement, la guerre des conservateurs et des religieux contre les mœurs qu’ils considéraient comme déréglées – une lutte dans laquelle Rubin inscrit aussi les féministes, qui, à l’époque de son article, se mobilisent contre la pornographie, le sadomasochisme et le travail du sexe.

[3] Dans son article « L’invention du “French Feminism” : une démarche essentielle », Delphy – en critiquant les effets d’exclusion et de dérision produits par l’expression French feminism – explique que, pour elle, les French feminists sont des féministes états-uniennes qui, en rassemblant en anthologies un tel corpus de textes traduits du français, suggèrent que le féminisme français serait uniquement littéraire et psychanalytique. Elle note que ces French feminists construisent un féminisme français pour des raisons de politiques intérieures, ce qui semble tout à fait être le cas chez Rubin, dans sa manière de « traduire » Foucault pour la recherche féministe aux US. Celle-ci n’est pourtant pas citée par Delphy, contrairement à Gayatri Chakravorty Spivak, Peggy Kamuf et d’autres. Cf. Delphy 2001.

[4]Lisa Duggan (Love, 2010) et Judith Butler (Rubin et Butler, 2001) disent avoir vu l’ouvrage La volonté de savoir pour la première fois dans les mains de Rubin.

[5]Il s’agit d’un courant du Mouvement de Libération de femmes en France auquel participait Antoinette Fouque, mais aussi Luce Irigaray et Hélène Cixous. C’est peut-être le plus proche de ce qui est appelé « French feminism ».

[6]Dans le courant matérialiste de la recherche féministe en France, analyser ce qu’on appelle aujourd’hui souvent « rapports sociaux de sexe » se faisait en analogie au modèle marxiste. Comme Friedrich Engels, les féministes matérialistes françaises considéraient les femmes comme formant une classe analogue au prolétariat, se faisant exploiter par ses patrons, les hommes.

[7]Dans l’entretien avec Butler, Rubin revient sur cet argument. Elle relate sa rencontre avec Carol Ernst, une activiste qui organisait les travailleuses du sexe dans sa ville, qui lui aurait expliqué que la puissance de l’argument du continuum résidait dans le stigmate du travail sexuel. Cette critique me semble être toujours trop peu audible dans la recherche et la politique féministe. (Cf. Rubin, 2011, 287)

[8] Hétérosexualité compulsive est le terme proposé par Adrienne Rich pour décrire la contrainte sociale qui construit la féminité et les femmes comme hétérosexuelles. Cf. Rich, 1978.

[9] On en trouve des textes écrits par certaines de ces chercheuses dans le recueil où « Traffic in Women » a été publié pour la première fois. Cf. Reiter, 1975.

[10] « […] vehicle for the more general set of sentiments about prostitution » ma traduction.

[11] « […] alien, dark, and swarthy », ma traduction.

[12] « While the Mann Act was explicitly aimed at prostitution, the residual classification of ‘immoral purposes’ was extremely broad and vague. It would later allow expansive interpretations of the Act to permit federal prosecution of almost any nonmarital sexuality that involved interstate travel, immigration, or even mobility within the federally administered Territories and the District of Columbia. »

[13] « What is really the cause of the trade in women ? Not merely white women, but yellow and black women as well. Exploitation of course; the merciless Moloch of capitalism that fattens on underpaid labor, thus driving thousands of women and girls into prostitution. … Naturally our reformers say nothing about this cause. »

[14] « I had never quite understood the imperative to do fieldwork. My interests in anthropology were forged in theory and I would have been happy to satisfy them in the library. »

[15] Elle souligne l’impact de la traduction anglaise de l’Histoire de la sexualité de Michel Foucault en 1978 sur sa propre démarche (même si elle tient à rappeler que Foucault n’a évidemment pas été le seul responsable de ce « changement de paradigme »).

[16] Club S/M situé à San Francisco.

[17] Publié pour la première fois dans Joan Nestle (ed.), The Persistent Desire, Boston, Alyson, 1992, p. 466-482.

[18] Article repris dans Rubin, 2011, mais initialement publié dans Mark Thompson (ed.), Leatherfolk : Radical Sex, People, Politics, and Practice, Boston, Alyson, 1991, p. 119-141.

[19] Rubin exprime son insatisfaction avec les explications féministes de certains comportements sexuels avancées par la recherche de son temps. Un débat sur les politiques trans* commençait à cette époque, et Rubin était dérangée par la question du déterminisme biologique qui s’introduisait dans le débat. C’est pourquoi elle voulait remettre en question le continuum lesbien d’Adrienne Rich : pour elle, l’idée que toutes les femmes devraient s’identifier aux femmes n’est pas identique à celle du lesbianisme. Au contraire, selon elle le soi-disant lesbianisme politique évacue tout aspect sexuel du lesbianisme (Rubin, 2011, 287-288).

[20] Il s’agit d’une brochure conçue par le comité d’organisation et montrant le processus de conception de la conférence. On y trouve des références, des éléments de débat, des photos et des dessins. Suite à sa confiscation, il est maintenant possible de le consulter dans le numéro spécial de GLQ (Love, 2011).

[21] Samois était le premier groupe de lesbiennes sadomasochistes à San Francisco.

[22] Il s’agit d’une conférence organisée en 2009 en Pennsylvanie par Heather Love entre autres, qui la décrit comme « a state of the field conference » des études de genre et de sexualité (Love, 2011).

[23] « Samois never claimed that S/M was particularly feminist, only that there was no intrinsic contradiction between feminist politics and S/M practices. Nor did Samois claim that S/M was an inherently liberatory practice, only that it was not inherently oppressive. »

[24] Voir David Halperin et Rostom Mesli dans Rubin 2010.

[25]Elle fait référence aux travaux de Havelock-Ellis, de Hirschfeld et de Krafft-Ebbing.

[26]Elle fait référence aux travaux de Mary McIntosh, de Jeffrey Weeks et de Judith Walkowitz.

[27]Il s’agit ici de notre traduction, car celle qui se trouve dans Surveiller et jouir nous semble erronée : « De même que le sexe comme genre, la sexualité est politique. » (Rubin, 2010, 206)

[28]Rubin évoque elle-même ces réactions : « The idea seemed to be that “Thinking Sex” was such a radical break from my earlier, presumably legitimate feminist contributions that I could now be safely quarantined. Hence a claim was often made that I had “repudiated” feminism along with my own previous work. » (Rubin, 2011, 217)

[29] Voir les enquêtes de l’INSERM, qui peuvent être consultées à l’adresse http://www.inserm.fr/espace-journalistes/enfants-maltraites.-les-chiffres-et-leur-base-juridique-en-France.

[30] Cf. Elisabeth Roudinesco, « De quoi la “théorie du genre” est-elle le fantasme ? », Le Huffington Post, 3 fév. 2014. En ligne : http://www.huffingtonpost.fr/elisabeth-roudinesco/theorie-du-genre-ecole_b_4713800.html.

RPQ #2

« Etre en danger/mettre en danger : racisme systémique et paranoïa des Blancs »

Judith Butler
Traduit et introduit par Céline Mouzon

Céline Mouzon est journaliste.

 Introduction de la traductrice : 

C’est par hasard, en cherchant sur internet des analyses sur les violences policières, les crimes policiers et le racisme d’État que j’ai découvert ce texte[1] de Judith Butler. On était fin 2015, peu après la marche de la dignité et contre le racisme[2] organisée à Paris le 31 octobre par le collectif de la Marche des Femmes pour la Dignité (MAFED).

Butler revient ici sur l’utilisation des images et leur mise en récit lors du procès des policiers de Los Angeles après le passage à tabac de Rodney King, un Étasunien noir, en 1991, et les émeutes qui s’ensuivirent. Différents contextes, différentes époques, différents pays ; ce texte m’a néanmoins paru proposer des analyses qui éclairent la façon dont fonctionne le racisme d’État en France : la rhétorique de l’institution policière pour se défendre et sa réception, le recours aux images censées parler d’elles-mêmes… Je me souviens l’avoir mentionné à une amie en revenant d’une assemblée générale du 8 Mars Pour Toutes début 2016. À sa demande, j’en ai fait une traduction pour pouvoir la partager avec elle, qui n’est pas anglophone.

Lorsque je la lui ai envoyée, fin juillet, Adama Traoré venait d’être assassiné par des policiers dans le cadre d’une interpellation où avait été utilisé le plaquage ventral, une technique d’immobilisation qui peut causer la mort par asphyxie et est pour cette raison interdite en Belgique ou en Suisse. Quelques mois après, en février 2017, Théo Luhaka était violé par des policiers dans le cadre d’un contrôle d’identité. Le texte de Butler, qui analyse le sous-texte sexuel des violences policières dans le passage à tabac de Rodney King, éclaire aussi cette dimension. Dans ces deux affaires françaises, l’enquête est toujours en cours au printemps 2018.

Pour cette traduction et sa publication, je tiens à remercier Michela Frigiolini qui a été à son initiative et m’a ensuite incité à la diffuser plus largement, Marie B. Schneider pour son soutien, Cha Prieur et Bruno Laprade de PolitiQueer, pour avoir accepté ce texte, et Judith Butler, qui a donné son accord.

 Céline Mouzon.

« Etre en danger/mettre en danger : racisme systémique et paranoïa des Blancs »

Judith Butler

Reading Rodney King, Reading Urban Uprising

Edited and with an introduction by Robert Gooding-Williams

Routledge, New York, 1993

Traduit de l’anglais par Céline Mouzon

Les avocats de la police dans l’affaire Rodney King firent valoir dans leur plaidoirie que les policiers étaient en danger, et que Rodney King était la source de ce danger. Cet argument s’appuyait sur plusieurs éléments : les commentaires que King avait faits, les ordres donnés par la police qu’il avait refusé d’exécuter, et l’enregistrement vidéo des faits, hautement médiatisé, tourné sur le moment et largement diffusé à la télévision avant et pendant le procès.

Durant le procès, les avocats de la police montrèrent la vidéo et en proposèrent un commentaire simultané. Nous devons dès lors supposer qu’une convergence entre les mots et les images produisit la « preuve » pour les jurés dans cette affaire. Or la vidéo montre un homme passé à tabac à plusieurs reprises et sans résistance manifeste. La question est donc : comment cette vidéo a-t-elle pu être utilisée comme preuve que ce corps battu était la source du danger, la menace violente, et même, que le corps battu de Rodney King manifestait une intention de blesser, et de blesser précisément ces policiers qui soit brandissaient leur matraque contre lui, soit l’encerclaient debouts ? Dans le tribunal de Simi Valley [NDLT : ville au Sud de Los Angeles où s’est déroulé le procès], ce que beaucoup prirent pour une preuve irréfutable contre la police fut au contraire présenté pour établir la vulnérabilité des policiers, autrement dit, pour étayer l’affirmation selon laquelle c’est Rodney King qui était une menace pour la police. Plus tard, l’une des jurés déclara qu’elle pensait que Rodney King « contrôlait totalement » la situation. Comment une telle prouesse interprétative a-t-elle pu avoir lieu ?

Ce résultat n’est pas la conséquence d’une occultation de la vidéo, mais bien plutôt de la rediffusion de la vidéo dans un espace visuel saturé de références raciales.

Si le racisme imprègne la perception des Blancs, structurant ce qui peut et ne peut pas apparaître dans l’horizon de leur perception comme perception de Blancs, dans quelle mesure le racisme interprète-t-il par avance toute « preuve visuelle » ? Et comment, par la suite, une telle « preuve » doit-elle être lue, et lue publiquement, en allant à l’encontre de l’agencement raciste du visible, qui prépare et produit cette inversion des perceptions sous le vocable de « ce qui est vu » ?

Plus haut, j’ai écrit sans hésitation, « la vidéo montre un homme passé à tabac ». Et pourtant, les jurés à Simi Valley affirment avoir « vu » un corps menaçant les policiers, et vu dans les coups donnés des gestes sensés d’officiers de police en train de se défendre. De ces deux interprétations émerge donc un conflit dans le champ visuel, une crise de la certitude de ce qui est donné à voir, crise produite par la saturation et la mise en forme de ce champ visuel par les projections inversées de la paranoïa des Blancs. La représentation visuelle du corps de l’homme noir passé à tabac dans la rue par des policiers avec leurs matraques a été récupérée par le cadre interprétatif raciste pour faire de King l’agent de la violence, quelqu’un dont la capacité d’agir est produite, par son inscription dans un récit fantasmé, comme antérieure au cadre dans lequel l’événement qui est montré s’insère. En regardant King, le Blanc paranoïaque forme une séquence d’intelligibilité narrative qui renforce la figure raciste de l’homme noir : « il les avait menacés, et maintenant, c’est légitime qu’il soit maîtrisé » ; « s’ils cessent de le frapper, il va donner libre cours à sa violence, et pour l’heure, c’est légitime qu’il soit maîtrisé ». La paume de King, détournée de son corps, tenue au-dessus de sa tête, n’est pas lue comme un geste de protection de soi mais comme les premiers moments d’une menace physique.

Comment rendre compte de ce renversement du geste et de l’intention en termes de mise en forme raciale du visible ? Est-ce une transformation de la capacité d’agir propre à une grille de lecture racialisée ? Et la possibilité d’un tel renversement n’appelle-t-elle pas la question suivante : ce qui est « vu » n’est-il pas toujours déjà en partie ce qu’une certaine grille de lecture raciste produit comme le visible ? Car si les jurés en vinrent à voir dans le corps de Rodney King un danger pour la loi, cette façon de « voir » doit être lue comme celle qui fut choisie, cultivée, régulée – en fait policée – au cours du procès. Il ne s’agit pas simplement de voir, d’un acte de perception directe, mais de la production raciale du visible, du travail de la contrainte raciale sur ce que signifie « voir ». Et de fait, le procès demande à être lu non seulement comme l’instruction de modes racistes du voir, mais comme une production répétée et ritualisée de l’identité noire (blackness) (un élément supplémentaire de ce que Ruth Gilmore appelle, lorsqu’elle décrit le passage à tabac de la vidéo, un acte de « construction de la nation »). C’est un acte de voir qui est un acte de lire, c’est-à-dire une interprétation contestable, mais une interprétation qui se fait néanmoins passer pour un « voir », une lecture qui est devenue pour cette communauté blanche, et pour d’innombrables autres, la même chose qu’un voir.

Si ce qui est proposé ici, en passant outre et en allant à l’encontre de ce que le jury a vu, est un acte de voir différent, un ordonnancement différent du visible, il s’agit d’un ordonnancement qui est aussi contestable – comme on l’a vu dans le triomphe interprétatif temporaire du plaidoyer de l’avocat de la police qui a présenté King comme la menace. Affirmer que la présentation de King comme victime est vraie manifestement revient à supposer que l’on présente l’affaire à des sujets qui savent voir ; penser que la vidéo « parle d’elle-même » est, bien entendu, pour beaucoup d’entre nous, évidemment vrai. Mais si le champ du visible est un terrain d’affrontement racial, il devient impératif politiquement de lire de telles vidéos de manière offensive, de répéter et rendre publiques de telles lectures, ne serait-ce que pour imposer autant que possible une hégémonie antiraciste dans le champ visuel. A première vue, il peut sembler nécessaire, pour contrer cet odieux échec à voir la violence policière, de restaurer le visible comme terrain incontestable de preuve. Mais le procès et ses terribles conclusions nous enseignent qu’il n’y a pas de recours simple au visible, à la preuve visuelle, que le visible demande toujours et encore à être lu, qu’il est déjà une lecture, et que pour établir le préjudice sur le fondement d’une preuve visuelle, une lecture offensive de cette preuve est nécessaire.

Il ne s’agit donc pas de négocier entre ce qui est « vu » d’un côté, et la « lecture » qui est faite de la preuve visuelle de l’autre. En un sens, le problème est pire : dans la mesure où il y a une organisation et une disposition racistes du visible, cela va contribuer à circonscrire ce qui peut être considéré comme preuve visuelle, au point qu’il devient impossible dans certaines situations d’établir la « vérité » de la brutalité raciste par le recours à une preuve visuelle. Car lorsque le visuel est complètement mis en forme par le racisme, la « preuve visuelle » à laquelle on se réfère ne pourra jamais que servir à réfuter des conclusions qui reposent là-dessus ; et en conséquence, dans le cadre de cette grille de lecture raciste, il semble qu’aucune personne noire ne puisse recourir au visible comme fondement d’une preuve. Souvenez-vous qu’il a été possible d’inférer du corps noir masculin sans mouvement et battu dans la rue la conclusion que c’est ce corps même qui « maîtrisait totalement » la situation et qu’il était rempli d’ « intention dangereuse ».  Le champ visuel n’est pas neutre à la question raciale. Il est en tant que tel une production de la question raciale, une grille de lecture hégémonique et puissante.

*          *          *

Dans le monde blanc, l’homme de couleur rencontre des difficultés dans l’élaboration de son schéma corporel. La connaissance du corps est une activité uniquement négatrice. C’est une connaissance en troisième personne. Tout autour du corps règne une atmosphère d’incertitude certaine. Je sais que si je veux fumer, il me faudra étendre le bras droit et saisir le paquet de cigarettes qui se trouve à l’autre bout de la table. Les allumettes, elles, sont dans le tiroir de gauche, il faudra que je me recule légèrement. Et tous ces gestes, je les fais non par habitude, mais par une connaissance implicite. Lente construction de mon moi en tant que corps au sein d’un monde spatial et temporel, tel semble être le schéma. (…)

J’avais créé au-dessous du schéma corporel un schéma historico-racial. Les éléments que j’avais utilisés m’avaient été fournis (…) par l’autre, le Blanc, qui m’avait tissé de mille détails, anecdotes, récits. Je croyais avoir à construire un moi physiologique, à équilibrer l’espace, à localiser des sensations, et voici que l’on me réclamait un supplément.

« Tiens, un nègre ! » C’était un stimulus extérieur qui me chiquenaudait en passant. J’esquissai un sourire.

« Tiens, un nègre ! » C’était vrai. Je m’amusai.

« Tiens, un nègre ! » Le cercle peu à peu se resserrait. Je m’amusai ouvertement.

« Maman, regarde le nègre, j’ai peur ! » Peur ! Peur ! Voilà qu’on se mettait à me craindre. Je voulus m’amuser jusqu’à m’étouffer, mais cela m’était devenu impossible.

(Franz Fanon, « L’expérience vécue du Noir », Peau noire, masques blancs, 1952[3])

Franz Fanon propose ici une description de la façon dont le corps noir masculin est constitué à travers la peur, et à travers le fait de nommer et de voir : « Tiens, un nègre ! » où le « tiens » est à la fois une façon de désigner et de voir, une façon de désigner ce qu’il y a à voir, une façon de désigner qui circonscrit un corps dangereux, une indication raciste qui transmet son propre danger au corps qu’il pointe. Ici, la « désignation » n’est pas seulement indicative. Elle structure par avance une accusation, une accusation qui porte en elle la force performative de produire le danger qu’elle redoute et contre lequel elle se défend. Dans sa théorie clairement masculiniste, Fanon définit le sujet comme l’homme noir, et l’Autre comme l’homme blanc, et peut-être devrions-nous pendant un moment laisser le masculinisme qui imprègne cette scène en place ; car dans la peur raciste qu’éprouve l’homme blanc à l’encontre du corps de l’homme noir il y a clairement une angoisse face à la possibilité d’un échange sexuel. D’où les références répétées au « cul » de Rodney King chez les policiers qui l’entouraient, et la délimitation homophobe de ce lieu de la sodomie comme une forme de menace.

Dans le récit que fait Fanon de l’interpellation raciste, le corps noir est délimité comme dangereux, antérieurement à tout geste, à toute main levée, et le lecteur blanc, dans sa forme infantilisée, est positionné dans la scène comme quelqu’un de démuni dans sa relation à ce corps noir, comme celui qui par définition a besoin d’être protégé par sa mère ou, peut-être, par la police. La peur est qu’une distance physique ne soit franchie, et que la blancheur/blanchité (whiteness) sacrée, dans sa virginité, ne soit mise en danger par cette proximité. La police est ainsi structurellement placée pour protéger la blanchité de la violence, configuration où la violence est l’action imminente entreprise par le corps de l’homme noir. Et parce que dans ce schéma imaginaire, la police protège la blanchité, sa propre violence ne peut être lue comme une violence ; car le corps de l’homme noir, avant même toute vidéo, est le lieu et la source du danger, une menace. L’effort de la police pour soumettre ce corps, même par avance, est justifié indépendamment des circonstances. Ou plutôt, la certitude de cette justification réagence et ordonne les circonstances pour correspondre à cette conclusion.

Ce qui m’a frappé le matin qui a suivi le rendu du verdict, c’était les reportages qui ont réitéré la production fantasmatique de « l’intention », l’intention inscrite et lue dans le corps de Rodney King tétanisé sur la chaussée, son intention de blesser, de mettre en danger. La vidéo a été utilisée comme « preuve » pour soutenir l’affirmation que le corps de l’homme noir tétanisé sur le sol, en train d’être roué de coups, était lui-même la source de ces coups, était sur le point de les produire, était lui-même la menace imminente d’un coup et, par conséquent, était responsable des coups qu’il recevait. Ce corps donc recevait des coups pour ceux qu’il était sur le point de donner, les coups qui étaient ce corps dans ces gestes fondamentaux, même lorsque l’unique geste que l’on voit ce corps faire est de lever sa main, paume vers l’extérieur, pour repousser les coups contre lui. Selon cette grille de lecture raciste, il est frappé en échange de coups qu’il n’a jamais donnés, mais qu’il est, en raison de son identité noire (blackness), toujours sur le point de donner.

C’est ici que l’on voit que l’intentionnalité de la violence est détachée des actions de la police, et que ces mêmes intentions sont investies dans celui qui reçoit les coups. Comment ce détachement et cette attribution de l’intentionnalité de la violence sont-elles rendues possibles ? Et comment ont-ils été reproduits dans l’explication raciste des avocats de la police, impliquant ainsi de leur part une affiliation raciste compatissante avec la police invitant les jurés à rejoindre cette communauté de persécuteurs persécutés ? Les avocats ont cultivé une identification avec la paranoïa des Blancs, paranoïa selon laquelle, contre une menace incarnée par le corps de Rodney King pour ainsi dire indépendamment de toute action qu’il accomplisse ou semble sur le point d’accomplir, la communauté blanche est toujours et seulement protégée par la police. Dans cet imaginaire blanc raciste, c’est une action que le corps de l’homme noir est toujours déjà en train d’accomplir, a toujours déjà accomplie avant l’émergence de toute vidéo. L’identification avec la paranoïa policière adoptée, produite et consolidée chez ces jurés est l’une des façons de reconstituer un imaginaire raciste blanc qui se positionne comme s’il était le cadre non délimité du champ visible, revendiquant l’autorité que confère la « perception directe et non médiée ».

L’interprétation de la vidéo lors du procès devait travailler les différents lieux possibles d’identification qu’elle offrait : Rodney King, les policiers l’encerclant, ceux qui le rouaient de coups, ceux qui regardaient, le regard de la caméra, et par conséquent, le passant blanc qui peut-être ressentait une forme d’indignation morale, mais qui aussi, regardait de loin, soudain installé dans la scène comme le reporter clandestin. En un sens, le jury ne pouvait être convaincu de l’innocence de la police qu’à travers une orchestration tactique de ces identifications, car en un sens, les jurés sont les témoins blancs, séparés du lieu manifeste du danger noir par un cordon de policiers. Ils sont les policiers, chargés de faire respecter la loi, encerclant ce corps, le rouant de coups, une fois de plus. Peut-être sont-ils King lui-même, mais badigeonné de blanc : les coups dont il est roué sont pris sur les coups dont ils seraient roués si les policiers ne les protégeaient pas contre lui. C’est ainsi que le danger physique dans lequel se trouve King, tel qu’il est enregistré, est transféré vers eux ; ils s’identifient à cette vulnérabilité, mais l’interprètent comme la leur, la vulnérabilité de la blanchité (whiteness), le recodant par conséquent, lui, comme menace. Ce danger auquel ils pensent toujours être exposés, en raison de leur blanchité (la blanchité comme grille de lecture opère en dépit de la présence de deux jurés non blancs). Voilà qui complète le circuit de la paranoïa : imaginer leur propre agression les conduit à considérer cette agression comme une menace extérieure tangible.

La manière de « voir » que la police a présentée, et celle que le jury a représentée, est l’une dans laquelle une violence supplémentaire est mise en œuvre (performed) à travers le désaveu et la projection de ce violent passage à tabac. Les coups que reçoit effectivement Rodney King sont interprétés comme une réponse bien méritée, et en réalité, comme des défenses contre les dangers qui sont « vus » comme émanant de son corps. Ici, « voir » et attribuer sont inséparables. Attribuer la violence à celui qui subit cette violence fait partie du mécanisme même au cœur de la violence, et rend le jury complice, par ce qu’il « voit », de la violence exercée par la police.

Les avocats de la police ont décomposé la vidéo en « séquences » et fait des arrêts sur image, de sorte que le geste – la main levée – est arrachée à sa place chronologique dans le récit visuel. La vidéo n’est pas seulement violemment décontextualisée, mais aussi violemment recontextualisée. Elle est diffusée sans bande son simultanée. Or si celle-ci avait existé, elle aurait été remplie d’insultes racistes et à caractère sexuel contre Rodney King. Au lieu de lire ce témoignage en même temps que la vidéo, les avocats de la police ont présenté un arrêt sur image, l’exagération de la main levée comme figure hyperbolique de la menace raciale, interprétée encore et toujours comme un geste annonçant la violence, un geste sur le point d’être violent, le premier signe de violence, la violence elle-même. Ici, ce que l’on « voit » par anticipation est clairement déjà une « lecture », une lecture qui rejoue le désaveu et la paranoïa qui rendent possible et justifient la brutalité.

A nouveau, contre cette lecture, il importe de proposer une contre-lecture offensive, une contre-lecture que les procureurs (prosecutors) échouèrent à mettre en oeuvre, une contre-lecture qui montre, à travers une forme de répétition différente, ce que Fanon a appelé « le schéma historico-racial » à travers lequel la façon de « voir » l’identité noire se produit[4]. En d’autres termes, il s’agit de lire non seulement « l’événement » violent, mais le schéma raciste qui orchestre et interprète cet événement, qui sépare l’intention violente du corps qui la manie et l’attribue au corps qui la reçoit.

Si le geste de la main levée peut être lu comme une preuve qui étaie le point en débat selon lequel Rodney King « contrôle », « maîtrise complètement » la scène tout entière, comme une preuve de ses intentions menaçantes, alors un circuit imaginaire est généré dans lequel King est l’origine, l’intention et l’objet de cette même brutalité. Autrement dit, si c’est sa propre violence qui déclenche la séquence causale, et que c’est son corps qui reçoit les coups, alors, dans les faits, il se roue de coups lui-même : il est le début et la fin de la violence, il se l’inflige à lui-même. Mais si la brutalité qu’on prétend qu’il incarne ou que le schéma racial fabrique de façon rituelle comme « l’intention » première et inévitable de son corps, si cette brutalité est en réalité celle des policiers blancs, il s’agit dès lors d’une brutalité que les policiers produisent et déplacent dans le même temps, et Rodney King, qui est à leurs yeux l’origine et l’instrument potentiel de tout danger dans cette scène, se trouve réduit à un fantasme produit par une agression blanche raciste, un fantasme qui appartient à cette agression blanche raciste comme figure extériorisée de sa propre distorsion. Dans ce schéma, il n’est autre que le lieu dans lequel la violence raciste redoute et bat le spectre de sa propre rage. En ce sens, le circuit de la violence attribuée à Rodney King est en fait le circuit de la violence raciste blanche qui se désavoue brutalement elle-même, uniquement pour faire violence au spectre qui incarne une intention qui lui appartient. C’est le fantasme qu’elle produit de façon rituelle là où se trouve l’autre racisé.

Est-ce justement parce que ce corps d’homme noir est à terre que les coups s’intensifient ? Car si la paranoïa des Blancs est aussi, à un certain degré, de l’homophobie, l’acte de brutalité n’opère-t-elle pas aussi, de façon performative, une désexualisation ou plutôt, une punition, infligée en réponse à une agression sexuelle présumée ou désirée ? L’image des policiers se tenant au-dessus de Rodney King avec leurs matraques peut être lue comme un acte de dégradation sexuelle qui en vient à imiter en l’inversant la scène imaginée d’une violence sexuelle qu’ils semblent vouloir et avoir en horreur. Les policiers déploient ainsi les « accessoires » et les « postures » de cette scène au service de sa dénégation agressive.

L’inversion et le déplacement de l’intention dangereuse que je viens d’exposer ont continué à être répétés après le verdict : d’abord dans les violences qui ont eu lieu à Los Angeles, où la majorité des individus tués furent des personnes noires, tuées dans la rue, et tuées par la police. Cela a rejoué, intensifié et étendu la violence perpétrée contre Rodney King. L’intensification de la violence policière contre les personnes racisées peut être lue comme la preuve que le verdict fut considéré comme une violence d’Etat supplémentaire par rapport à la violence policière raciste. Elle se lit par ailleurs dans des remarques faites par M. Bush le lendemain du rendu du verdict, dans lesquelles il condamna la violence publique, en soulignant avant toute chose le caractère déplorable de cette violence publique contre les propriétés privées ( ! ), et en tenant pour responsables, une fois de plus, ces corps noirs de la rue, comme si la figure du corps noir passé à tabac s’était levée et avait rassemblé ses forces contre la police, comme prévu. Les groupes ayant pris part aux violences de rue ont donc été paradoxalement vus comme les initiateurs d’une série de tueries qui a très bien pu laisser ces mêmes corps morts, exonérant à nouveau la police et l’Etat, et opérant de façon performative une identification avec la vision fantasmée d’une mise en danger de la communauté blanche à Simi Valley. Troisièmement, [cette intensification de la violence policière se lit] dans la façon dont les media ont rendu compte de la violence urbaine, dans leur refus de voir comment, où et pourquoi des incendies furent allumés, des magasins brûlés, et de fait, ce qui était en jeu dans et à travers cette violence. La bestialisation des foules, confortée par des techniques de rendu qui suggéraient la « traque » des personnes racisées et représentaient leur violence comme « insensée » ou « barbare », a ainsi répété la production raciste du champ visuel.

Si la lecture par les jurés de la vidéo a rejoué la scène fantasmée du crime, en répétant et réinvestissant le statut de la personne blanche dans la rue toujours déjà mise en danger, et que la réponse à cette lecture désormais inscrite comme verdict, fut de re-citer l’accusation, de rejouer et d’étendre le crime, cette lecture a atteint son but en partie à travers une transposition et une fabrication de l’intention dangereuse. Voilà qui ne suffit guère à rendre pleinement compte des causes de la violence raciste, mais qui constitue peut-être néanmoins un moment de sa production. Cette lecture peut sans doute être décrite comme une forme de paranoïa des Blancs qui projette l’intention de blesser qu’elle-même fait advenir, et répète ensuite cette projection à des échelles de plus en plus grandes, ce qui est une modalité sociale particulière d’une répétition compulsive, que nous devons encore apprendre à lire, et qui, comme « lecture », rendue opérante de façon performative au nom de la loi, a des effets manifestes et tangibles.

 

Notes 

[1] https://www.bc.edu/centers/ila/events/postcolonial-reading-group/_jcr_content/content/bcbootstraptab/content2/download_2/file.res/Butler%2C%20Judith%3A%20Endangered/Endangering%3A%20Schematic%20Racism%20and%20White%20Paranoia%20.pdf

[2] (https://marchedeladignite.wordpress.com)

[3] Judith Butler le cite dans la traduction anglaise de Charles Lam Markmann, Grove Press, New York, 1967 (NDLT).

[4] Mon intention ici n’est pas de suggérer en parlant d’une « grille de lecture blanche raciste » une façon de voir systémique, statique et fermée sur soi mais plutôt de souligner une pratique de lecture ancrée historiquement et se renouvelant qui, lorsque rien ne lui fait obstacle, a tendance à étendre son hégémonie. Le terme de « paranoïa des Blancs » ne décrit d’aucune façon ni de manière totalisante « comment les Blancs voient le monde » ; je l’utilise ici comme hyperbole théorique afin de servir de point d’appui pour une contre-lecture offensive.

RPQ #2

Pour une culture départementale du tissage : l’apport des approches féministes du nouveau matérialisme comme réponse à la précarité dans les départements d’études universitaires

Émilie Dionne est chercheure postdoctorale au département de médecine familiale de l’Université McGill. Elle détient un doctorat en pensée sociale et politique et une maîtrise en sciences politiques. Ses intérêts de recherche portent sur la méthodologie en recherche qualitative, l’éthique de la vulnérabilité, la précarité, et la pensée féministe. Ses travaux actuels portent sur l’amélioration de l’accès aux soins de santé et l’amélioration des soins de santé pour les populations vulnérables qui ont des problèmes d’accès, et la transition en matière de soins pour les adolescents et les jeunes adultes qui transitionnent vers l’âge adulte. 

 

Les études de genre et les études féministes ont acquis une structure départementale unique dans les universités occidentales. Il semble que le féminisme jouisse d’une reconnaissance intellectuelle comme champ unique de recherche. L’institutionnalisation des études féministes a nécessairement entraîné un effet sur le projet féministe — mais de quelle nature est ce dernier ? Est-il possible que l’institutionnalisation ait un effet négatif, néfaste, sur le féminisme ?

C’est la question que se sont posées Rosemarie Buikema et Iris van der Tuin (2014). Les deux auteures ont mené une étude substantielle sur la situation des intellectuelles dans les départements d’études de genre des universités européennes. Elles examinent les divers effets de l’institutionnalisation, sur la connaissance, l’épistémologie, le féminisme comme courant politique, militant, mais aussi esthétique, et sur les femmes (comme personnes, féministes, et chercheur·e·s). Leur étude souligne que l’adoption de modes de gouvernance de type corporatif par les conseils d’administration des universités a eu pour effet d’accroître et d’exacerber la précarité des intellectuelles. Cette précarité, comme elles le dévoilent, a des effets non négligeables, voire néfastes, sur la connaissance, mais aussi sur le féminisme, son projet critique et éthique.

Cet article prend les résultats de leur recherche comme point de départ pour susciter une réflexion féministe quant aux effets sensibles[i]  (corporels, affectifs ; réels) de l’institutionnalisation des études féministes, couplés à l’enjeu de la précarité dans une perspective plus globale (écologique, notamment). Plus précisément, nous cherchons d’abord à souligner la dimension nébuleuse, élusive, et différentielle de la précarité (soit les formes différenciées qu’elle prend et les manières dont elle touche les féministes, les intellectuelles). Plus, ce sont aux effets corporels de cette précarité que nous porterons notre attention.

Les effets corporels nous intéressent en ce qu’ils disposent une personne à certaines choses et pas à d’autres (elle sera sensibilisée à certains enjeux, donc pourra en être la témoin, alors que d’autres demeureront invisibles pour elle) : non seulement la précarité ne compte pas de la même manière pour toutes, pas plus pour les intellectuelles œuvrant au sein des départements d’études de genre, mais on peut aussi penser à la manière dont l’institutionnalisation de ce champ d’études, de ce projet critique, a eu pour conséquence de restreindre l’accès de certaines personnes au féminisme, des personnes qui cadraient moins, pas, ou difficilement, avec les exigences du monde universitaire, d’autant plus alors que ce dernier connaît une restructuration vers un mode corporatif de gestion.

La précarité étant un enjeu multidimensionnel difficile à cerner qui est au cœur de la préoccupation d’un nombre grandissant de penseur·e·s dans plus d’une discipline, cet article trace les lignes pour entamer une réponse à la précarité. La précarité a une portée ontologique ; elle est faiseuse de mondes, de corps aussi, de subjectivité. D’abord condition donnée du vivant, la précarité s’est transmutée ; sa configuration actuelle (dans le sensible) en a fait un enjeu qui a force d’agir (en plus d’être multidimensionnel). Autrement dit, cet enjeu s’articule tel un agencement « sens-matière » ayant force d’affectation dans un monde ouvert, dynamique. Ce faisant, il participe à la matérialisation du monde, ainsi qu’aux diverses manières, non équivalentes et différentielles, dont ce monde et ce qui le peuple viennent à compter. Notre argument est le suivant : la configuration actuelle de la précarité a des effets ontologiques qui sont aussi (et nécessairement) éthiques et politiques. Celui sur lequel nous portons l’attention du lectorat est que la précarité participe à la configuration de la réalité sensible à partir de laquelle la personne émerge, « personne » ici comprise comme projet se déployant dans le fond et fait du monde (avec le monde aussi, toutefois ; nous y reviendrons). Cette réalité sensible que nous appelons « corpo-réalité », terme par lequel nous entendons que la réalité sensible d’une personne, qui fait la personne, est vulnérable et précaire, dans la configuration actuelle de nos mondes ; mais plus encore, elle crée de la précarité, elle est précarisante en plus d’être elle-même précaire[ii].

Ces effets sont des « réalités matérielles ». Les effets s’inscrivent dans le réel (et forment ce réel). Ils sont irréversibles, donc éthiques. Il va sans dire que les effets matériels ont tout lieu d’inquiéter. Si la précarité engendre des processus de mort (p. ex. : dépérissement de la vie, empoisonnement toxique ; une foncière incapacité à vivre sainement), c’est dire qu’elle crée des mondes malades. Elle fait du monde un monde de mort, ce dernier étant ouvert, dynamique ; toujours en voie de devenir, en matérialisation, il est in-déterminé, et peut devenir de multiples façons[iii]. Dans sa condition d’ouverture, il est vulnérable, peut être affecté, et ces effets comptent (ils s’articulent dans le réel, forment le réel).

Ces effets matériels préoccupent grandement les féministes du nouveau matérialisme et des sciences. Elles sont loin d’être les seules. Toutefois, leur approche se démarque des autres interventions en ce sens qu’elles s’intéressent pour leur part à la force d’agir de la matière. Critiques des approches du constructivisme social et des théories du langage, des auteures comme Donna Haraway (1997, 2004, 2008) et Karen Barad (2007) (pour ne nommer que ces deux-ci) s’inquiètent de ce que les penseur·e·s critiques en sciences sociales aient abandonné la matière. Barad s’insurge notamment du fait que la seule chose qui ne semble plus compter, c’est précisément la matière (« the only thing that doesn’t matter is matter » (Barad 2007). Ces auteurs·e·s avancent qu’il faut s’intéresser à la matière, se préoccuper de ce qu’elle est, mais plus encore, de ce qu’elle fait. Il ne s’agit donc pas seulement d’un examen des tentatives de représentation de cette dernière, des discours, mais d’un travail intime, en profondeur, et engagé avec la matière, visant à aller au « cœur des choses », littéralement.

Notre article sera divisé en quatre points. D’abord, nous dressons l’examen de la précarité, enjeu multidimensionnel qui est loin de faire l’unanimité parmi les penseur·e·s. Ensuite, nous traçons les effets corporels (sensibles, affectifs, agentifs) de la précarité, sa participation dans la configuration d’une corpo-réalité précaire à partir de laquelle le projet subjectif (la personne) devient. Face à cette configuration sensible, nous invoquons la contribution des approches féministes du nouveau matérialisme[iv], lesquelles nous offrent une voie alternative de matérialisation, pour affecter autrement la trajectoire précaire de matérialisation de la matière sur laquelle le monde est engagé. Pour ce faire, nous proposons une culture départementale du tissage, à initier dans les départements d’études féministes et de genre, mais qui est loin de se limiter à ces seules enclaves.

  1. La précarité, un enjeu multidimensionnel: Vers une nouvelle ontologie précaire

Plusieurs auteures (Judith Butler 2004, 2009, 2012 ; Lauren Berlant 2007, 2011 ; Braidotti 2013 ; Lorey 2006, 2011 ; Jasbir Puar 2011) ont examiné le sujet complexe et noueux de la précarité. Enjeu multiple, nébuleux, la précarité atteste d’une nouvelle condition ontologique, laquelle indique que les zones de vulnérabilité du vivant se sont tellement rapprochées qu’elles sont désormais irrévocablement imbriquées, entrelacées. Impossible de les séparer, de revenir en arrière, même de les examiner séparément ou de répondre aux enjeux soulevés séparément, en ignorant les autres dimensions. Nous invoquons ici bien sûr l’environnement, enjeu lui-même multidimensionnel, mais aussi l’économie propre aux sociétés du capitalisme avancé (précarisation du travail, insécurité des marchés boursiers, fraude financière, exploitation des populations vulnérables) et la politique, que ce soit aux niveaux national, transnational, ou international (les flux migratoires, les enjeux de citoyenneté, les libertés et droits de la personne, la sécurité, l’instabilité politique, les conflits, le terrorisme). Et nous sommes encore loin d’avoir ici un portrait complet ! Sous cet angle, plusieurs ont déclaré que nous sommes entrés dans une nouvelle ère ontologique, nouvelles conditions de la vie et de l’existence humaine, qui sont précaires.

Que la précarité soit la condition du vivant, peu remettent ce fait en doute. Ce qui caractérise toutefois les sociétés d’aujourd’hui, c’est l’imbrication des conditions de vie, et la dimension accélérée, exacerbée, intensifiée et irrévocable de cette imbrication. Une situation d’enchevêtrements, donc, si complexe et totale que la précarité ontologique du vivant est continuellement et irrévocablement activée, attisée.

Pour l’auteure Diprose (2002, 2011) et d’autres (Butler notamment ; Ann Murphy aussi 2011), être précaire, c’est se retrouver incapable de réponses, incapable de répondre alors même que la réponse est ontologique, ce qu’est le vivant (l’humain, pour des existentialistes comme Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir), ce qu’il fait et qui le fait. L’enchevêtrement des conditions de la vie a pour effet d’enchaîner les communautés humaines comme non-humaines, de les mettre en chaînes. Irrévocablement enchaînée à celle de l’autre (et de l’autrement), la vie de l’autre devient condition de vie du soi. Mais quelles sont les conditions de vie de chacun.e ? Sont-elles les mêmes ? Équivalentes ? Justes ? C’est la question.

Pour la philosophe Judith Butler (2004, 2009, 2012), la vie de l’autre est nécessaire à la vie de soi, au soi, mais ce rapport est loin d’être symétrique, équivalent, voire éthique. Sans relater ici l’entièreté de son propos (ou projet), nous dressons quand même un certain nombre de constats. En invoquant ici les travaux de l’auteure Isabel Lorey (2006, 2011), laquelle s’est aussi penchée sur la précarité à partir des travaux de Butler, nous nous intéressons spécifiquement à la manière dont s’articule la précarité dans les mondes d’aujourd’hui en examinant la situation de la travailleuse autonome, créative, situation qui correspond bien à celle des penseur·e·s dans les universités. Bien que ce soit aux travailleur·e·s du domaine culturel que s’intéresse Lorey, nous dressons les parallèles entre la situation (notamment les comportements) qu’elle décrit, et le monde universitaire. Enfin, nous montrons en quoi le portrait qu’elle peint est inspirant et utile dans la perspective d’articuler une réponse de la part des penseur·e·s en milieu universiaitre.

Lorey propose de tracer trois dimensions à la précarité butlerienne[v]. Ces dimensions démontrent que même si elles sont critiques de la précarité, la nature élusive de cette dernière a pour effet d’affecter les féministes (et le féminisme) dans son devenir. Ces effets, loin d’être aisés à contrecarrer, à neutraliser, sont d’autant plus inquiétants qu’ils tendent à être minimisés, voire ignorer, par le féminisme[vi]. Première dimension de la précarité, l’ontoprécarité (precariousness). Cette première dimension englobe les conditions du vivant en tant qu’entité organique, donc vulnérable. L’être humain, être vivant, vit et mourra. Il peut être blessé, il souffre, il est et peut être malade. Jeté dans un monde qui est ouvert et dynamique (en devenir), il est vulnérable. Il est aussi situé au sein d’une inaliénable dynamique de relationnalité ; dépendances mutuelles, interdépendances ; sa vie — les conditions de sa vie — est liée à celles des autres, vivants comme non-vivants (sa mort, aussi, donc). Ce corps est ouvert sur l’autre qui peut à tout moment l’affecter (Butler 2012; Diprose 2012; Lorey 2011). L’ontoprécarité comprend donc deux dimensions qui peuvent attiser la vulnérabilité de l’être humain et le plonger dans la précarité : une dimension biologique (métabolisme) et une dimension sociale (relationnalité).

À cela, Lorey ajoute une troisième dimension, l’ordre précaire[vii]. Les forces hégémoniques ont force d’influence sur l’actualisation de la précarité. Leur perspective (les actions encourues à partir de cette dernière) affecte la précarité, procédant ainsi à une distribution sociale de la précarité qui est sensible, réelle. L’ordre précaire relate donc l’ensemble des mécanismes étatiques et des modes compensatoires — les institutions sociales — visant à amenuiser, voire à neutraliser, la précarité, tant ses sources que ses expressions. Cette dimension diffère de l’ontoprécarité en ce qu’elle affecte autrement ce qui compte — le sensible (Diprose 2011). Certes, elle comprend aussi une composante sociale, les forces hégémoniques étant composées de personnes issues de groupes sociaux particuliers, dissociés selon le sexe, le genre, l’appartenance socioculturelle, la race, l’orientation sexuelle, la classe socio-économique, la culture, et ainsi de suite ; et elles affectent un nouveau partage de la précarité, qui est réelle, qui génère le sensible.

Ces groupes viennent à former les classes privilégiées de la société en matière de précarité ; au pouvoir, elles déterminent le champ des priorités, et effectivement, elles affectent le réel, ce qui compte, puisque les activités, dans le monde commun (dynamique, ouvert) a force d’affectation et d’activation sur ce monde ; il participe à sa configuration. La situation d’autorité dont elles bénéficient leur permet d’énoncer les sources de vulnérabilité (la précarité) qui comptent et celles qui ne comptent pas. Ce faisant, ces forces organisent le champ de visibilité et d’invisibilité des enjeux de la précarité : elles déterminent qui ou ce qui est précaire, de quelles formes précaires on dira qu’elles sont « ontologiques » et méritent une réponse (une intervention, une action) de la part de la société.

Ce partage est constamment (re) négocié via l’ensemble des valeurs qui dominent au sein d’une société donnée. Ces valeurs changent aussi. Cette dimension a aussi pour effet que ce ne sont pas toutes les modalités de l’ontoprécarité qui comptent comme telles dans le champ du sensible. Pensons par exemple aux effets des médias dans la détermination (et la configuration) des enjeux de la précarité, les discours politiques. Ces mécanismes sont utilisés pour transmettre des connaissances quant aux enjeux de la précarité à la population, mais surtout, ils font ces enjeux, soit : ils participent à leur configuration, à leur matérialisation.

D’autres formes de précarité existent aussi, notamment celles qui touchent les groupes en marge de la société (les groupes défavorisés, les populations vulnérables, les communautés autochtones, les femmes, les personnes de couleur, les personnes migrantes, les personnes avec une incapacité). Ces autres formes sont fréquemment obscurcies, ce qui fait qu’elles ne comptent pas de la même manière[viii]. L’ordre précaire crée et renforce les inégalités sociales en configurant l’ordre des priorités et en déterminant les zones qui recevront des ressources. Qui plus est, pour ceux et celles qui ne comptent pas dans ce champ de priorités (dont la précarité n’est pas perçue comme étant issue de l’ontoprécarité), c’est à eux et elles qu’incombe alors la responsabilité de leur précarité, de leur situation.

Une autre dimension complète le tableau de Lorey. C’est la gouvernance précaire. S’inspirant des travaux de Michel Foucault, Lorey explique qu’un mode de gouvernance est singulier à chaque contexte social ; chaque contexte social a un mode de gouvernance qui lui est propre, et celui-ci fluctue. Cette notion englobe aussi celle de « mode d’assujettissement [ix] », aussi spécifique à la situation donnée. Dans le contexte des sociétés du capitalisme avancé, précaire comme en atteste notamment la croissante précarisation du travail, Lorey considère qu’un nouveau « mode de gouvernance » est en émergence : la gouvernance précaire. Elle avance ainsi que loin d’avoir enrayé la figure idéalisée de l’individu bourgeois, souverain et propriétaire de soi, les sociétés du capitalisme avancé continuent d’opérer sous la force pernicieuse de cette figure, qui nourrit les imaginaires sociaux, de sorte que c’est à partir de cette figure que la personne dans les sociétés du capitalisme avancé se conçoit et se déploie, qu’elle le fait face à la précarité. Concrètement, cela signifie qu’en combinant la précarité à l’idéal de l’individu bourgeois, la gouvernementalité prend la forme d’une gouvernementalité précarisante, qui crée un soi — et du soi — précaire. Ce mode de gouvernance se déploie dans le monde en exacerbant sa propre précarité, mais il participe aussi à l’accroissement de la précarité des autres. Voilà qui est d’autant plus troublant que la précarité prend des formes diverses et non équivalentes pour les différents groupes, et que toutes ses formes ne comptent pas de la même manière (matériellement et discursivement).

Pour illustrer son propos, Lorey se tourne vers les travailleur·e·s autonomes dans le domaine culturel. Nous jugeons son cas d’étude pertinent pour cet article, qui aborde la situation des penseur·e·s dans les départements d’études, parce que, comme nous le verrons, il existe plusieurs points de similitudes entre le travail autonome et créatif dans le domaine culturel et celui de la recherche. Lorey explique que les travailleur·e·s autonomes ont tendance à opter pour des conditions de travail qui accroissent et génèrent de la précarité. Se plongeant dans l’ignorance quant aux effets divers de la précarité, elles justifient le recours à des conditions de travail comme la flexibilité et la polyvalence, l’absence d’horaire fixe, en les présentant comme des conditions favorables, même nécessaires, au travail créatif, à l’innovation. Toutefois, elles ignorent les effets multiples (notamment précarisants) de telles conditions. L’instabilité, autrement dit, engendre de l’instabilité à plusieurs niveaux, qui dépassent le cadre du travail. Qui plus est, ces conditions de travail ignorent aussi la manière dont peut évoluer, changer, la vie d’une personne, et ce dont elle aura besoin plus tard, de quelles ressources elle aura besoin. Le travail créatif, dira-t-on donc, requiert la flexibilité. Il ne s’agit pas d’un travail qui peut donner des fruits en se pliant à des conditions rigides de travail, des horaires et un emplacement fixes.

On nous dira que le travail autonome ne se traduit pas nécessairement par la précarité, le travail précaire. C’est vrai, mais dans les sociétés du capitalisme avancé, la productivité a force d’injonction qui surprend la personne, et son bien-être. L’enjeu du travail précaire est loin d’être un enjeu nouveau ; plusieurs chercheur·e·s s’intéressent actuellement aux modalités qui favorisent sa prolifération. C’est que le capitalisme, effectivement, bénéficie grandement de la précarisation du travail — d’autant plus facile à opérer que le mode de gouvernance en place participe de lui-même à cette précarisation et à la précarité, comme enjeu multidimensionnel et dynamique, ouvert. S’il est vrai que la flexibilité temporelle et spatiale favorise la création et l’innovation, dans le contexte actuel, cette même flexibilité, soi-disant liberté, a des effets pervers. Certes, le « monde du travail » s’adapte aussi à la volatilité des travailleur·e·s : le travail à temps partiel et les quarts de travail sont des formes d’emploi qui ont été conçues pour faciliter l’accès des femmes au marché du travail. Mais cette demande de flexibilité se retourne désormais vers les travailleur·e·s, telle une injonction. L’idéologie capitaliste a tôt fait de l’intégrer, de la tourner à son avantage. Ce sont désormais les travailleur·e·s qui doivent faire preuve d’adaptabilité.

Il est possible d’identifier une tendance similaire chez les intellectuelles. La section suivante examine cet enjeu. Les universitaires n’échappent pas à cette nature multidimensionnelle, dynamique et volatile de la précarité des sociétés du capitalisme avancé — d’autant plus dans les départements d’études féministes et de genre. Les réalités économiques et les exigences de productivité dans les milieux du savoir font en sorte qu’une personne doit créer et entretenir des relations intermittentes, mais permanentes (latentes), avec le travail. La chercheure demeure ainsi rattachée à une structure de travail, même lorsqu’elle ne « travaille » pas (soirées, temps libres, fins de semaine, congés). En tout temps, elle accomplira des tâches, « autres », lorsqu’elle ne « travaille » pas. Toutefois, c’est en fait plutôt le travail qui dicte l’ordre des tâches qu’elle effectue plutôt qu’elle n’en est maîtresse, comme elle voudrait le croire.

Les études attestant de la détresse psychologique, de l’anxiété, dans les milieux du savoir et de l’enseignement ne se démentent plus. Peu importe leur statut, les professeur·e·s d’université comme les chercheur·e·s sont surchargé·e·s, débordé·e·s ; le travail ne cesse de s’empiler, tout comme les tâches, et la diversité de ces dernières. Pareillement, il semble que l’injonction à la productivité ne flétrit pas, mais s’intensifie, et ce, peu importe la nature des tâches à accomplir (enseignement, recherche, participation départementale, rôles administratifs, etc.). D’un autre côté, les conditions du savoir des étudiant·e·s ne s’améliorent pas non plus. On pourrait même dire que la même tendance s’observe. Ceux-ci et celles-ci se confrontent à des enjeux de précarité exacerbés sous l’injonction de la performance, de l’esprit de compétition, de la productivité, facteurs auxquels s’ajoutent les obligations multiples (travail, famille, école, santé), les dettes d’études, et nous en passons. Les chercheur·e·s comme les travailleur·e·s dans le domaine de la culture dont nous entretient Lorey ont aussi tendance à minimiser les effets du travail précaire. Continuant de croire en la figure de l’individu bourgeois, elles aussi croient qu’elles peuvent s’élever au-dessus de la critique, faire abstraction de cette dernière, et à la fois survivre et se créer (déployer) sous les structures précaires d’un capitalisme acerbe. Elles voient dans cette trajectoire sur laquelle elles se trouvent un choix accompli de manière autonome, mais ignorent les effets corporels et sensibles de la précarité, notamment la manière dont ils affectent la pensée (et celle qui compte), et la diversité de ces effets aussi. On peut penser, par exemple, aux sentiments de culpabilité que ressent la personne par rapport à son travail, sa productivité, et que, sans balise et sans structure, cette personne travaillera parfois plus que le nombre usuel d’heures par semaine ; l’absence de bénéfices sociaux et médicaux ; la question de la sécurité de l’emploi ; et ainsi de suite).

Qui plus est, nous le disons : la précarité prend de multiples formes. Ses expressions ne sont pas non plus équivalentes. Par exemple, si précaires ou vulnérables qu’elles soient, certaines féministes ont quand même accès aux milieux privilégiés du savoir. Au sein de ces milieux aussi, les conditions du privilège et de la précarité varient, et les différences entre ces conditions ne sont pas à négliger.

Il faut les considérer au moyen des outils de l’intersectionnalité notamment. La hiérarchie qui s’installe entre les chercheur·e·s, entre les féministes, est réelle ; elle se produit, elle arrive, et arrive pour rester (elle marque des corps, la matière, est irréversible ; on ne fait qu’y répondre, qu’en hériter, bien que cette réponse puisse prendre de multiples formes).

En introduction, nous avons mentionné deux auteures, Buikema et de Tuin (2014), qui se sont penchées sur les effets de l’institutionnalisation sur le féminisme, effets qui se complexifient à mesure que les conseils administratifs des universités adhèrent de plus en plus à un modèle marchand du savoir. Ces deux auteures expliquent que la recherche sans source de financement est désormais quasi impossible : l’injonction à la productivité et la marchandisation du savoir forcent les chercheur·e·s à recourir à des formes alternatives de financement en soumissionnant pour des subventions de recherche octroyées par divers organismes subventionnaires. Dans cet article, elles démontrent toutefois que la position d’autorité dans laquelle se trouvent ces organismes les amène à jouer un rôle de plus en plus significatif au sein de la recherche, un rôle à la fois épistémologique, ontologique et éthique. Expliquons. La procédure pour obtenir des financements est régie par un ensemble de critères. Ces critères participent à la légitimation, mais aussi à la configuration et à la détermination des outils et des méthodes de recherche. Rappelons-le : c’est à partir de ces outils et méthodes que naissent des projets de recherche, des objets de recherche, mais aussi des objets plus concrets, des pratiques, des discours, des instruments de recherche (questionnaires, entrevues, instruments de mesure pour les sciences naturelles). Donc, des effets discursifs comme des effets matériels.

Pour obtenir ces financements, les chercheur·e·s n’ont guère le choix que d’adapter leur langage, leurs outils, leurs objets, à ceux préconisés par les organismes subventionnaires. C’est leur langage qui prime. Les chercheur·e·s doivent remplir un certain nombre de critères, se « qualifier », puis produire divers documents, compléter des formulaires. Ces formulaires, on le comprendra, comportent des questions ouvertes ou fermées dont la structure, la formulation et même l’ordre ont été établis par les organismes mêmes (et non les universités).

Ces critères et ces procédures configurent le champ des « possibles ». Ils affectent le partage sensible à partir duquel (et duquel uniquement) la connaissance qui compte se déploie. Ces modalités, comme nous le savons bien, sont loin d’être inoffensives. Ces organismes octroient de la légitimité, de la valeur à la recherche, et elles ont des effets à la fois matériels et éthiques, ontologiques, sur ce qui comptera effectivement : donc tant les objets matériels (physiques, tangibles) de la recherche que la panoplie d’outils conceptuels qui sont aussi à concevoir. Ces derniers ont force d’affectation et participeront à la constitution du réel.

Le constat dressé par Buikema et Tuin les amène à se demander si les universités constituent encore des lieux propices à la pensée, une question plus que pertinente pour le féminisme. Nous l’avons vu, la précarité est un enjeu multiple, qui affecte chacun·e, mais la précarité affecte davantage les femmes — et différentiellement ! (c. f., Ève-Lyne Couturier et Simon Tremblay-Pépin [IRIS], 2015). La situation s’exacerbe aussi pour les féministes ; comme en attestent Francis Dupuis-Déri et Diane Lamoureux (2015), le mouvement antiféministe et masculiniste ne cesse de gagner du terrain. Ce ne sont pas non plus toutes les féministes (ni tous les féminismes) qui parviennent à se faire une niche dans les départements d’études dans les conditions actuelles. Pourtant, malgré ce bien sombre constat, Buikema et Tuin (2014) restent optimistes : les départements d’études féministes et de genre peuvent faire une différence pour le féminisme, une différence qui fait une différence. Il s’agira d’articuler ces espaces comme forces de résistance au capitalisme, en les érigeant comme espaces proprement féministes. Le féminisme, rappelons-le, c’est aussi inviter le féminisme dans sa pluralité, sa différence, reconnaître la différence de chacune ainsi que son potentiel unique. Certes, les approches peuvent être mutuellement antagonistes, voire antithétiques, mais la pensée féministe n’en demeure pas moins, en soi, est une pensée de la différence[x]. Toutefois, dans les conditions actuelles (de la précarité), le féminisme se confronte à plus d’un obstacle, de sorte qu’un « tout », bien élusif et nébuleux, difficile à cerner, se forme — il est d’autant plus difficile d’y répondre, situation qui se complique dans la contingence. Le féminisme aussi souffre de la précarité, et il s’actualise lui-même précaire, pour utiliser ici la notion de la « gouvernance précarisante » proposée par Lorey. Autrement dit, c’est en effet à partir de corpo-réalités, de configurations sensibles précaires que le féminisme devient, qu’il s’articule comme force vivante, et qui devient à la fois capable et vulnérable, un élan et une ouverture.

Ces effets corporels, sensibles, sont loin d’être négligeables. Toutefois, il semble que la méfiance des féministes, envers les sciences (notamment la biologie et la pharmacologie), n’a guère faibli. La sensibilité féministe pour ces enjeux entraîne pourtant des effets pour le féminisme, que nous considérons comme nuisibles. En effet, comme le souligne Elizabeth Wilson (2008, 2015), la suspicion des féministes envers les sciences fait en sorte que les féministes s’intéressent peu à la matière. Leur détournement n’en fait pas moins que les sciences continuent de se pratiquer, de se déployer, et d’affecter les femmes. Il est risqué, nous diront les féministes du nouveau matérialisme et des sciences, de se détourner de la matière ; même si on s’intéresse aux discours des scientifiques, cette critique demeure de l’ordre de la représentation, du discours. Ce manque d’intérêt pour la matière ne contribue en rien aux effets configurants de la matière, dynamique, qu’entraîne la configuration actuelle des pratiques scientifiques.

Bien que critiques des sciences, les féministes n’interagissent pas (ou pas suffisamment) avec la matière, dans toute sa crudité. Selon Elizabeth Wilson, cette méfiance vis-à-vis des sciences émerge de la crainte de voir les sciences utilisées pour reproduire des conceptions essentialistes de la femme, à partir de la biologie. Elles se méfient donc lorsque l’intentionnalité du sujet est remise en question. Cette méfiance a toutefois pour effet de créer un « angle mort » au sein de la pensée féministe. Dans un texte de 2008, Wilson nous relate une anecdote tirée de la recension de la critique littéraire Judith Kegan Gardiner du livre Prozac Nation. Dans sa recension, Gardiner exprime sa surprise lors de sa participation à un congrès féministe d’envergure, en constatant le gouffre immense sévissant entre la pensée féministe dite « officielle », soit les événements officiels du savoir lors du congrès comme les conférences et présentations, les interventions, les tables rondes, les périodes de questions, et, de l’autre, les conversations informelles tenues par ces mêmes personnes, conversations qui se déroulaient cette fois entre les actes du colloque, durant les pauses café et les repas. Les actes officiels, nous dit Gardiner via Wilson, étaient marqués d’une acceptation générale, peu réflexive, quant à la véracité des fondements du constructivisme social, un rejet systématique des approches dites « essentialistes » provenant des sciences « dures ». De l’autre côté de la scène, toutefois, une autre scène. On se permettait, là et alors, d’aborder d’autres sujets : l’anxiété, la dépression, la consommation de substances psychotropes ; autant de sujets supposant une interaction avec les sciences de la biologie, de la psychologie, et le champ pharmaceutique, le corps, les viscères, les organes, etc. Mais ces interactions-là, elles, passaient largement inaperçues.

Dans les coulisses donc, d’autres voix (voies ?), mais aussi des corps, d’où s’articulent ces voix/voies. Dans ces conversations « informelles » (qui, soi-disant, qui ne comptent pas), on se permet de « donner corps » à tout un autre champ sensible du sensible : les obligations familiales et professionnelles, les effets physiques et psychologiques de ces obligations, les troubles alimentaires, de l’humeur, du sommeil.

Dans ces autres lieux, d’autres personnes : des mères, femmes, amies, collègues. Ici, ce sont elles qui comptent, et pourtant, elles ne comptent pas ailleurs, comptent autrement ailleurs, comme des fantômes peut-être, des spectres qui ne pensent que hanter en silence, des versions renouvelées d’Écho, figure de la mythologie grecque. S’impose ici alors une hiérarchie, une échelle ou plutôt des Éch-elles. Ici, d’autres corps se matérialisent, d’autres corps comptent, des corps affectifs et vulnérables.

Dans son texte, Wilson indique qu’en se méfiant des sciences, les féministes constituent une pensée féministe critique, certes, mais qui est aussi paranoïaque. Elle dira même, de cette pensée, qu’elle a : « la rage au ventre », qu’elle porte l’hostilité en son sein (« its guts »), que l’hostilité la fait et la fait faire. Si elle prend en grippe les modalités de l’oppression, qu’elle s’est façonné des outils acérés (la critique) pour appréhender et démanteler les comportements oppressants du patriarcat, notamment, cette même hostilité peut aussi blesser et nuire au féminisme. Wilson (2015) continue : la pensée féministe évite les interventions et interactions féministes avec les sciences, les objets de la science ; elle peut aussi blesser ce qu’elle aime, et cherche à protéger. De ce constat, Wilson se demande si l’hostilité — la critique acerbe et puissante dont elle est capable — est au cœur du féminisme, son modus operandi, et si la manière d’être du féminisme est d’être/de faire en infligeant douleur et souffrance à ce qu’il abhorre comme à ce qu’il chérit, cette pensée est-elle apte à accepter cette condition, sa nature, si tant est que sa nature ne puisse être changée ?

La question que pose Wilson aura nécessairement pour effet de confronter les féministes à un enjeu de taille. D’abord, reconnaître ce qu’est et ce que peut le féminisme comme projet conjoint, indissociable. Ensuite, accepter cette condition, acceptation qui, dans les faits, devra se traduire par le déploiement d’un travail de réflexion éthique sur les modalités opératoires du féminisme, dans sa pluralité, en reconnaissance des blessures qu’il infligera, au passage, aussi à ces choses, ces personnes, qu’il aime et qu’il chérit[xi].

Certes, les craintes des féministes envers les sciences sont justifiées, mais Wilson s’inquiète que le désinvestissement féministe envers les sciences que la méfiance entraîne nuise davantage aux femmes et au projet féministe qu’elle ne contribue à la force de cette pensée. Les sciences souffrent de l’absence de l’apport féministe comme les femmes qui sont touchées par les enjeux requérant des connaissances scientifiques. Comme en atteste l’anecdote de Gardiner, les femmes et les groupes marginalisés continuent d’être affectés par des enjeux de nature médicale, biologique, psychologique, environnementale aussi (c. f., Wilson, 2008). Un engagement féministe offrira des modalités de réponse différentes aux enjeux requérant des connaissances de la biologie et de la pharmacologie.

Rejoignant en quelque sorte les préoccupations de Wilson, le texte de Buikema et Tuin (2014) remet aussi en question la zone de confort, incorporelle, que se forge le féminisme. L’université, diront-elles, est loin de se dresser telle la tour d’ivoire, imaginée, entre la vie mondaine et celle de la connaissance.

La chercheure reste un être vulnérable, et c’est de sa vulnérabilité qu’émerge sa pensée, la pensée féministe. Certes, il est tout à parier que la chercheure est à même d’appréhender certains des effets que la matière a sur la pensée, mais il est utopique de penser qu’elle puisse connaître — voire contrôler — l’ensemble des effets que la matière a… sur la matière ! (Et sur la personne, ainsi que sur la pensée, par ricochet). Il est possible que la seule intentionnalité puisse faire abstraction du corps, des effets sensibles, et de la force d’agentivité de la matière que nous abordons dans la section suivante. Mais les effets de la matière sur la personne qui devient sont bien réels, et de considération éthique. Ils sont aussi irréversibles puisqu’ils se matérialisent. Enfin, ils sont eux-mêmes complices des effets de cette configuration précaire.

2. Vers une conception dynamique de l’ontologie : les féministes du nouveau matérialisme, les approches féministes des sciences, et le réalisme agentif de Karen Barad

Penser à partir des outils du féminisme des sciences et du nouveau matérialisme signifie confronter la conception de l’ontologie qui a dominé la tradition occidentale philosophique et scientifique depuis Platon. Les avancées scientifiques récentes, notamment la physique quantique, et l’engagement féministe en sciences, refondent la manière de concevoir et d’appréhender (scientifiquement) la matière à partir de l’intra-action[xii], comme nous l’expliquons dans cette section, une manière de faire de la science où tant les objets de savoir que les agentivités du savoir (chercheur-e-s, instruments de mesure, concepts) s’articulent, se définissent, dans le moment de leur rencontre, pas avant. Contra l’interaction, l’intra-action est à comprendre comme un milieu dans lequel de la matière et du sens, indéterminés et tendant vers l’indétermination, se séparent au sein de conditions d’intériorité de manière à se définir.

Les approches féministes des sciences et du nouveau matérialisme (SetNM) dévoilent une matière ontologiquement indéterminée. De cette conception, ces auteures déploient les grandes lignes pour une pratique éthique des sciences et des processus d’acquisition des connaissances, d’où la pertinence de ces approches tant pour la pensée féministe que pour les sciences. Ces perspectives nouvelles sur l’ontologie, la matière, nous amènent à repenser le politique, mais aussi l’agentivité humaine, la subjectivité. Elles nous permettent aussi de déployer un projet éthique sur le bien-vivre ensemble.

Barad déploie une philosophie du « réalisme agentif », une éthico-onto-épistémologie du savoir et de la pratique scientifique. Ce projet, elle le trace à partir des travaux en physique quantique du physicien Niels Bohr. Contrairement à son comparse Heisenberg qui proposa le célèbre principe de « l’incertitude », limite de la connaissance scientifique, Bohr laisse entendre que ce n’est pas tant une situation d’incertitude dans laquelle sont plongées les sciences, comme les communautés humaines. Plutôt, c’est que la matière est, à la base (ontologiquement), une situation « d’indétermination ». Indétermination de la matière, de la matière de la matière (« of matter, of the matter of matter»). Mais attention ! nous dira Barad. Il y a [de la] matière, qui peut être connue, appréhendée ; de la matière « déterminée », mais celle-ci n’est pas immuable. Autrement dit, la matière est mouvement, indétermination. Les processus qui permettent de la connaître, tant celles en contexte que la matière de la matière, son ontologie, sont des pratiques engageantes; intervenantes, qui intra-agissent plutôt qu’elles n’interagissent. C’est-à-dire qu’elles se constituent en se déployant et cette manière d’être (et de faire) est engagée, une forme intervenante qui contribue aux processus en cours de matérialisation de la matière comme du sens.

Cette matière-là, on dira d’elle qu’elle est stabilisée, mais pas stable, ni permanente. Elle (se) présente en contexte uniquement, et nécessairement en relation. Elle est située au sein de réseaux complexes d’intra-actions. Au cœur de la matière (at the heart of [the] matter), dans son essence, la matière demeure dynamique ; ouverte et indéterminée lorsque sans contexte. Cette « essence », qui n’en est pas une (pour jouer ici avec l’usage que nous proposait Luce Irigaray dans Le sexe qui n’en est pas un), n’est pas. Elle tend, mouvement, vers l’indétermination, l’instabilité. Qui plus est, nous dit Barad, elle œuvre activement à la déstabilisation et au démantèlement de tout processus ou tentative de « détermination », de stabilisation, comme les sciences (Barad, 2007, 261 ; 2010, 258).

Examinons un exemple. Dans un texte de 2010, Barad relate comment la théorie quantique des champs, en physique quantique, nous présente un électron qui, dans son déploiement, crée parfois des « infinis ». Ce comportement, nous dit Barad, a été qualifié de diverses manières par les scientifiques qu’il a obnubilés, surpris, même outrés. Richard Feynmann, premier physicien à documenter ce cas d’études, qualifia même le comportement de l’électron de « queer », un comportement obscène, incestueux même, qu’il faut « réhabiliter » (normaliser), notamment en « couvrant » cet électron qu’on dira « nu » (Barad, 2010). Le comportement de l’électron est le suivant : pour se déplacer d’une strate à l’autre, l’électron produit un photon qui lui permet de se propulser. La création « d’infinités » se produit lorsque l’électron absorbe son photon. Cette absorption nous donne alors un électron qui tourne en boucle, absorbant un photon, qui lui permet d’en produire un autre et de se propulser à nouveau. Curieux phénomène, que celui-ci, puisque l’électron, qui se nourrit lui-même de ce photon qu’il vient « d’enfanter », transforme ce (premier) électron. Ainsi, « il » n’est plus tout à fait ce qu’il était auparavant, avant l’absorption, mais on ne peut pas non plus dire qu’il soit autrement que lui-même, puisque ce photon, qu’il a absorbé, produit par lui, était en lui quelques instants auparavant. C’est donc lui aussi, lui dont il se déleste un peu, sans qu’il se fasse manque, lorsqu’il l’expulse comme mode de propulsion.

Le cas que nous rapporte Barad est d’autant plus époustouflant qu’il nous confronte à deux réalités impressionnantes : d’abord, un électron qui est mouvement, un dynamisme au cœur de la matière ; puis, un électron se désirant lui-même (son photon) ; et, se désirant, qui produit, génère, se génère, et génère du soi, qui, force est de le reconnaître, n’est pas un soi, à proprement parler (unique, singulier, déterminé et contenu) ; plutôt un soi qui se fait ouverture, qui devient par l’ouverture, et s’éteint au même instant. Un mouvement qui le propulse hors de lui-même, et c’est ce mouvement même qui est lui, mais un lui qui n’est ni un « un » ni tout à fait « lui ».

Le cas que nous présente Barad nous confronte donc à une réalité déroutante, par laquelle l’électron trahit et transgresse, dément même l’identité comme l’idée même de l’identité, l’être, et l’ontologie au passant, soit la conception de l’ontologie qui a dominé l’Occident depuis Platon.

Pour les approches inspirées du constructivisme social, il est impossible de connaître l’essence d’une chose, les processus de la connaissance étant irrévocablement médiatisés par la situation socio-historico-culturelle d’où se déploient ces pratiques et ces connaissances. Les féministes SetNM démontrent que cette perspective, comme les approches naïves du positivisme scientifique, réalisme classique, adhère à une conception située de la matière, laquelle, malheureusement, fait abstraction du présupposé à partir duquel elle opère, soit que la matière est à distance et passive, qu’elle-même n’a pas force d’affectation, pas d’agentivité. Dans cette « version de conte », elle demeure un bloc, certes absente, mais surtout inactive. Ainsi, on se détourne de la matière et se désintéresse entièrement de ce qu’elle pourrait bien être en train de faire.

Pour Barad, cette perspective n’est guère étrangère à celle des approches réalistes classiques, que préconisent encore les sciences aujourd’hui. Toutes deux adhèrent à une conception représentationnaliste de la matière. Elles se différencient en une chose : la possibilité de représenter la matière. Dans un cas comme dans l’autre, toutefois, la matière est déjà représentée, comme figée, absente ou présente, mais une présence. Aucune ne considère que la matière puisse agir, qu’elle puisse prendre part aux processus de matérialisation (et de signification) des choses qui peuplent le sensible.

Entre les mains de Barad, cette conception de la matière non seulement devient visible, elle devient intenable (du moins, intenable sans conséquences importantes). Le « réalisme agentif » de Barad nous donne la matière comme force agentive, composante de l’agentivité qui dépasse l’entendement, le lot même, de l’agir humain. Une conception dynamique de la matière, et de l’ontologie qui peut la connaître, signifie qu’il faut imaginer à neuf les approches de la connaissance, l’ontologie comme l’épistémologie. D’abord, les sciences ne sont jamais à distance de la matière, de leurs objets d’études. Pour acquérir des connaissances, les sciences font. Autrement dit, il n’y a pas de choses, de connaissances, qui peuvent être découvertes, mais les sciences sont des activités engageantes qui participent aux processus de la matérialisation qu’est la matière, et elles le font avec la matière. Constante (bien qu’inconsistante), la matérialisation s’effectue sous le coup de plusieurs facteurs comme le contexte socioculturel et historique, ainsi que tout objet qui existe déjà au sein du « réel agentif »[xiii].

Barad explique que le « savoir » se déploie en intervenant et en s’investissant au cœur des processus de détermination en contexte de la matière. Le savoir ne découvre pas le « monde », mais fait des mondes, prend part à sa/leur création et émergence. C’est ainsi qu’il opère, et pas autrement : la possibilité même de son être/existence, comme mouvement et action positive, en dépend ; son essence est telle qu’il doit prendre acte, d’où l’importance de réfléchir rigoureusement et sérieusement à ce qu’il fait, la manière dont il le fait, dont il participe aux mondes, dont il est au monde, et conséquemment, de prendre acte, de s’en rendre responsable (response-able, responsive)[xiv].

Ce qui est « matière déterminée » donc (les choses qui peuplent nos mondes sensibles) n’existe pas indépendamment de leur contexte d’émergence. Pour connaître les choses, il faut considérer les modalités de leur émergence et le réseau, les modalités relationnelles, au sein duquel elles sont situées, les relations qu’elles ont avec les autres choses peuplant aussi le sensible, et qui les engagent dans le monde. Ce « tout » fonde l’« identité » d’une chose (qui n’en est donc jamais qu’une). Un mode affinitaire, dynamique, donc, plutôt qu’une « identité ».

Concevoir la matière de manière dynamique signifie que de la matière se présente comme processus continu de matérialisation, de différenciation et de détermination (Barad, 2007). La matière n’est pas fluide et malléable à souhait ; et ces processus ne sont pas réversibles. La matière conserve les traces de sa matérialisation, ceinte d’empreintes et de sédiments qui (la) forment comme archive vivante. La matière s’articule sous la forme de choses matérielles (déterminées) en contexte, des phénomènes, pour Barad. L’essence même est donc telle : la matière s’intra-affecte (comme l’atteste l’électron). Elle est animée d’une tendance à devenir autrement qu’elle-même lorsque matérialisée.

Puisque le savoir intervient au sein des processus de matérialisation de la matière (c’est de cette manière qu’on peut connaître des choses, soit les « déterminer »), on dira de ceux-ci qu’ils ont « force ontologique ». Ils créent le réel (d’où l’appellation « réalisme agentif » proposée par Barad). Pour les approches féministes SetNM, il n’est pas impossible d’acquérir des connaissances sur la nature, sur les choses matérielles, et il importe de connaître les choses aussi ! Plusieurs pourraient dire, face à sa conception de la matière, que les sciences devraient s’abstenir de se pratiquer, si elles sont pour avoir une incidence sur la matière en devenir. Mais Barad dira plutôt que nous sommes des mondes. En cela, il importe que nous participions (déjà, c’est notre manière d’être). Qui plus est, il y a quelque chose de foncièrement éthique dans cette conception. C’est que la matière n’est pas, déjà. Elle devient, et au sein de ce devenir, toute activité humaine est déjà impliquée, prenante, participante, et elle-même affectée dans ce qu’elle est et peut. Il importe donc au contraire que les sciences continuent, puisqu’elles sont ontologiques (elles font des mondes), mais ses pratiques doivent être éthiques, politiques, responsables.

Une ontologie dynamique enclenche de nouvelles conversations et des modalités interactionnelles entre les sciences dites dures et les sciences sociales, de même qu’au sein des sciences elles-mêmes. Les modalités de l’ontologie actuellement en vigueur sont loin de constituer la seule manière de faire de l’ontologie. Les approches féministes SetNM proposent des méthodes intra-actionnelles du savoir et de la science. Les approches féministes SetNM refusent d’abandonner le réel (le sensible), et s’inquiètent d’autant plus que les féministes, qui se méfient des sciences, s’en détournent, et détournent jusqu’au féminisme dans son ensemble !

Donc, la matière elle-même est capable d’agentivité ; elle fait partie dès lors des « agentivités d’observation » que sont les pratiques du savoir, coparticipante active de ces dernières. À partir de cette conception, nous cherchons à voir comment susciter tant la participation que l’intérêt de la matière pour l’ouvrage de reconfiguration qui nous revient, nous, chercheur·e·s, qui attestons et nous préoccupons des mondes précaires qui sont les nôtres. Comment susciter la participation et œuvrer avec elle à la transformation de la matière, spécifiquement, à la reconfiguration d’une corporalité sensible, corpo-réalité, disponible aux enjeux différentiels de la précarité, et au potentiel féministe qui est, lui aussi, précaire, inapte à répondre et à compter dans le champ des préoccupations féministes telles qu’elles comptent au sein des départements d’études féministes.

3. Corpo-réalité, sensibilité et paranoïa : vers une éthique féministe matérialiste du soin et une culture départementale du tissage

Dans ses travaux, Rosalyn Diprose (2002, 2011, 2012) propose une éthique de l’intercorporalité, pensée à partir d’une économie libidinale intercorporelle, de générosité intercorporelle. Elle la pose comme condition ontologique de l’être humain. À son approche, nous combinons ici le concept « d’intra-activité » de Barad (2007) introduit plus tôt, concept qui remet en question l’idée que, lors d’une rencontre/inter-action, deux entités se rencontrent et sont transformées, comme si elles étaient fondées, identifiables, avant même la rencontre[xv]. Nous proposons le concept de corpo-réalité : outil à la fois épistémologique, éthique, politique et ontologique, cette notion nous permet d’envisager les effets corporels comme des effets à la fois éthiques, épistémologiques et ontologiques (on dira ethico-onto-épistémologiques), et d’y répondre en tant que tels. Ce concept, nous le façonnons à partir de la philosophie du réalisme agentif de Barad. Il indique que la personne n’est pas un être de pure intentionnalité, mais un corps (matière) affectif, dynamique, ouvert — d’ambiguï — qui se situe au cœur d’une économie elle-même dynamique et ouverte qu’on dira intra-corporelle.

Le concept de corpo-réalité nous présente une « personne » qui « est » (se meut, plutôt) d’ambiguïté. En dis/continuité avec elle-même (l’un et l’autre, ensemble plutôt que subséquent), elle est (devient), touchée et provoquée par différentes forces matérielles et énonciatrices qui l’entourent et la génèrent, autant de coupures agentives faiseuses d’« êtres », pour utiliser le langage de Barad. La corpo-réalité est une « réalité corporelle muable » qui se constitue sous le mode d’un tissage/tressage, à partir de relations, de personnes/corpo-réalités et autres « choses » qui sont soit des choses matérielles, incorporelles (des idées, des valeurs), ou encore des agencements complexes et mutables composés de sens et de matière : des choses sensibles.

Nous entamions cet article en abordant l’enjeu épineux de la précarité. Le constat dressé nous amène au point qui suit : les corpo-réalités précaires tissent des relations singulières, uniques, avec les choses qui les entourent et avec celles qui se joindront au monde commun — à ces choses qui n’existent pas encore, mais auxquelles les corpo-réalités, ici précaires, prennent part dans leur articulation. Ici, ce n’est pas tant l’agentivité de la personne que nous remettons en question que sa reconfiguration. Il faut repenser (imaginer autrement) l’agentivité et aussi celle de la personne. C’est le cas puisque la corpo-réalité joue un rôle éthico-onto-épistémologique : non seulement elle participe aux processus d’attribution de valeur aux objets d’études, c’est aussi à partir de cette configuration sensible que la sensibilité féministe qui compte et se compte se constitue.

Pour clarifier ce dernier point, nous nous tournons vers le penseur Bruno Latour. Dans « Body-Talk », Latour explique que les chercheur·e·s doivent se « façonner leur corps » pour les fins de la connaissance. Connaître les choses, nous l’avons vu, c’est participer à leur émergence, leur devenir, intervenir à même les processus de matérialisation qu’est la matière. Barad (2007) le démontre : il n’y a pas d’autres moyens de faire des sciences, d’acquérir des connaissances. La personne, la chercheur·e est toujours, déjà et irrévocablement, située à même des mondes dont elle ne peut s’extirper, même pour les fins de la connaissance. En tant qu’être du monde, son essence est de participer aux processus de matérialisation de facto (Barad, 2007). Pour Latour (et d’autres penseur·e·s en études des sciences et des technologies (STS)), la chercheur·e/faiseur·e doit développer des sensibilités et des aptitudes singulières et spécifiques. Latour donne notamment l’exemple du sommelier, qui doit affiner son nez à de nouvelles odeurs; on pensera aussi au peintre qui parvient à voir des formes et des couleurs inaccessibles à d’autres. Même chose pour les athlètes. Les corps sont façonnés en rapport intime avec les objets de leurs activités ; ils deviennent avec eux, et sont irrémédiablement marqués, affectés et transformés par ces contacts, ces intra-actions. Celles-si ne sont donc pas innées, mais apprises. Voilà qui signifie que le corps se situe aussi à même un processus de matérialisation continue. Le corps, ici, n’est pas tant composé d’une « matière » qui prendra n’importe quelle forme ; ne lui est pas possible l’infini. Mais la matérialisation est un processus continu ; ouvert, dynamique, cela signifie que des trajectoires de matérialisation sont disponibles. Pas infinies donc, mais in-définies. Elles s’actualisent et se virtualisent, toujours à la fois. Elles sont des coupures, aussi ; c’est dire qu’elles laissent des empreintes indélébiles qui forment toute matière comme une archive vivante.

La configuration sensible est nécessaire pour se déployer dans le monde (selon les possibles qu’il s’y offre). Mais, ce faisant, cette configuration opte pour et virtualise des possibles. Nous l’avons dit, le féminisme est vulnérable, précaire. Dans la configuration actuelle (du sensible), il s’articule non tant dans sa vulnérabilité, qui a force d’agentivité, mais plutôt dans la précarité : c’est en tant que précaire (précarisant, co-générateur de précarité) qu’il participe au monde en devenir, vers une ontologie de la précarité.

La précarité contribue à la configuration d’une « réalité sensible » (corporelle) précarisée et précarisante. Elle fait proliférer des enjeux singuliers, tant matières physiques que discursives ; des enjeux d’insécurité. Elle le fait notamment en attisant une configuration sensible suspicieuse, qui se sent vulnérable, insécure, et qui devient prompte à la paranoïa. Elle trace donc la cartographie des modalités affectives possibles et impossibles, celles qui disposent la chercheur·e et auxquelles la chercheur·e est disponible, sensible, à ce qu’elle peut voir et faire compter, ou non (ou faire compter autrement).

Notre projet est de tracer de nouvelles modalités relationnelles envers les approches de la paranoïa, et la configuration corporelle sensible qui s’est ainsi constituée, qui affecte le féminisme et qui s’envenime lorsqu’elle est couplée à l’enjeu multidimensionnel de la précarité. Nous l’avons montré : la matière est ouverte, dynamique, sensible et agentive. Les travaux de Barad nous offrent ce qui nous apparaît être une voie de sortie, transformative, positive et même émancipatoire ; puisque la matière est processus de matérialisation continue et puisque la matière participe aussi à ces processus, est-il possible, d’abord, d’œuvrer à la reconfiguration de la trajectoire de matérialisation sur laquelle sont prises les corpo-réalités précaires et précarisantes ? Et (ou simultanément), par la suite, de susciter la participation, voire l’intérêt, de la matière pour cette transformation vers un mode d’existence plus éthique pour le plus grand nombre ?

Introduite plus tôt, Wilson (2008, 2015) nous présente (et propose) une conception dynamique, affective et agentive de la matière organique qui est utile pour notre projet. L’un de ses exemples porte sur l’utilisation de drogues dans le traitement des états dépressifs. Wilson explique que ces drogues sont conçues pour interagir, converser, avec le cerveau ; et, avec lui, œuvrer au rétablissement de connexions organiques « saines », équilibrées, et pallier l’état dépressif. Ici, il s’agit à la fois de rompre des connexions « dépressives » qui se sont installées dans la corporalité d’une personne et de re-nouveler[xvi] celles qui ont été endommagées, rompues, ou qui doivent être « tissées à nouveau ». L’efficacité d’un traitement pharmacologique dépend de la capacité de la drogue à atteindre les cellules du cerveau. Pour ce faire, la drogue doit circuler à travers tout l’organisme, mais Wilson nous démontre que l’organisme est loin d’être un tout unifié, monolithique, et qu’il est aussi très loin d’être passif. Pour atteindre le cerveau, d’abord, et pour œuvrer avec le cerveau au renouvellement de connexions équilibrées dans l’ensemble de l’organisme, la drogue doit porter attention à la multiplicité différentielle de l’organisme. Il importe d’examiner aussi le rôle que jouent les processus organiques, biologiques dans l’absorption, la métabolisation et le succès de l’effet visé par cette substance. Pour le dire autrement, la drogue doit s’intéresser à la matière organique, dans sa différence ainsi que dans son agentivité (sa capacité, voire son désir, de participer). Elle doit créer et cultiver des réponses, des interactions (voire des intra-actions) auprès de chaque organe et de chaque processus organique.

Les travaux de Wilson (2008) démontrent qu’il n’y a pas de cerveau seul, isolé, mais uniquement un cerveau-avec-un-organe ; ce n’est qu’en considérant les modalités relationnelles entre le cerveau et un autre organe qu’il est possible de savoir, de connaître et d’appréhender le « cerveau »[xvii]. Le cerveau est/devient/s’active au sein de relations avec d’autres organes/processus, mais aussi avec d’autres systèmes extra-corporels, comme le milieu culturel (Wilson, 2008, 384).

Wilson examine la « pharmacocinétie » d’une drogue, soit la façon dont cette drogue est absorbée par un organisme, distribuée à travers ses organes, métabolisée et exécrée, pour penser cette relation. Ce faisant, on s’aperçoit que la viscère est intimement impliquée dans l’apparition et les modalités des désordres émotionnels et des troubles de l’humeur. Il ne s’agit donc pas simplement de dire que la drogue requiert des réponses spécifiques de chaque organe/processus organique pour se rendre au cerveau ; en fait, l’état dépressif s’installe dans tout le corps, différemment et différentiellement. Ainsi, l’efficacité d’un traitement pharmaceutique dépend de la réceptivité de l’ensemble du corps, dans sa différence, pas seulement du cerveau.

Pour Wilson (2004, 2008, 2015), les processus biologiques, organiques, sont des sièges multiples de variations et de différentiation. En fait, elle nous entretient davantage de « processus organiques » que « d’organes », puisque, selon ses travaux, la matière organique, la viscère, se présente (et se meut) plutôt sous la forme d’un rhizome, des connexions qui s’établissent, des échanges, du partage, du « devenir » ensemble. Qui plus est, Wilson illustre que la matière intervient déjà, et ce, politiquement ; elle n’est pas que le supplément passif qui se plie à n’importe quelle fin politique. Les processus organiques, dit-elle, sont des agentivités ; ils pensent, interprètent et participent au fonctionnement des autres processus, incluant physiologiques et cognitifs. Ils cogitent et ils ruminent. Retournant (re-tournant) à notre exemple du traitement thérapeutique de l’état dépressif au moyen de l’usage de drogues pharmaceutiques, Wilson montre que la relation (plutôt, les modalités relationnelles) qui se crée entre une drogue et le cerveau est loin de se faire de manière directe, ou automatiquement. Nous le disions : pour engendrer des effets spécifiques sur le cerveau, une drogue circule et interagit avec d’autres organes. Elle n’agit pas directement sur le cerveau donc ; elle doit passer à travers l’ensemble du corps, d’abord, puis franchir les barrières cellulaires qui ceignent le cerveau. Cette circulation est donc une conversation, constante et différente, selon les « entités » (organes, processus) rencontrées ; toujours donc, une intra-action.

La drogue a un plan, bien sûr. Elle requiert donc une connaissance pointue de la biologie ; elle doit susciter des réponses organiques particulières, singulières à chaque processus et organe. Par exemple, puisque la drogue opère généralement par l’entremise de la consommation orale d’abord, l’un de ses premiers contacts se fera avec l’estomac. La drogue doit (y) être métabolisée. Une réponse particulière, spécifique à l’estomac et à son fonctionnement, est requise. Une substance n’est toutefois pas toujours métabolisée de la même manière, d’une manière unique. En fait, sa « métabolisation » dépend de plusieurs facteurs, par exemple quelles autres substances ont été consommées avec la substance en question. Rechercher une réponse spécifique implique aussi une connaissance temporelle (quelles autres substances ont été consommées auparavant, dans les heures précédant la consommation de cette substance ; quelles autres substances viendront par la suite, puisque la métabolisation est un processus dont la durée peut changer).

On pourrait dire la même chose des habitudes alimentaires d’une personne (tout estomac ne métabolise pas une même substance de la même manière puisque chaque estomac est « formé » par son histoire, qui le forme telle une archive vivante). Pour illustrer, prenons le cas de la sérotonine. Wilson (2015) nous rappelle que le corps humain ne produit pas de sérotonine. Il doit s’en procurer en consommant des aliments contenant du tryptophane, un acide aminé présent dans les bananes, le chocolat et la dinde, par exemple. Il existe toutefois plusieurs types d’acides aminés, et ceux-ci entrent en compétition les uns avec les autres lorsque consommés ensemble, ce qui signifie que les cellules ne peuvent donc pas tous les métaboliser. Ainsi, il faut aussi s’intéresser aux autres aliments qu’une personne consomme (ou pas) avec (ou avant) un aliment contenant du tryptophane. Et la même chose vaut pour les habitudes alimentaires et le contexte culturel, social (et professionnel, notamment le stress que des obligations personnelles ou professionnelles peuvent engendrer). L’ensemble de ces facteurs affecte l’absorption, la distribution et la métabolisation du tryptophane en sérotonine[xviii]. La drogue et l’estomac entrent ici en relation avant même que le cerveau ne vienne s’ajouter à l’équation.

Pour Wilson, le fait que l’on se préoccupe avant tout de l’effet d’une drogue sur le cerveau pour pallier un état dépressif a des effets épistémologiques (et agnotologiques), ontologiques et éthiques puisqu’on ne s’intéresse pas suffisamment à la manière dont l’ensemble des processus organiques prend part à la configuration de l’état dépressif. On gagnerait à appréhender et à cultiver ces processus comme participants actifs à l’équilibre de l’organisme notamment parce qu’ils laissent des traces (uniques à chaque organe et processus), des traces qui sont matérielles, qui marquent et sont inaltérables. Certes, elles peuvent devenir autrement, mais une chose est certaine : les enrayer, c’est les marquer autrement, non pas les faire disparaître. Wilson ajoute qu’une drogue est distribuée différemment dans chaque organe, en quantité, mais aussi selon une temporalité différente, en fonction de la durée de son passage, et de la longévité de ses traces.

Le projet de Wilson (2004, 2008) est d’attiser la curiosité des féministes envers les processus organiques. L’intervention féministe est fortement souhaitée par des auteurs comme Wilson, qui considèrent que c’est l’intérêt porté et la passion de la pensée féministe qui peuvent faire une différence dans la manière dont les sciences sont encore actuellement déployées et menées. La suspicion des féministes entrave l’affectivité corporelle et envenime les modalités relationnelles incitant la configuration sensible d’une corpo-réalité qui peut aller vers l’autre et l’autrement, dans sa différence incommensurable, et se laisser surprendre. Ce genre de sensibilité implique qu’une personne doit cultiver sa curiosité, une aptitude à s’émerveiller de la différence qui est radicalement différente. Ce faisant, on favorise l’émergence de nouveaux objets d’études (des objets de curiosité, fascinants, fertiles) qui auront des effets matériels, sensibles. Il s’agit donc de tisser différentes relations entre féministes et matière organique, et faire que comptent autrement les objets d’études de la biologie comme les états dépressifs et les troubles alimentaires.

À l’aide des approches féministes du nouveau matérialisme, nous proposons d’imaginer une culture départementale de tissage féministe. Cette culture a pour projet le tissage, modalité relationnelle qui suscite la création de relations différentes et au potentiel différentiel, propices à l’émergence de la différence singulière de chacune. La conception ouverte, indéterminée, et mouvante, de la matière, permet de ne pas sombrer dans le fatalisme de la condition actuelle. Elle nous confronte aussi à la situation éthique dans laquelle nous sommes jeté·e·s, d’ores et déjà, êtres du monde. Cette responsabilité fait plus que précéder l’ontologie, elle la fonde comme elle fonde l’existence[xix]. Mais cette conception de l’éthique dépasse la simple intentionnalité ; nous sommes déjà jeté·e·s dans l’éthique puisque notre « condition » n’est pas tant celle de l’appel, comme le disait Beauvoir dans Pour une morale de l’ambiguï, que celle de la réponse[xx].

La culture du tissage est une tactique visant à répondre aux conditions de la précarité. Nous envisageons le tissage, les relations, sous l’angle de la « demeure », du « chez soi », qu’une personne peut habiter, pensée à partir de la conception ontologique de la précarité proposée par Butler (2004, 2009, 2012) que Diprose (2012) supplémente en y incorporant des aspects de la philosophie de Heidegger[xxi]. Diprose (2012) décrit la demeure, selon Heidegger, comme une chose construite qui est vulnérable parce que située de manière immanente, donc pas durable, pour fonder une éthique de l’intercorporalité, de l’habitation (« dwelling »). La demeure est une modalité nécessaire qui permet à une personne de devenir elle-même, de compter, de faire partie d’une communauté et de s’épanouir. La relationnalité est donc une composante ontologique permettant à une personne de vivre dans le monde. La demeure procure à une personne un sentiment d’appartenance, de sécurité et de confort lui permettant de neutraliser temporairement (dans le temps et l’espace) les effets ressentis (soit, actualisés) de la précarité.

Concevoir la précarité comme une condition ontologique signifie d’abord que toute modalité faisant en sorte qu’une personne est vulnérable ne peut pas être entièrement enrayée. Puis, contrairement à ce qu’avance Heidegger donc, la « demeure » n’est pas nécessairement un lieu physique, mais une relation. Cette figure, nous l’employons pour affecter de nouveaux imaginaires sociaux et faire compter autrement les relations, et la personne.

La relation se matérialise sous forme d’agencements d’affinités, en regroupant des sentiments d’appartenance, de sécurité et de bien-être. De tels sentiments sont nécessaires pour qu’une personne se sente moins vulnérable dans l’immédiat, moins affectée donc à faire appel à des mécanismes de défense pour appréhender un « danger » imminent. Une personne se tisse une « demeure » à partir de relations avec d’autres choses dans le monde (personnes, objets ou idées). C’est à partir de ces relations qu’elle se joint au monde, qu’elle y compte, et peut s’y épanouir. Ces relations sont situées au cœur d’une ontologie de la vulnérabilité, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas permanentes, et peuvent être détruites, endommagées, ou altérées. Dans tous les cas, une personne ne compte qu’en tissant des demeures ; il n’y a donc pas de personne sans demeure, et, étant donné que les demeures ne sont pas permanentes, il faut continuellement renouveler ces demeures, en tissant des relations.

Le tissage comme demeure n’a pas pour objectif d’annihiler la vulnérabilité dont une personne peut faire l’expérience, mais d’offrir temporairement un espace à partir duquel cette personne peut s’épanouir et cultiver sa capacité affective, à laquelle sa propension vulnérable est irrévocablement liée. L’épanouissent permet d’œuvrer alors à l’exploration et la matérialisation de son potentiel différentiel singulier. Ttisser des relations constitue une condition essentielle pour faire qu’une personne compte et se compte. Une culture du tissage ne fera que soulager temporairement les effets ressentis, tout en cultivant positivement la capacité affective d’une corpo-réalité, pour empêcher sa désensibilisation de ce qu’elle peut comme sensibilité. Favoriser donc les conditions à partir desquelles ces corpo-réalités peuvent s’épanouir autrement, et explorer les modalités affectives leur permettant d’aller à la rencontre des mondes.

En pensant les départements d’études féministes et de genre comme des demeures, on invite les féministes occupant des positions académiques stables (celles qui bénéficient des conditions matérielles favorables à l’exploration de leurs objets spécifiques de préoccupation versus ces personnes au potentiel féministe encore embryonnaire ou en émergence) à se tourner vers l’autrement féministe. Ainsi, ces féministes, en vertu d’une modalité au sein de la configuration actuelle du sensible qui les privilégient, doivent se rendre disponibles et sensibles pour recevoir l’autre et l’autrement de ces personnes vulnérables. Elles favoriseront les protocoles par l’entremise desquels ces personnes vulnérables se tisseront à même les départements d’études, et tisseront des relations entre féministes et féminismes pour s’épanouir comme corpo-réalités féministes dont les préoccupations singulières contribueront à l’ensemble du projet féministe. La demeure est donc une métaphore pour comprendre mieux en quoi la relationalité est une composante ontologique vitale au devenir pluriel d’une personne ; mais, créer des relations est une procédure singulière à chaque rencontre, ce qui signifie que chaque personne se construit des demeures à sa manière.

Donc, non pas rejeter les approches de la paranoïa[xxii] qui sont le féminisme. Il faut plutôt en hériter[xxiii], d’abord puisqu’elles ont donné naissance à une richesse qui (se) compte, mais aussi parce que c’est le féminisme, et que les rejeter, les renier, ce serait aussi renier le féminisme ; en le scindant de lui-même, on lui ferait violence, nierait ce qu’il est et comment il est advenu, ainsi que la contribution et la richesse qui a émergé tant de lui que grâce aux approches de la paranoïa (ou hostiles, comme le suggère Wilson [2015]). Il faut (néanmoins) œuvrer à la création d’autres relations avec ces approches féministes et déployer des stratégies multidimensionnelles d’approches au savoir aptes à répondre de manière éthique aux besoins de toutes les féministes, en reconnaissant leur singularité différentielle. De manière concrète, il s’agit de créer des mécanismes au sein des départements d’études pour faire de ces lieux des « demeures ». Ici, on cherchera à favoriser le tissage de relations entre féministes et entre approches féministes. De cette manière, les départements viendront à (se) compter comme des espaces pouvant être occupés par toute personne au potentiel féministe singulier. Ces personnes pourront y tisser des relations de manière à compter elles-mêmes comme corpo-réalités singulières qui peuvent faire des différences. Une telle culture départementale ferait en sorte qu’on puisse contrecarrer les effets de la précarité économique et de la gouvernance corporative sans annihiler la capacité affective d’une personne.

4. Conclusion

Ce texte a démontré la contribution des approches féministes des sciences et du nouveau matérialisme pour répondre à cette question. Nous avons illustré qu’un tel travail requiert l’articulation de la sensibilité corporelle. Pour ce faire, il faut penser non pas seulement à l’autre différence, mais à l’autrement, la différence qui ne s’est pas encore constituée dans le sensible. Les modalités de la réponse qui incombe à l’autre diffèreront foncièrement de celles incombant à l’autrement qu’on ne voit pas et que nous ne pouvons voir, puisque c’est précisément dans la manière dont on déploie les mécanismes de notre sensibilité corporelle que cet autrement se matérialisera, en affectant les configurations de sa détermination relationnelle en contexte[xxiv].

Les conditions de vie et de recherche précaires auxquelles se confrontent les chercheures font en sorte que seules certaines féministes (et féminismes) parviennent à compter dans le champ des études de genre et féministes. La précarité fait que les féministes (se) concrétisent comme corpo-réalités a-sensibles, inaptes à capter, voir et aller à la rencontre de ces autres éch-elles féministes — et même, d’encourager leur matérialisation. Ces autres éch-elles ne se matérialisant ni ne comptent, la diversité du féminisme en est profondément et irrévocablement affectée, mais aussi marquée, irrévocablement. Nous craignons aussi que la configuration sensible actuelle du féminisme, couplée à son institutionnalisation, entrave sa longévité, sa capacité à vivre et faire vivre.

Les approches des féministes des sciences et du nouveau matérialisme permettent de contrecarrer cette trajectoire précaire et précarisante. Insufflant une vague de curiosité pour la matière dynamique, elles permettent de répondre autrement à la paranoïa qui émerge de la précarité et du féminisme, sous le mode de l’empathie, de l’héritage, et du tissage. Incorporer la contribution de ces approches féministes au projet féministe enrichit le projet féministe.

C’est en catalysant de telles capacités affectives que les chercheur·e·s parviendront à œuvrer ensemble pour faire que (se) compte l’autrement, soit les personnes qui ne se sont pas articulées actuellement comme des corpo-réalités dont la différence singulière peut faire une différence éthique, politique, ontologique et épistémologique. Comment répondre et faire justice à ces personnes qu’on ne « voit » pas (puisqu’on ne leur donne pas de valeur sociale) et qui, à cause de la distribution de l’ordre précaire, ne parviennent pas à obtenir les ressources de base pour accéder, ne serait-ce qu’aux positions les plus précaires existant au sein des universités, comme les chargées de cours, les chercheur·e·s en postdoctorat ? Comment penser la réponse et la justice qui leur revient ?

Via une culture départementale du tissage qui œuvre avec soin à faire compter la différence (féministe) qui compte, qui peut compter.

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Notes

[i] Ici, j’emploie le terme de « sensible » en m’inspirant des travaux de Jacques Rancière, tel que le déploient Rosalyn Diprose (2013) et son éthique de l’intercorporalité et de l’appartenance.

[ii] Cette force, agentivité, précarisante participe à l’émergence d’un Soi précaire, soit des projets, modes, de subjectivation (Isabel Lorey 2006 ; Michel Foucault 1966) précaires.

[iii] Sans pour autant que cette multiplicité soit infinie.

[iv] Par les approches féministes des sciences et du nouveau matérialisme féministe, je me réfère aux travaux de Karen Barad (2007), Jane Bennett (2001, 2010), Rosi Braidotti (2002, 2004, 2013), Elizabeth Grosz (1994, 2011), Donna Haraway (1997, 2008), Elizabeth A. Wilson (2004, 2008). Voir aussi les volumes collectifs de Stacy Alaimo & Susan Hekman (eds) (2008), Diane Coole & Samantha Frost (eds) (2010), Rick Dolphijn & Iris van der Tuin (2012).

[v] Le terme « précarité » provient du terme anglais precarious, créé par Butler (2004).

[vi] Étant donné cet abandon, voire méfiance, envers les sciences, la nature, la matière, notamment la biologie. Voir Elizabeth Wilson 2004, 2008, 2015.

[vii] On traduit habituellement le terme français « précarité » par precarious : le terme precarity constitue un néologisme créé par Butler (2004). Pour les fins de ce texte, j’emploie « précarité » pour me référer au terme precarious, qui englobe les trois dimensions dont fait mention Lorey (2006, 2011), et je traduis les trois dimensions par : onto-précarité (precariousness), ordre précaire (precarity), et gouvernance précaire (governmental precarization).

[viii] Elles comptent, c’est-à-dire qu’elles sont matérielles, et elles se matérialisent, mais la forme prise par ce processus de matérialisation a des effets éthiques ; s’y rattachent un ensemble de valeurs, de pratiques et de discours, de perspectives, qui affectent la manière dont ces enjeux comptent et se matérialisent. Deux constats sont à établir ici. D’abord, aucun enjeu matériel n’est que matériel ; il est toujours un agencement complexe (et dynamique) combinant sens et matière. Deuxième constat : on ne pourra dire de rien, aucun enjeu, aucun objet, qu’il ne compte pas en ce sens que « compter » sera toujours un processus de matérialisation qui imbrique du sens et de la matière, une différente configuration de chacun, qui devient réel (se joint au monde en devenir), y prend racine et y a/aura force d’affectation.

[ix] Lorey s’inspire ici des travaux de Michel Foucault lorsqu’elle se réfère au concept d’assujettissement, c’est-à-dire que le « sujet » émerge comme scissure et contradiction, à la fois agent intelligible socialement, et agent soumis à un régime de sens et de lois.

[x] Au sens que la philosophie poststructuraliste donne à la différence, mouvement actif qui fait de l’être, qui existe, crée, se meut et meut des mondes réciproquement (c.f., Gilles Deleuze et Félix Guattari, Luce Irigaray, Jacques Derrida)

[xi] Il faut penser ici le passé sous le mode de l’héritage, une histoire que porte le féminisme et qui, en tant qu’il est passé, qu’il est, ce dernier ne peut pas devenir autrement. Nous ne souscrivons pas à cette perspective, envisageant plutôt la matière dans une dynamique, indétermination, constante (ouverte), comme nous en ferons la démonstration en discutant les travaux de Barad. La question, toutefois, est bonne à poser puisque les transformations de la matière (et avec la matière), ainsi que du temps, n’en restent pas moins des processus délicats, complexes et marquants. Nous y reviendrons.

[xii] L’intra-action est un espace de rencontre qui engendre un « phénomène », soit un agencement contextuel spécifique à partir de l’intra-action se produit, générant, elle, des choses sous le mode de ce que Barad appelle des « coupes agentives », qui deviennent et interagissent ensemble ; des « objets » et « agentivités » qui prennent forme (et sens) uniquement en étant à la fois liés et distincts les uns des autres. Ces « choses » ne font sens et n’existent (ne (se) comptent) qu’en vertu de cette intra-action, singulière, et la relationnalité, processus actif, mode opératoire, de l’ontologie dynamique. Pas d’entités préalablement déterminées avant la rencontre, mais des motifs diffractés, affectifs et agentifs, en relation, matério-discursifs. « Phenomena are differential patterns of mattering (« diffraction patterns » ) produced through complex agential intra-actions of multiple material-discursive practices or apparatuses of bodily production… » (Barad 2007, 140. Italiques dans le texte original).

[xiii]  Barad (2007) nous présente non pas comme des « matières », qu’elles soient matérielles ou du discours (valeurs, sens, relations interpersonnelles), mais comme des « agencements sens-matière » eux-mêmes dynamiques (et agentifs, comme l’écriture le suggère. « Material-discursive entanglements, diffractive patterns of meaning and matter »).

[xiv] Mais cette habileté, accès même, à la réponse requiert des ressources, plus précisément l’accès à ces dernières. Nous en discuterons ci-dessous lorsque nous aborderons la culture du tissage comme culture départementale dont nous proposons l’instauration.

[xv] Le concept d’intra-activité rend plus justement qu’il n’y a jamais d’entité constituée avant la rencontre, puisque c’est au moment — au milieu (temps, espace, matière) — que des entités se « déterminent ». Nous l’avons vu : plutôt que de parler de « détermination », Barad préfèrera le terme de « configuration », ou « d’enchevêtrements » (entanglements, notre traduction), puisque ces termes attestent que la matière demeure ontologiquement indéterminée même lors (et suivant) la rencontre ; qu’elle ne se voit que temporairement stabilisée, semblant haltée. Cette halte permet de la connaître puisqu’elle est temporairement située, stabilisée (si stabilisée même qu’elle nous apparaît comme immuable ; c’est l’une des avancées de la physique quantique. Voir Barad 2007). D’autre part, le terme « d’enchevêtrement » suggère aussi que ces « entités » qui obtiennent une identité au moment (dans l’espace, le temps et la matière) de la rencontre, qui les génère, n’ont pas une identité propre. La séparation qui s’installe entre elle et les autres objets, qui fondent leurs identités doit être pensée tel un pont, voire une peau, des liens tissées. Chaque chose est distincte, unique, mais uniquement dans la mesure où la séparation qui la constitue constitue d’autres choses qu’elle. Ce qui la distingue l’enchaîne (l’en-chaîne) à d’autres, autant de modes relationnels qui s’installent aussi en moi, et forment son « identité ».

[xvi] Nous mettons ici l’accent sur la particule « re » dans le verbe « renouveler » pour indiquer qu’il ne s’agit pas ici de restaurer un état passé (il est irréaliste de chercher à ranimer un état passé puisque ce serait faire fi des transformations marquantes que la « corpo-réalité » est). En mettant l’accent sur le terme « re », nous indiquons qu’il faut ici penser le « retour » en s’inspirant du travail des vers de terre, lesquels retournent la terre pour générer la fertilité ; ils travaillent la terre dont ils héritent, mais se combinent à celle-ci et combinent de nouveaux éléments aussi (eau, air, etc.). On ne peut donc ni dire de cette terre qu’elle est la présentation d’une terre passée qui fut (de nouveau, fertile ; représentation) ni qu’elle est une terre complètement nouvelle, table rase du passé. C’est sous le mode de l’héritage et de la création qu’il faut penser le « renouvellement ».

[xvii] Il faudra envisager l’être comme un processus, une activité. Le cerveau n’est donc pas ; il fait.

[xviii] Par exemple, si une personne consomme beaucoup de glucides complexes, comme du pain ou des pâtisseries, le corps produira de l’insuline pour contrôler le niveau de sucre dans le sang. L’insuline a pour effet de neutraliser plusieurs autres acides aminés, et en fait chuter la compétition, ce qui entraîne une distribution disproportionnée de tryptophane vers les cellules du cerveau, et peut donc contrevenir aux bienfaits recherchés.

[xix] Les existentialistes diront que l’existence précède l’essence. Ici, nous disons que l’éthique précède et fonde l’existence qui elle, précède et fonde l’essence.

[xx] Le concept de responsabilité dévoile bien sa racine, son étymologie, sa relation au terme de « réponse ». Pour des auteures comme Donna Haraway et Karen Barad (et d’autres, inspirées par la philosophie de Jacques Derrida notamment), devant des mondes incertains, imbriqués, mutuellement vulnérables, dynamiques et ouverts, il importe de repenser nos outils conceptuels, à partir desquels les sociétés humaines tentent de tracer une éthique de bien vivre ensemble. Mettant l’accent sur la « réponse » dans/de la responsabilité, ces auteures nous invitent à penser la responsabilité sous l’angle de la capacité à répondre, l’habileté.

[xxi] Les travaux de Diprose (2012) et de Butler (2012) déploient une éthique de la vie en commun qui requiert de prendre soin de toute forme de vie (et des écologies et milieux au sein desquels nous pouvons vivre) puisque chaque forme de vie compte en vertu de la relationalité, liant ainsi toute forme de vie l’une à l’autre.

[xxii] Les approches de la paranoïa ont donné naissance à des préoccupations féministes qui existent désormais, grâce à elle. Mais le fait est qu’elles opèrent de manière à étouffer les possibilités féministes autres, ce qui signifie que ces approches ne constituent pas une stratégie soutenable pour assurer la longévité du projet féministe. Ce type d’approche fait compter une condition ontologique de la vulnérabilité en en exacerbant les effets ressentis plutôt qu’en constituant des objets à partir desquels des relations qui diffèrent peuvent émerger et favoriser l’épanouissement. C’est à partir de ce type de relations que l’on perçoit mieux les différentes dimensions de la précarité, et que l’on comprend que la vulnérabilité ontologique n’est pas à enrayer ou à combattre. Même la rupture est une modalité relationnelle, laquelle dénie qu’il y a relation. Plutôt, il faut chercher à la soulager temporairement (dans le temps et l’espace), créant ainsi un espace à partir duquel il devient possible de redéployer l’état ontologique de la vulnérabilité comme modalité d’ouverture vers l’autre et l’autrement. Une culture du tissage relationnel permettrait d’œuvrer avec ces approches à la reconfiguration sensible de toutes les féministes et féminismes.

[xxiii] En fait, on ne fait qu’hériter, mais ce sont les modalités de cet héritage qui ne sont pas toujours éthiques, notamment lorsqu’elles opèrent via l’ignorance, l’invisibilisation.

[xxiv] Sur la notion de l’autrement, voir aussi Barad (2010), Irigaray (1984), Grosz (2008, 2011), Povinelli (2012). Chacune de ses auteures emploie des concepts qui varient, mais qui se juxtaposent de manière fructueuse.

RPQ #2

Sous le spectre du manque: articulations queer et postcoloniales dans les Suds globaux

Gabriel Semerene et Izadora Xavier

Gabriel Semerene est doctorant en littérature arabe à l’Université Paris IV-Sorbonne. Sa thèse porte sur l’émergence des identités sexuelles dans la littérature contemporaine du Moyen-Orient arabophone.

Izadora Xavier est doctorante en sociologie à l’Université de Paris 8, rattachée au GTM-CRESPPA

The function, the very serious function of racism, is distraction. It keeps you from doing your work. It keeps you explaining, over and over again, your reason for being. Somebody says you have no language, so you spend twenty years proving that you do. Somebody says your head isn’t shaped properly, so you have scientists working on the fact that it is. Someone says you have no art, so you dredge that up. Somebody says you have no kingdoms, so you dredge that up. None of that is necessary. There will always be one more thing.

Toni Morrison, Portland State, “Black Studies Center public dialogue, Pt. 2”, 30 mai 1975.

Introduction

            Au sein de toute structure sociale normative moderne, les sujets hors-norme sont définis en fonction du manque. Le manque participe à la création des catégories de genre et de race forgées au cours des derniers siècles, par le biais de la pathologisation des corps féminins et racisés (Dorlin, 2006). Ces corps considérés comme défectueux s’opposent, dans l’épistémè occidentale moderne, au corps de l’homme blanc, le seul sujet à être à la fois complet et sain.

Ce rapport de pouvoir binaire se reproduit dans le dispositif de sexualité mis en place par la même économie des corps régissant les rapports de genre et de race. En érigeant le désir hétérosexuel au rang de norme absolue, ce régime a également relégué les corps incarnant le désir non-normatif à la condition de corps infirmes. L’homosexuel·le en tant qu’espèce (Foucault, 1976) est conçu·e comme porteur·se d’un comportement déréglé, l’aboutissement du trouble inné des filles et des garçons « manqué·es ».

Le discours colonial est lui aussi entièrement étayé par la notion du manque. Les collectivités en situation coloniale sont, selon ce discours, dépourvues d’histoire et de culture, autant de réceptacles vides à remplir de civilisation. Quand bien même leurs histoires seraient-elles prises en compte, elles n’existent qu’en fonction du manque, de ce qui fait défaut vis-à-vis de l’histoire du colonisateur.

Le manque est, en somme, constitutif de toute forme de domination, condition inexorable de l’être mis en état de minorité. Être en état de minorité, c’est manquer de poids, manquer de reconnaissance, tout en étant soumis·e à l’autorité, seule détentrice de la plénitude. Hantés par cette incomplétude ontologique, les sujets en état de minorité tentent d’emblée de pallier ce manque en désirant l’assimilation à la structure sociale hégémonique.

Certains, toutefois, se sont rapidement aperçus du leurre qu’est l’assimilation, pourtant promise par le discours universaliste de leurs propres dominant·es, ne voyant d’autre issue que la critique des structures sociales considérées comme oppressantes. À l’image de la citation de Toni Morrison ci-dessus, celles et ceux s’opposant à l’assimilation sont confronté·es à l’impossibilité de combler le manque, toute tentative en ce sens étant vue comme une distraction par rapport aux véritables luttes, ne pouvant les mener, tout au plus, qu’à l’acquisition d’un statut de sujets-ersatz aux yeux des structures hégémoniques. C’est cette dernière démarche qui a donné naissance à des courants épistémologiques contestataires, notamment les études queer et les études postcoloniales.

Dans cet article, nous avons cherché à adopter le manque comme fil conducteur d’une analyse de la fabrique de théories et de pratiques queer dans des régions situées à la marge d’un monde polarisé et à l’entrelacs de différents types de manque – à savoir le Cône Sud américain et le Moyen-Orient arabophone[1].

Le choix de ces deux régions a été en partie motivé par le fait qu’elles se placent aux antipodes l’une de l’autre vis-à-vis du manque comme concept colonial. En effet, tandis que l’Amérique dite « latine »[2] – et notamment son extrémité sud – serait perçue comme un  prolongement de la civilisation occidentale ayant manqué son rendez-vous avec la modernité, « l’Orient », lui, joue le rôle de l’autre ultime pour l’homme occidental.

Loin de souhaiter reproduire les frontières de la géographie coloniale et sa répartition du monde en « aires culturelles », nous concevons ces régions comme autant d’espaces communicants, englobant, certes, des sociétés fort diverses, mais dialoguant les unes avec les autres, notamment sur le plan militant et des débats sociétaux.

Malgré les différences structurelles dans le développement des formes de militantisme et de production de connaissance dans ces deux contextes, l’analyse des parcours militants et théoriques queer dans le Cône sud et dans le Moyen-Orient arabophone nous mène à un constat : lorsque l’on est queer et que l’on appartient au Sud global, la question postcoloniale devient incontournable.

Si le queer en tant que concept théorique a trouvé des échos au-delà des sociétés occidentales, c’est grâce à sa dimension relationnelle. En effet, en rendant visible la dimension intrinsèquement politique des identités de genre et des identités sexuelles, le queer s’est avéré être un formidable outil analytique, suffisamment souple pour que son emploi soit possible dans des contextes connaissant des régimes biopolitiques divers.

Néanmoins, ce concept n’est pas à l’abri des rapports de pouvoir divisant le monde entre centres et périphéries. Excessivement centrées sur des expériences d’hommes blancs cisgenres étasuniens, les études queer n’ont pas tardé à faire l’objet de diverses critiques.  Toutefois, si une critique queer anti-impérialiste existe depuis quelques années, celle-ci est elle-même élaborée depuis les centres hégémoniques, notamment anglophones. Dans l’introduction de la revue Social Text, intitulée « What’s queer about queer studies now ? », David L. Eng, Jack Halberstam et José Esteban Muñoz (2005) appellent à un renouvellement des études queer, « insistant sur une considération élargie des crises mondiales de la fin du XXe siècle ayant constitué des rapports historiques parmi les économies politiques, la géopolitique de la guerre et du terrorisme, tout comme les manifestations nationales de hiérarchies sexuelles, raciales et de genre[3] ».

Soulignant la nécessité d’une « humilité épistémologique » dans les études queer, les auteur·es rappellent que cela veut également dire qu’il faut « reconnaître qu’une bonne partie de la production académique queer contemporaine est issue d’institutions des États-Unis et largement rédigée en anglais. Ce fait indique une dynamique problématique entre les chercheur·es des États-Unis dont les travaux en études queer sont lus en divers endroits de par le monde. Des chercheur·es écrivant dans d’autres langues et à partir d’autres perspectives politiques et culturelles lisent, mais ne sont pas, à leur tour, lu·es ».

De ce rapport asymétrique découle la présomption d’absence de savoirs queer en dehors des centres hégémoniques. Il est ainsi curieux de remarquer comment ces constats de manque se reproduisent au sein même des champs mettant en question les structures normatives. Tandis que certain·es, notamment dans le dit Nord global, se posent la question de savoir si un queer postcolonial est possible, pour les chercheur·es et militant·es du Sud cela paraît une évidence, puisque notre queer ne saurait être que postcolonial.

En somme, nous souhaitons proposer le concept de manque comme fondamental à une stratégie hégémonique qui semble avoir également touché le queer au fur et à mesure que celui-ci s’impose comme discipline académique et mouvement politique aux États-Unis et en Europe occidentale. Aux individu·es situé·es hors de ces territoires, il faut continuellement essayer de prouver la pertinence de leurs expériences comme partie prenante de ce qui constitue le queer. Comme dans le passage de Toni Morrison qui nous sert d’épigraphe, ce besoin de s’« expliquer » ou de se « prouver » détourne l’effort des queers racisé·es ou non-occidentaux·les. La traduction de leur réalité dans les termes d’un certain queer qui demeure intraduisible est privilégiée au dépit des efforts pour penser dans leurs propres termes et créer leur propre langage.

Quels sont les enjeux politiques qui finissent par réduire au silence les expériences des queers non-occidentaux·les ? Comment le fait colonial ou post-colonial s’immisce dans les savoirs et le militantisme queer du Cône Sud et de l’Orient arabophone ? Telles sont les questions que nous nous posons et que nous souhaitons explorer dans notre article, en gardant toujours à l’esprit l’intention de faire avancer et de renouveler l’engagement de la théorie queer/transpédégouine/do cu avec la déterritorialisation des identités et des désirs.

Le présent texte est divisé en deux parties. La première passe en revue les conditions particulières de structuration de la lutte LGBTQII dans le Cône Sud, ainsi que ses avancées institutionnelles plus récentes. Nous faisons recours à l’analyse d’Anibal Quijano (2005) sur la formation de l’État-nation en Amérique du Sud afin de mieux comprendre comment cet espace géographique a été construit par le discours colonisateur comme manquant, un « vide », un « avant » historique et culturel à être comblé par la modernisation occidentale.

L’idéologie modernisatrice dont ont hérité les élites de la région n’étant pas uniquement responsable des impasses auxquelles font face les mouvements LGBTQIILGBTQI, la première partie esquisse également une description de la façon particulière dont les universitaires du sud de l’Amérique du Sud étudient la sexualité. Nous verrons comment la réflexivité par rapport au lieu de production scientifique, associée à l’analyse des « dissidences » sexuelles, a motivé une alliance presque immédiate entre études queers et postcoloniales.

Nous discutons aussi de la manière dont l’idéologie du manque contribue à ce que les fruits de cette alliance demeurent ignorés dans les espaces centraux. Interroger le « manque » nous permet à la fois de dévoiler les dynamiques responsables de l’invisibilité des luttes et des connaissances produites en dehors du « centre » global et de découvrir d’autres façons de penser les sexualités – une approche postcoloniale permettant au queer de se queeriser.

Dans la deuxième partie, nous verrons comment le manque est employé discursivement dans un contexte mondial de plus en plus politiquement chargé pour renforcer l’homonationalisme et l’impérialisme dans l’Orient arabe. En même temps, nous aborderons la manière dont les universitaires anti-impérialistes renforcent le langage du manque en mettant en question la légitimité des groupes militants queers dans la région.

Suite à un aperçu du débat au sujet de l’émergence des identités sexuelles et du militantisme LGBTQI dans la région, nous nous intéresserons au militantisme queer palestinien comme cas emblématique du croisement entre la pensée postcoloniale et la pensée queer. Il est important de souligner la distinction employée ici entre les termes « postcolonial » et « post-colonial », notamment lorsqu’il s’agit du contexte palestinien. En effet, tandis que « postcolonial », sans trait d’union, a trait aux études postcoloniales, issues de la pensée postmoderne à partir de la fin des années 1970, « post-colonial », avec trait d’union, désigne une période de l’histoire succédant à la décolonisation – du moins formelle – de la plupart des territoires en situation coloniale, notamment sur les continents africain et asiatique.

Comme l’a signalé Ella Shohat (1992), parler de « post-colonialisme » laisse entendre une temporalité, une période suivant le colonialisme. Cela risque de faire abstraction de la multiplicité de post-colonialités, tout comme de la persistance du colonialisme, aussi bien en tant que régime politique international et modus operandi, qu’en tant qu’idéologie se répandant dans l’ensemble des institutions sociales. Toutefois, si l’on conçoit le postcolonialisme comme un courant de pensée, une grille analytique permettant de porter un regard critique sur le colonialisme comme idéologie structurante, il est possible de parler de son application au cas palestinien.

Bien que le mouvement queer dont il sera question soit propre au contexte palestinien, il trouve bien des échos dans toute la région, notamment dans les principales métropoles où des formes de militantisme queer existent – le plus souvent dans la clandestinité. Comme nous le verrons, à la différence du cas sud-américain décrit ici, les universités sont loin d’être des centres de production de savoirs queers dans l’Orient arabe. À cet effet, les groupes militants jouent un rôle important.

Dans les deux sections, nous avons tenté d’organiser nos problématiques de façon à mettre en perspective à la fois la dimension militante et la production de savoirs en milieu universitaire. Nous verrons que le manque dont parle Toni Morrison peut aussi être compris comme le résultat du maintien d’une logique eurocentrique qui finit par imposer comme universaux des processus sociaux particuliers, propres à une partie très réduite des sociétés globales.

  1. « Il n’y a pas de péché au-dessous de l’Equateur »

            La production sud-américaine dont il sera question dans cette partie fait recours aux théories du Nord, tout en mettant au point des approches originales notamment par rapport  aux  particularités des contextes urbains du Cône Sud. Cela se produit, selon les auteur·es dont il sera question ici, en raison des rapports de pouvoir garantissant l’hégémonie théorique du Nord sur le Sud. Cette hégémonie représente une perte pour celles et ceux du Nord dans la mesure où, pour les auteur·es « marginaux·les », c’est à dire non-hégémoniques, il est impossible de produire de la connaissance pertinente à leur contexte en ignorant ce qui est fait dans l’autre hémisphère. Pour les penseur·es hégémoniques, l’ignorance de cette production marginale est presque toujours la règle. Cela explique, en partie, comment les universitaires queer européen·nes peuvent continuer à s’interroger sur les liens entre queer et postcolonialité, alors que cela va de soi dans certains contextes sudistes, et ce depuis très longtemps.

  1. Queer sudaca[4]

            En guise d’entrée en matière, il faudrait préciser quelques questions par rapport aux limites politico-géographiques des mouvements et théories explorées dans cette section. Les mouvements historiques et les approches théoriques mentionnées ici ont été extraits de deux sources en particulier : la première est la revue en ligne Geni[5], éditée par un collectif militant sur les sujets de « genre et sexualité ». Geni s’oppose manifestement à la presse « officielle et bien-pensante » et ses « stratégies de communication fascistes », d’après leur site web. Depuis ses débuts, en juin 2013 (au moment où d’importantes  manifestations ont eu lieu au Brésil), Geni a publié 27 éditions disponibles gratuitement en ligne. Des entretiens avec des personnages importants du mouvement LGBTQII, des analyses sur l’histoire et l’actualité des questions LGBTQII, ainsi que des essais, des bandes dessinées et des commentaires sur la production artistique contemporaine dans la région peuvent être trouvés dans les pages de Geni et ont été extrêmement utiles pour les notes chronologiques et les synthèses de l’actualité qui suivront.

            La deuxième source pour ce travail est aussi la première revue académique dédiée exclusivement au queer publiée en langue portugaise ou espagnole : Periódicus[6]. La revue est publiée par le groupe de recherche « Cultura e Sexualidade », de l’Université Fédérale de Bahia et a sorti sa première édition en 2014.

            Suite à la lecture de ces deux publications, il est devenu clair que, malgré l’intérêt porté à la recherche des positions queer diversifiées dans le contexte sud-américain, les articles publiés jusqu’à présent relèvent d’un biais géographique qui privilégie le Chili, l’Argentine et le Sud et Sud-Est Brésilien. Par conséquent, les analyses présentées ici porteront aussi ce biais.

            Cela a un côté positif, dans le sens où les thèmes de cette section gardent entre eux un peu plus de cohérence politique et culturelle. Les pays du Cône Sud partagent un même profil d’immigration, d’industrialisation et de niveau d’instruction. La région connaît un IDH plus élevé que celui du reste de l’Amérique du Sud et une économie considérée comme « plus dynamique ». Le terme « Cône Sud », créé dans les années 1980, sert à distinguer cette région de ce que l’on appelle l’Amérique andine, tout comme du Nord et du Nord-Est brésiliens. Hormis les contrastes géographiques et climatiques, cette distinction s’appuie sur des clivages démographiques, économiques et sociaux existant entre l’Amérique andine et le Cône Sud. Ce dernier, plus urbanisé, européanisé et éduqué exerce sa propre hégémonie sur la politique et les savoirs sud-américains. La présence amérindienne beaucoup plus importante dans cette autre Amérique des Andes et de l’Amazonie implique des régimes de genre et de sexualité fort différents de ceux que l’on trouve au sud du continent, dont il ne sera malheureusement pas question ici.

            Compte tenu  de ces limitations, cette partie de l’article sera divisée en deux. D’abord, nous présenterons une brève introduction sur l’histoire et l’état actuel des mouvements LGBTQII dans la région du Cône Sud, pour ensuite arriver aux propositions de déqueerlonisation que s’y sont développées. Évidemment, l’action politique et la réflexion académique dans ce domaine gardent des liens étroits.

            Comme nous l’avons dit dans l’introduction de l’article, le manque comme concept fondamental au système de savoir-pouvoir moderne se manifeste dans le cas de l’Amérique dite « latine » du fait qu’elle ait été représentée comme une région « vide » avant la conquête européenne. Les peuples qui y habitaient ne sont pas simplement vus comme « en dehors de l’histoire », mais surtout comme les représentants d’un passé vis-à-vis de l’Europe. La colonisation aurait donc représenté leur entrée dans l’histoire, le point de départ d’un processus permanent, et en permanence raté, de « devenir Occidental ». Ce récit, nous dit Quijano (2005), a été cristallisé par la création du concept de race, jouant un rôle fondamental dans le développement de la science par le biais de la « raciologie ». Cela a aussi créé les conditions de possibilité de l’accumulation capitaliste mercantiliste à partir du XVIe siècle.

            Ce processus, selon Quijano, n’a pas été arrêté par la vague des décolonisations du XIXe siècle. Au contraire, du côté de celles et ceux dont la richesse culturelle et historique a été supplantée par un système appuyé sur la supposition de leur « manque » de civilisation, les indépendances ont représenté tout simplement le passage d’un système politique excluant à un autre. Tandis qu’en Europe, l’idée de nationalité a fini par imposer d’abord un partage des droits politiques puis, plus tard, celle d’État providence, la rupture entre les élites européanisées post-colonisation et le « peuple » – héritier de ces populations conçues comme « manquées », sans histoire et sans culture – est responsable du maintien des relations serviles du côté de la production et de l’exclusion politique profonde. En outre, après que les liens avec les anciennes métropoles ont été brisés et la période des révolutions clôturée, les élites « européanisées » de la région se sont appropriées la responsabilité de « moderniser », « civiliser » les segments « barbares » de la population.

            De ce fait, des intellectuel·les et des militant·es parlent d’un « établissement tardif » des politiques disciplinaires dans le domaine de la sexualité en Amérique du Sud (par rapport à l’Europe). Cela signifie qu’une économie beaucoup plus libre des corps et des désirs était en vigueur jusqu’à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Wayar (2013) va même jusqu’à dire que le contrôle strict des sexualités n’a été connu en Argentine et au Brésil qu’à partir de l’établissement des dictatures « civiles » des années 1930 et 1940.

            Le mouvement LGBTQI qui apparaît dans les années 1970 s’inspire beaucoup des personnages, célébrés comme queers ex-post-facto, du début du XXe siècle. C’est le cas, par exemple, pour l’artiste et travesti « Madame Satã », né João Francisco dos Santos, représentant par excellence de l’âge d’or du quartier carioca de Lapa (Silva, 2013).

            A ce moment-là, il n’existe pas de mouvement gay organisé, puisque les politiques disciplinaires n’existent pas encore. Autrement dit, l’homosexualité n’était pas encore comprise en tant qu’identité. L’intérêt de ces personnages célébrés de l’époque pour le queer découle précisément du fait que ce sont des individu·es qui restent extérieurs à une identité gaie nettement établie et qui sont en négociation permanente avec les codes sexués de la société. Ce sont aussi des individu·es qui ont témoigné de la phase de formation des pratiques disciplinaires propres à cette région.

            Madame Satã, par exemple, a vu dans sa vie la transformation de l’ancien quartier bohème de Lapa en un espace « familial » et « urbanisé ». Ces expressions trahissent la complicité de ce processus avec les idéaux de l’État-nation moderne européen et tout ce que cela signifie en termes de contrôle de la sexualité et d’imposition d’idéologies de la blanchité et du genre.

            Les dictatures de la région ont mené encore plus loin ce projet modernisateur qui, sous couvert de maintien de l’« ordre », réprime les « déviances ». Le mouvement gai et lesbien s’est organisé dans les années 1970 en réponse à cela – et la violence que les populations LGBTQII ont connue à partir des périodes dictatoriales est encore d’actualité. Le Brésil d’aujourd’hui est le champion des violences homotransphobes : une personne gaie ou trans a été assassinée toutes les 28 heures en 2012, d’après le rapport du Grupo Gay Bahia (2013).

            La violence n’est pas le seul défi dont a hérité le mouvement LGBTQII du Cône Sud. Pendant les années 1980, la panique de l’épidémie du VIH/Sida a été un moment d’importants efforts de mobilisation. Cette période a été aussi une période de grand développement théorique, dont nous parlerons par la suite. Ces efforts de mobilisation ont traversé la période de redémocratisation et les réformes néolibérales des années 1990. À présent, et tout au long des dernières décennies, la mobilisation LGBTQII a franchi les barrières institutionnelles, surtout suite à la montée de la gauche dans ces pays. En Argentine, comme au Chili et au Brésil, le mariage entre personnes de même sexe est une réalité depuis quelques années.

            La Fédération LGBT Argentine, créée en 2006, a également réussi sa campagne pour l’approbation de la loi d’identité (celle qui abroge la nécessité d’avis juridique ou médical pour le changement de nom et de genre dans les registres d’identité). Au Brésil, la ratification par la Cour Constitutionnelle du droit au mariage pour les couples homosexuels (et des droits à l’adoption et à la PMA qui en dérivent) arrive, en réalité, dans un contexte de montée au pouvoir de groupes religieux catholiques et évangélistes. Ces groupes ont réussi à empêcher le vote, au Congrès National brésilien, d’une loi qui pénaliserait les violences homophobes. De même, ils sont responsables de la mise en échec du projet d’éducation anti-discrimination dans les écoles publiques.

            On témoigne alors de l’intensification des contradictions dans ces pays. L’élite pousse vers la modernisation en même temps qu’elle méprise le partage des droits réclamés par le côté « barbare » de la Nation. Le « peuple », ou « les peuples », monte·nt sur la scène publique pour demander une reconnaissance au même titre que les patricien·nes post-coloniaux·les, quand il·s ne demande·nt pas une révision totale des bases de constitution de ces sociétés.

            Les demandes LGBTQII se trouvent actuellement tiraillées entre l’assimilation – devenant ainsi un autre poncif de la modernité européenne toujours singée – et la critique radicale du système, étayée par et étayant d’autres demandes des autres groupes « hors-norme ».

            Dans le cas argentin, par exemple, une partie des trans s’est opposée à la loi d’identité mentionnée ci-dessus. On critique la réification du binarisme : la loi ne prévoit pas la possibilité du non-choix entre les deux genres, du non-déterminé. Et le fait que la possibilité d’accès à une nouvelle identité continue à être sujet de scrutin par une « équipe interdisciplinaire », et que l’on exige des individu·es qui veulent changer d’identité une « stabilité » dans la performance dans un certain genre, serait un coup contre les personnes queers argentines. Cela veut dire que les catégories de féminin et de masculin continuent à être contrôlées par l’État, les individu·es trans devant correspondre à une certaine idée hégémonique de ce que c’est d’être un homme ou une femme pour que leurs transitions puissent être légitimées par l’administration étatique.

            Or, il existe des limites encore plus solides aux institutions du Sud, que ce soit au niveau de l’État ou au niveau de l’Université : elles (se) débattent autour de ce manque qui leur a été imposé comme fondamental. Et en passant maintenant de la question de l’État et de la gestion des sexualités à la question de l’Université et de l’étude des sexualités, on verra comment le manque, en tant que concept politique, est aussi un enjeu central dans l’articulation entre études queer et études postcoloniales dans le Cône Sud.

b. Théories do cu

 Les considérations d’Anibal Quijano à propos de la race et de la colonialité du pouvoir servent à montrer comment le manque, concept fondamental dans les systèmes normatifs de la modernité européenne, a construit une vision hégémonique de l’Amérique du Sud, ainsi que des peuples, des cultures et des cosmologies qui y existaient. Cette vision les représente comme un vide, un « avant » dans l’histoire, et a justifié la colonisation et l’exploitation des groupes autochtones ainsi que des masses des individu·es réduit·es à la condition d’esclaves. Quijano l’appelle « colonialité du pouvoir » parce qu’elle s’est inscrite de façon tellement profonde dans le système de domination qu’elle réussit à se reproduire même après les indépendances. C’est à dire que les élites et la pensée de la « modernisation » (ou, plus récemment, du « développement ») continuent à exercer leur violence épistémique et faire vivre l’empire et la logique du manque.

Les chercheur·es queers du Sud se trouvent donc dans la même situation ambiguë que les militant·es : tiraillé·es entre l’adhésion au projet de la modernisation, à la logique du manque ou porteur·ses d’une critique radicale qui doit partir de la reconnaissance de leur place de « double manque ». Face au problème d’élaborer une pensée qui soit, d’abord, pertinente dans son contexte, en plus d’échapper à la colonialité du pouvoir, les auteur·es du Cône Sud nous proposent de queeriser la géographie, c’est-à-dire de comprendre que, si on cherche, on trouvera plein de Sud dans le Nord (marginalement) et plein de Nord dans le Sud (hégémoniquement).

Cette queerisation des frontières nous paraît alors évidente et riche de possibilités. Ce sont les particularités de la production des sciences sociales dans le Sud qui nous y amènent, mais les résultats sont pertinents au-delà de ces frontières.

Par exemple, Larissa Pelúcio, anthropologue brésilienne, a travaillé pendant sa thèse sur les trans brésiliennes immigrées travaillant dans le marché du sexe en Espagne :

Je m’intéresse aux discours qui nous ont produit·es comme colonisé·es et érotiques, comme lointain·es et exotiques. Et, dans la logique de complémentarité,  je m’intéresse à ce qui fait que les Espagnol·es voient un lien entre la sexualité brésilienne et la « production » de travestis, au lieu de s’interroger sur leurs propres désirs, sur ce qui nourrit la demande pour des travestis brésiliens dans le marché du sexe espagnol. Ou, au Brésil, ce qui fait qu’une si importante recherche de l’Europe comme destination, ou le nombre des trans dans la prostitution, ne soit pas questionnée. Au Brésil, la trans est vue par le sens commun comme porteuse d’une sexualité débridée, souvent identifiée comme une caractéristique propre des classes populaires. Ce point de vue vient renforcer l’association automatique entre travestis et prostitution, deux mots devenus presque synonymes dans le langage de tous les jours. Par rapport à l’Europe, il m’arrive de me demander si l’expression « travesti brésilien » ne serait pas redondante. Ce qui suggère une racialisation de l’expression de genre, et une « générification » du Brésil. La sexualisation persistante du pays, vu et diffusé comme un endroit de liberté sexuelle, sensualité et lascivité, lui offre des qualités féminines et érotisées, devenues des aspects essentiels et naturels, quand ils sont, en réalité, historiquement et politiquement construits (Pelúcio, 2011, p. 247-248).

Pelúcio affirme que les corps normaux ont besoin de l’abject – sans la définition de certaines positions comme abjectes, il n’y aurait pas de normalité. En l’occurrence, pour comprendre comment les personnes trans continuent à occuper la place de ce qui est vu comme abject en Europe il nous faut une grille de lecture allant au-delà du fait que ce sont des individu·es qui posent problème au système sexe/genre. La nationalité et la race sont également importantes ; la présence des prostituées trans immigrées dans le marché du sexe européen est une question fondamentale pour la compréhension de l’abjection que les trans symbolisent encore aujourd’hui.

Le départ en Europe, pour ces individu·es, est une stratégie consciente de survie. Cela  leur permet de trouver « des espaces et des corps plus habitables ». L’immigration pour ces femmes est une brèche – les fantasmes de ce qui serait le Sud au Nord, de tout ce qui est périphérique et étrange, « pas-de-chez-nous », ce qui n’appartient pas, tout ce que le Sud même ne veut pas accepter comme étant la représentation de soi, représentent aussi un espace de vie possible.

 Du côté de la production dans ce marché, d’autres éléments qui ne sont pas étrangers aux questions de race et de nationalité sont aussi présents. Outre le trouble qu’elles représentent à la cishétéronormativité, ces femmes, en général racisées et issues des classes populaires, représentent une mise en branle du projet d’européanisation qui caractérise depuis plus d’un siècle la politique étatique sud-américaine. Le désir de blanchir le pays – et métisser, ce n’est pas démocratiser les rapports raciaux mais « affaiblir » la présence des composants non-blanches de la population, d’après les idéologies sociologiques et politiques brésiliennes du début du XXe siècle –, le désir de s’approcher d’une Europe idéalisée joue un rôle déterminant dans la « production » des trans pour le marché européen. Ceux qui vont quitter le pays sont, dès le départ, dans une position hybride. Le départ résulte de la prise de conscience qu’il y aurait des avantages matériels à être le Sud dans le Nord, au lieu de continuer d’être le Sud dans le Sud (qui se veut Nord et les rejette pour cette raison).

Il faut néanmoins se rendre compte que cela se fait à partir d’une position de négociation permanente avec la marchandisation de l’exotique et de la sexualité. En reconnaissant la migration comme stratégie de survie et l’agentivité qui réside dans la manipulation des stéréotypes, nous sommes confronté·es au constat que certaines situations ne peuvent pas être réduites à une équation simple : modernité vs tradition, Orient vs Occident, soumission vs contrôle, masculin vs féminin.

Il n’y a pas de queer, il n’y a pas de vraie dissolution ou déconstruction des processus genrés, sans transposition des barrières nationales, matérielles, et des idéologies coloniales qui nous empêchent de rendre compte de la diversité d’expériences et de résistances aux systèmes biopolitiques de la contemporanéité. Des systèmes biopolitiques qui, d’ailleurs, ne sont pas érigés en considérant les cultures ou nationalités comme des concepts auto-référentiels ou des phénomènes discrets – ils seraient, en fait, profondément dépendants des relations, imaginées ou réelles, entre États, dans la construction que le Nord fait du Sud, que l’Occident fait de l’Orient et vice versa.

D’après Eduarda Sarmet (2014), de la même façon que les femmes, les gays, les lesbiennes, trans et queers sont les « autres » à l’intérieur des sociétés de ce qu’on a nommé l’Occident, le « Tiers-Monde », qui par ailleurs perd ce nom dans le contexte d’émergence des études postcoloniales, a toujours été l’Autre par excellence dans la pensée occidentale. Historiquement, la période où les catégories Femme et Homosexuel·le ont commencé à être analysées de façon critique est aussi le moment où le « Tiers Monde » a commencé à refuser sa catégorisation et son homogénéisation sous le signe de l’Autre et de l’exotique.

Ce serait une autre explication de pourquoi, pour les chercheur·es du queer sudaca, ceci est difficilement compréhensible sans une référence simultanée au postcolonialisme. Les deux seraient des « savoirs subalternes » parallèles, un prolongement et une mise en question de soi menée par les courants d’études sur l’identité. Une révolution qui s’opère à l’intérieur des études sur le genre, la race et l’ethnie, ainsi que dans les études culturelles, et gaies et lesbiennes (Sarmet, 2014).

Cette révolution a été inspirée par la pensée de Michel Foucault dans les années 1980, notamment par son concept de « savoirs assujettis ». Foucault parle des savoirs sur la sexualité qui résistent à la normalisation. Les penseur·es à la marge du milieu universitaire européen ont néanmoins compensé l’eurocentrisme de la définition foucaldienne en incluant aussi les savoirs produits dans le Sud sur le Sud comme faisant partie de ce groupe de « savoirs assujettis ». Pour les chercheur·es sud-américain·es, la théorie queer et les études postcoloniales sont deux formes de résistance à la construction d’un savoir hégémonique. Le rapprochement des deux, dans le Sud, s’opère presque immédiatement après cette réalisation (Pelúcio, 2012, p. 402).

Un autre concept foucaldien repris et réinterprété par les théoricien·nes queers sud-américain·es est le concept de violence épistémique. Initialement élaborée en référence à l’idée de « sain » telle qu’elle était conçue en Europe à la fin du XIXe siècle, la violence épistémique se définit par rapport à la légitimité ou la non-légitimité perçue de l’énonciation. Ce concept est appliqué, en l’occurrence, pour exprimer la situation particulière de femmes et de personnes queer subalternes. Exclues a priori des systèmes légitimes de parole, ce sont des sujets qui ne peuvent parler d’eux·elles-mêmes qu’à partir de catégories qui leur sont étrangères. Leur organisation en tant que sujet politique dépend de leur capacité à se traduire à partir de catégories produites par des hommes (indigènes ou représentants du colonialisme) ou par des femmes privilégiées (Costa apud Pelúcio, 2012, p. 402).

Selon Gloria Anzaldúa le sujet du féminisme, ainsi que le sujet du queer, post-colonial, est caractérisé surtout par l’idée de tension. Il n’y a pas de réduction possible ni de réponse unique qui va les « sauver », de manière linéaire et simple, de l’espace de non-légitimité construit par les catégories existantes.

Au Chili, Felipe Rivas San Martin reconnaît du cuir[7] dans l’esprit de subversion et de résistance à la normalisation des identités et des sexualités en Amérique du Sud. Au lieu de l’appeler queer ou cuir, San Martin propose l’idée de « dissidence sexuelle », expression qui est d’ailleurs employée pour nommer le collectif que San Martin a aidé à fonder. Le plus important, pour lui, dans la recherche des expériences, pratiques et théories de la dissidence sexuelle au Chili, ou en Amérique du Sud, ou dans les Suds de façon plus générale, n’est pas d’essayer de répertorier ou de définir une « queeritude sud-américaine ». Au contraire, il s’agit de reconnaître le Sud comme une catégorie relationnelle, non-essentielle – et de se servir d’une géopolitique des sexualités afin de consolider les discours hégémoniques post-coloniaux, même ceux qui appartiennent à la théorie queer (Sermet, 2014, p. 252-253).

En effet, San Martin reconnaît dans l’emploi du mot « queer » dans des contextes sud-américains un raccourci pour celles et ceux qui veulent s’aligner sur une volonté de dépasser les catégories identitaires. Néanmoins, ce raccourci est devenu lui-même une forme de catégorisation qui ne reconnaît guère le contexte particulier des sociétés sud-américaines. On pourrait alors dire que, pour faire vraiment cuir, il faut aussi se passer du queer. Reconnaître le potentiel post-identitaire de cette idée veut en même temps dire chercher d’autres mots, d’autres définitions, aussi intraduisibles que la forme états-unienne.

Pelúcio (2014) s’intéresse à la manière dont le mot « queer » perd sa puissance lorsqu’il est prononcé dans des espaces universitaires brésiliens. Selon elle, les théoricien·nes brésilien·nes devraient plutôt s’autodénominer théoricien·nes du cu (« cul » en portugais) : elle nous rappelle que, dans les médias, la littérature et le discours bourgeois, il était normal d’appeler ce pays, ou l’Amérique de Sud de façon plus générale, « le cul du monde ». Être des théoricien·nes du cul plutôt que des théoricien·nes du queer nous permettrait non seulement de parler de défaire le genre, mais de défaire le genre à partir d’une position géographique – qui est aussi sexuée. Pelúcio évoque Paul Preciado et la manière dont cet auteur s’intéresse au cul comme place du politique. Il serait question, alors, de ne pas uniquement parler du cul du corps comme lieu de production de savoirs insoumis – mais aussi du cul du monde. Parler du cul et au cul signifierait remettre en question les frontières qui construisent aussi bien les corps que les États-nations. En somme, Pelúcio propose de redécouvrir le cul comme lieu de plaisir démocratique : aussi bien au niveau du corps individuel qu’au niveau du corps planétaire.

  1. Queers maro min hon : le queer dans l’Orient arabe

En guise de mise en contexte nous nous intéresserons à la notion de manque dans les discours concernant l’identité sexuelle dans l’Orient arabe formulés par des observateur·trices, issu·es ou non de la région, militant·es ou universitaires. Ensuite, nous verrons comment les militant·es queers de la région s’efforcent de tracer leurs propres chemins malgré l’instrumentalisation géopolitique de leur cause.

Dans un article paru sur le site The Atlantic en 2012, un journaliste étasunien dénonçait le manque d’un mot « approprié » pour désigner l’homosexualité en arabe. L’auteur de cet article, malgré son ignorance avouée de la langue d’Averroès, se crut autorisé à affirmer que les termes renvoyant aux pratiques et aux identités homosexuelles en arabe seraient tous liés aux notions de perversité et de déviation.

            Informé de l’existence d’un mot neutre, calqué sur le terme « homosexualité » (miṭliyah, miṭl signifiant, à l’image de l’étymon grec homo, « égal, semblable »), l’auteur argua que cette terminologie n’était « pas encore suffisamment  employée ». Enfin, il conclut en incitant les sociétés de langue arabe à adopter un « langage plus inclusif » envers les minorités sexuelles.

            Cet article est fort symptomatique d’un discours prédominant au sein des sociétés occupant une place centrale dans l’ordre mondial actuel, à savoir les sociétés des pays dits occidentaux. Ce discours s’appuie sur la notion que les sociétés arabes seraient des sociétés où il manquerait tout, puisque leurs institutions sociales comme leur langage ne correspondent pas à l’idéal occidental, y compris dans les cas où cette correspondance s’avèrerait être quasiment exacte.

            En l’occurrence, même après avoir appris que le pendant parfait du terme « homosexualité » existe bel et bien en arabe, l’auteur de l’article insiste sur l’argument du manque. Le journaliste en question n’était guère intéressé par les significations complexes et l’histoire du mot traduit dans son texte comme « perversion » ou « déviation » (šuḏūḏ), ni par d’autres termes utilisés en arabe pour décrire les rapports sexuels entre personnes de même sexe. Il ne s’est pas non plus penché sur ce que ce soi-disant « manque » d’un mot équivalent à « homosexualité » veut dire, ce qui se cache derrière lui, et les possibles différences dans les manières de vivre socialement son désir et ses pratiques sexuelles au sein des sociétés arabes.

            Certes, ce type de raisonnement ne se limite guère aux questions de genre et de sexualité. Au cours des révolutions ayant ébranlé certaines sociétés arabes à partir de 2010, cet ensemble de phénomènes surnommé « le printemps arabe » par les médias occidentaux, l’on parlait non pas de la création de quelque chose de nouveau, d’un mouvement pouvant déboucher sur des processus singuliers, mais plutôt du comblement d’un manque. Ce manque était représenté par un déficit d’institutions démocratiques, sous-entendant une arriération vis-à-vis d’un parcours établi en amont par les sociétés occidentales. Comme le résume Jasbir K. Puar (2007) :

[L’]imposition d’un modèle unique de développement et de progrès socio-historique à la périphérie et à la semi-périphérie du système-monde a consolidé une structure au sein de laquelle, pour les régions du Sud, le manque a été naturalisé.

 Il en va de même pour les questions de genre et de sexualité dans la région. Les personnes queers de l’Orient arabe sont systématiquement renvoyées au manque. Tout en faisant fi des diverses manières dont peuvent s’exprimer les rapports de genre et de sexualité dans la région, les observateur·trices extérieur·es se bornent à pointer du doigt ce qu’i·elles identifient comme des défaillances vis-à-vis de leurs propres normes. Et aux personnes queer de l’Orient arabe de se justifier !

D’ailleurs, que le terme miṭliyah ait été forgé sur le même modèle que le terme occidental homosexualité, ce mot qui, comme on le sait, apparaît au XIXe siècle dans un contexte de pathologisation, converti de nos jours en terme neutre, voire positif, en dit long sur cette dynamique. Le rapport inégal issu de cette nécessité de constamment pallier un manque aux yeux des observateur·trices occidentaux·les fait que les questions liées au colonialisme et au contexte post-colonial sont inextricablement imbriquées aux thématiques touchant les personnes queer dans la région.

Néanmoins, les observateur·trices occidentaux·les ne sont pas les seul·es à relever les manques des sociétés arabes en matière de rapport à la sexualité. En réalité, les personnes queer dans ces sociétés, et notamment les mouvements militants, se trouvent prises en tenaille, accusées par des concitoyen·nes d’importer des identités occidentales qui ne sauraient qu’être nuisibles. Cela contraste avec la situation dans le Cône Sud, où, malgré le poids écrasant d’une mouvance conservatrice, les mouvements militants et intellectuels queer ne font pas l’objet d’accusations d’être une importation impérialiste.

Une autre différence remarquable entre le Cône Sud et l’Orient arabe concerne la production intellectuelle touchant aux questions de genre et de sexualité. Tandis que les pays de cette partie de l’Amérique du Sud accueillent de nombreux départements au sein de leurs universités, les chercheuses et chercheurs arabes dans le domaine sont très souvent mené·es à conduire leurs recherches dans des universités occidentales, notamment étasuniennes, ou bien dans des universités suivant le modèle étasunien (American University of Beirut, American University of Cairo, etc). Cette réalité change progressivement, comme en témoigne la   publication Kohl, une revue pour la recherche sur le corps et le genre parue au Liban, et des initiatives inscrites dans le cadre de la CSBR (Coalition for Sexual and Bodily Rights in Muslim Societies).

Cette absence de liens institutionnels entre les centres universitaires et la construction de savoirs queers a poussé des groupes militants LGBTQI à devenir eux-mêmes des espaces de recherche et de publications à caractère scientifique.

a. Le manque et l’identité sexuelle

La prétendue inexistence d’une identité liée aux pratiques et aux désirs sexuels dans l’Orient arabe fait l’objet d’un vaste débat. Ce débat est d’autant plus important qu’il comporte des enjeux politiques majeurs, puisque la défense des « droits LGBT » fait partie depuis quelque temps d’une certaine rhétorique visant à justifier l’impérialisme. Il convient de rappeler, à ce titre, le discours proclamé par l’ancienne secrétaire d’État des États-Unis Hillary Clinton devant l’Organisation des Nations Unies en 2011. Après avoir affirmé que les individu·es LGBT avaient « un allié dans les États-Unis d’Amérique », Mme Clinton ajouta : « Il y a une expression qu’on emploie aux États-Unis pour exhorter les autres à soutenir les droits de l’Homme : soyez du bon côté de l’histoire. »

Dans cette vision, il y aurait donc un bon et un mauvais côté de l’histoire. L’Histoire humaine y est vue comme linéaire, en constante progression vers la reconnaissance des droits des minorités opprimées, qui, elles, existeraient en tant que telles depuis l’aube de la civilisation. Le discours de Mme Clinton met en avant une conception essentialiste de ce que « LGBT » veut dire – si bien que l’on croirait qu’il s’agit d’une ethnie, d’une population homogène éparpillée de par le monde.

L’introduction d’une rhétorique liée aux  « droits LGBT » dans la politique internationale va de pair avec cette naturalisation des identités sexuelles et de genre, dans le sillage du mouvement gay mainstream étasunien selon lequel l’on serait  « born this way » (né·e comme cela). Pour une partie des militants gays occidentaux, le manque d’une identité sexuelle bien établie chez certaines sociétés du Sud global (c’est-à-dire identique à celle existant dans des sociétés occidentales) serait un signe d’arriération, semblable à l’image de l’homosexuel « refoulé » resté dans son placard. Or, on oublie ainsi que l’adhésion à ces identités sexuelles au sein même des sociétés occidentales n’est pas parfaite, les pratiques sexuelles ne correspondant pas toujours au rôle social assumé.

Joseph Massad (2007) fut parmi les premiers à critiquer le militantisme gay « international » et son acharnement à imposer une vision binaire et rigide de la sexualité humaine sur des réalités où cela ne fait pas sens et où les représentations sociales du désir sont plus floues. Selon l’auteur, tel serait le cas du Moyen-Orient, où, allié à des institutions impérialistes, le militantisme gay mènerait une « campagne missionnaire » :

En dépit de l’évidence frappante du fait que l’identité « gay » (gayness), en tant que choix, fait augmenter la répression au lieu de déclencher une « libération », et diminue la liberté sexuelle des hommes arabes pratiquant le contact avec le même sexe plutôt qu’elle ne l’étend, le militantisme gay international (Gay International) est déterminé à poursuivre sa campagne missionnaire.

             Son ouvrage Desiring Arabs est une des principales références en matière d’enjeux de genre et de sexualité au prisme du contact colonial dans les sociétés arabes. Cet ouvrage controversé a le mérite d’associer des analyses de la représentation de la sexualité et du genre dans la littérature arabe avec une mise en relief des rapports de pouvoir englobant l’avènement d’une sexualité arabe « moderne » calquée sur les normes occidentales.

            Toutefois, J. Massad fut durement critiqué pour sa prise de position vis-à-vis du militantisme gay international et de « l’importation » des identités sexuelles dans l’Orient arabe, notamment de la part des militant·es LGBTQI de la région. Suite à une interview avec l’auteur sur le site ResetDOC, Ghassan Makarem, l’un des fondateurs du groupe militant LGBT libanais Helem, prit la défense des militant·es LGBTQI.

            Ghassan Makarem (2011) met en exergue le rôle de l’État moderne dans l’imposition de l’hétéronormativité, en arguant que, si les institutions de l’État moderne sont un produit du contact colonial, les déroulements de celui-ci vis-à-vis de l’identité sexuelle sont des processus endogènes. L’hétérosexualité obligatoire étant un des piliers de l’État moderne sur le modèle européen, il serait naturel, selon G. Makarem, que celles et ceux ne se conformant pas aux normes développent une identité à part.

Massad n’est pas seul dans sa critique de la rhétorique des droits LGBT comme stratégie impérialiste. Pour Georg Klauda (2008), l’acceptation ou la tolérance envers l’homosexualité sont devenues, depuis les années 1980, les piliers d’un renouvellement du discours colonialiste de la modernisation. Selon l’auteur, il y a eu au cours du XXe siècle un déplacement dans l’imaginaire occidental. Si auparavant « l’Orient » était vu comme un refuge de débauche, pendant que l’Europe connaissait une période de moralisation, actuellement les pays associés à une culture dite « islamique » servent d’exemple à tout genre de répression et d’intolérance, tandis que l’Occident est représenté comme le bastion de la défense des minorités. La « tolérance » envers l’homosexualité est, de cette manière, instrumentalisée, défendue non par principe mais en raison de sa caractéristique de marque civilisationnelle : être tolérant·e, c’est être moderne.

            Dans l’ouvrage Terrorist Assemblages: Homonationalism in Queer Times, Jasbir Puar (2007) mobilise le concept d’homonormativité, formulé par Lisa Duggan pour décrire « une politique sexuelle de type néolibérale » reposant « sur la possibilité d’une démobilisation, sur une culture gay privatisée, dépolitisée, ancrée dans la domesticité et la consommation ». J. Puar « emploie le terme “homonationalisme ” afin d’appréhender de façon explicite les agencements contemporains de l’exceptionnalisme sexuel américain et de la nation », dans un contexte d’assimilation des minorités sexuelles dans le récit de l’État capitaliste, patriarcal et hétéronormatif. L’ensemble des politiques et des discours décrits ci-dessus, visant à étendre les « droits LGBT » à la totalité de la planète par le biais de l’intervention étasunienne ou occidentale, s’inscrirait ainsi dans une idéologie homonationaliste.

            La mainmise de l’homonationalisme est telle que l’on s’interroge sur les possibilités de solidarité internationale queer. Afsaneh Najmabadi (2012) trace un parallèle entre le féminisme de deuxième vague et l’actuelle « solidarité internationale » des organisations LGBT occidentales, en raison de leur vision monolithique de l’oppression qui manque de tenir compte des rapports de pouvoir post-coloniaux. Face à la situation actuelle où le langage des droits des femmes et des personnes LGBT se verrait approprié par les conservateurs·trices néolibéraux·les et employé à des desseins impérialistes, A. Najmabadi se demande si un autre langage est possible pour rétablir des alliances transnationales.

            Si la récupération impérialiste des droits LGBT ne pose aucun doute dans les analyses critiques mentionnées en amont, le débat sur les identités sexuelles dans l’Orient arabe fait moins consensus. Hormis celles et ceux défendant l’endogénéité des identités émergentes en raison du contexte socio-politique, certain·es dénoncent également le fait de concevoir ces identités comme étant forcément des importations coloniales, s’appuyant sur l’histoire pré-moderne de la région.

            Dans ce sens, l’absence d’une quelconque identité liée aux pratiques sexuelles dans les sociétés arabes pré-modernes est mise en question par Khaled El-Rouayheb dans Before Homosexuality in the Arab-Islamic World, 1500-1800 (2005). L’auteur s’oppose au récit selon lequel la sexualité arabe pré-moderne aurait été débridée et sans contraintes, tandis que les dynamiques sociales post-coloniales auraient débouché sur une sexualité réprimée et surveillée. Quand bien même l’amour homoérotique serait un topos récurrent dans la littérature arabe pré-moderne, nous dit-il, cela ne sous-entendrait pas nécessairement un rapport sexuel, et encore moins quelque chose que l’on puisse appeler « homosexualité » :

Il peut paraître tentant de voir de tels passages comme autant de preuves d’une tolérance généralisée de l’homosexualité ou – pour être plus précis – de la pédérastie dans le monde musulman d’avant le XIXe siècle (…). L’hypothèse qu’il serait anodin de parler de tolérance ou d’intolérance envers l’homosexualité dans le Moyen-Orient pré-moderne est issue, semble-t-il, de l’hypothèse selon laquelle l’homosexualité serait un élément évident du monde humain sur lequel les différentes cultures exerceraient plus ou moins de tolérance ou de répression.

            Dans son étude sur le muǧūn, genre de poésie classique arabe mettant en avant la débauche et le libertinage, Frédéric Lagrange (2013) réfute l’hypothèse opposant un passé « libéral » à un présent « répressif ». Ces deux dimensions, nous dit-il, ont toujours été présentes. La multiplicité de normes change en permanence ce qui est permis, toléré et interdit.

            Se tenant à l’histoire des représentations, F. Lagrange contredit l’idée reçue selon laquelle en « Orient », traditionnellement, l’acte sexuel n’avait pas d’implications identitaires, dans une dynamique axée autour de l’opposition pénétrant/pénétré. Cette idée tiendrait beaucoup plus à la notion du sodomite pré-moderne, en opposition à l’homosexuel du XIXe siècle, de Foucault, et à des travaux s’appuyant sur la notion d’occident gréco-latin et à une définition de la masculinité méditerranéenne antique comme dépendant uniquement du rôle sexuel. Dans la littérature arabe médiévale, F. Lagrange relève une série de personnages et de titres sociaux qui ne se réfèrent pas uniquement à l’acte mais aussi à une identité.

            Cela nous renvoie au débat sur l’émergence des identités sexuelles dans le Monde Arabe. Or, si, comme F. Lagrange le suggère, les dénominations employées pour désigner les personnes (notamment les hommes) ayant des rapports homosexuels dans la littérature arabe classique engendrent des identités sociales et individuelles, cela veut dire que tout le débat sur « l’émergence » des identités sexuelles dans le monde arabe doit être mis en question, nuancé et historicisé au prisme des vicissitudes des normes morales à travers le temps et représentées dans les œuvres littéraires.

            Compte tenu de tous ces points de vue, il est remarquable que ce débat insiste beaucoup trop sur le rôle de la modernité sur la sexualité, ce qui suggère que le dualisme Occident-Orient est toujours sous-jacent. Tantôt pour affirmer l’endogénéité des identités sexuelles, tantôt pour la nier, les théoricien·nes s’appuient sur des dynamiques de domination et d’autonomie qui dissimulent la complexité des dynamiques de performativité de la sexualité et du genre. En outre, la parole de celles et de ceux vivant au cœur des dynamiques faisant objet de débat, dans leurs corps et leurs espaces, est très peu prise en compte. D’un côté comme de l’autre, les individu·es dont les pratiques et les désirs échappent à la norme sont renvoyé·es au manque – le manque d’une identité consolidée, pour les un·es, et le manque d’authenticité lorsque cette identité embryonnaire existe, pour les autres.

b. Militer en manque

            Cette période de foisonnement discursif autour des identités sexuelles dans l’Orient arabe coïncide, non par hasard, avec le développement d’un militantisme LGBTQI, d’abord au Liban (Helem, Meem, Nasawiya), et ensuite en Palestine (alQaws, Aswat, Palestinian Queers for BDS), sans compter les divers mouvements naissants sous l’égide de l’AFE (Arab Foundation for Freedoms and Equality) de par la région.

            Bien que l’ensemble de ces associations militantes adoptent une position anti-impérialiste, l’exemple le plus emblématique de l’entrelacs entre le queer et la pensée postcoloniale est indubitablement le militantisme queer palestinien. Ce militantisme compte notamment avec deux associations, déjà mentionnées ci-dessus : Aswat (« des voix » en arabe), créée en 2002, rassemblant des femmes LBTQ palestiniennes, et alQaws (« l’arc-en-ciel »), une association pour l’ensemble de la population LGBTQI palestinienne, en activité depuis 2006.

Ces associations se sont vite rendu compte que construire un discours queer palestinien signifiait militer à la fois contre une occupation coloniale, et contre le patriarcat et l’hétéronormativité, tout en respectant les particularités des dynamiques sociales relatives au genre et à la sexualité de la société palestinienne.

            Le militantisme queer palestinien doit faire face à la propagande israélienne qui instrumentalise les questions LGBT en sa faveur. Cette propagande est connue sous le nom de pinkwashing, c’est-à-dire, le blanchiment de l’image d’un État ou d’une institution – en l’occurrence, Israël – par sa supposée tolérance et son ouverture envers les minorités sexuelles. Puisque les identités sexuelles et les institutions existant au sein de la société israélienne s’approchent davantage de celles de l’Occident, Israël insiste sur son image gay-friendly en comparaison avec ses voisins arabes, dépeints comme intolérants et répressifs. Israël vise ainsi à justifier l’occupation coloniale en l’encadrant dans une dichotomie civilisés/barbares, tout en sollicitant le soutien des défenseurs des « droits LGBT ».

            Ce discours s’adresse également aux personnes queers palestiniennes, en signalant que leur seul salut serait d’abandonner leur culture « barbare » et de s’allier à la puissance occupante. Toutefois, Israël est loin d’être un havre de paix pour les queers palestinien·nes. Les restrictions de visa pour les habitant·es queers de Cisjordanie et de la bande de Gaza ne sont pas moins sévères que pour les autres palestinien·nes. En outre, le chantage exercé sur des personnes queers palestiniennes par Israël est bien documenté[8], le gouvernement israélien menaçant de dévoiler l’identité de ces individus si ces derniers refusent de travailler pour lui. Ceci dit, le mouvement queer palestinien s’oppose à ce que l’on mette en exergue le chantage effectué sur les personnes queers, soulignant que cela arrive à l’ensemble de la population palestinienne et en particulier aux populations les plus fragilisées.

            S’inscrivant dans la lutte palestinienne sans tomber dans le piège du détachement des questions queers de l’ensemble des problématiques touchant les palestinien·nes, le mouvement queer palestinien évite la politique identitaire. Ceci dit, à l’image du militantisme LGBTQI libanais, il témoigne d’un divorce avec une partie des universitaires à tendance postcoloniale, car il y a un sentiment généralisé que ces dernièr·es se soucieraient davantage de leur identité que de leur lutte.

Confronté·es à des accusations de manque de tous bords, les militant·es queers palestinien·nes y voient une opportunité. En se déclarant comme un mouvement de métamorphoses, le militantisme queer palestinien s’approprie le manque comme un catalyseur de renouveau et de mise en question, à l’encontre de l’approche identitaire.

            C’est peut-être pour cette raison que le terme queer gagne du terrain et s’arabise, comme en témoigne un graffiti retrouvé à Ramallah : Kwīrz maro min hon (des queers sont passé·es par ici, en dialecte arabe palestinien). Être queer, c’est le contraire d’assumer une identité – cela implique une position relationnelle vis-à-vis des rapports de pouvoir en vigueur. Assumer une identité sexuelle relève de l’aveu, et avouer signifie être mis·e sous contrôle.

Jason Ritchie (2010) compare ce détournement de la politique de la visibilité par les militant·es palestinien·nes à l’image du checkpoint. Selon lui, le checkpoint est une métaphore plus adéquate pour décrire les expériences des queers palestinien·nes que le placard :

Tandis que le rêve de « sortir du placard » pour atteindre une citoyenneté pleine et le sentiment d’appartenance à la nation est la force motrice du militantisme de beaucoup de queers israélien·nes, la violence du checkpoint – et les innombrables rappels de l’impossibilité d’appartenir (sans parler de la « citoyenneté ») – façonne les stratégies des militant·es queers palestinien·nes.

En queerisant le vécu palestinien et en palestinisant le vécu queer, le mouvement queer palestinien opère un détournement de la politique gay libérale de la visibilité et de la reconnaissance. J. Ritchie nous rappelle que l’une des principales stratégies de la politique gay libérale est l’appel à protection de l’État contre la « blessure sociale » qu’est l’homophobie. Or, lorsque le seul État que l’on connaisse est celui d’une occupation coloniale, perçu comme un État oppresseur, comment peut-on se tourner vers lui pour lui demander de la protection ?

 

Conclusion

Nationalisms do not simply exclude sexual dissidents, the relationship between queers and the nation-state is more ambivalent.

— Jon Binnie, The Globalization of Sexuality

Dans un monde encore sous le joug d’une division géographique, politique et économique issue du colonialisme, on ne peut pas croire les études queer à l’abri de ces dynamiques structurantes. Bien au contraire, regarder les catégories de sexualité et colonialité simultanément nous rappelle le fait que les sexualités dans la contemporanéité ne sauront s’établir que dans un rapport direct à la discipline étatique. Cette invention européenne, à savoir l’État-nation, prend des contours particuliers dès lors qu’elle s’impose comme forme d’organisation sociale dans des sociétés auparavant en situation coloniale.

Ces particularités – plutôt que d’être perçues sous l’angle de la comparaison renvoyant au manque, appuyée sur des critères de supériorité ou d’infériorité, d’antériorité ou de postérité – devraient servir à une réflexion sur les limites de l’organisation politique de l’État-nation, surtout dans son deuxième terme, et ses liens étroits avec la politique des corps et des désirs.

Relever les clivages paradigmatiques entre le fait queer dans le Nord et celui du Sud sert particulièrement à nous rappeler que la séparation entre le national et l’international est, elle aussi, une création du pouvoir. La construction des luttes de libération n’est jamais le résultat simple et univoque des caractéristiques « intérieures » de la nation. Elle est toujours impliquée dans des rapports complexes d’opposition ou de complémentarité entre le national et l’international construisant notre réalité.

La réflexion esquissée dans cet article, articulant les différences entre les Suds globaux autour des identités conçues par l’hégémonie occidentale comme « manquées », ouvre la voie à d’autres manières de penser politiquement la sexualité, notamment la sexualité considérée comme déviante, dans les Suds autant que dans les Nords. Elle nous offre des outils pour penser une résistance à l’appropriation des luttes par l’impérialisme homonationaliste et par la pensée sécuritaire dominant le discours politique actuel ; finalement, pour repenser l’État même sans tomber dans le piège de l’universalisme.

De l’autre côté, rapprocher la pensée queer et celle postcoloniale est bénéfique à cette dernière face au nationalisme tiers-mondiste. Concevoir le Sud comme une catégorie géographique queer peut nous aider à éviter le conservatisme se déguisant en anti-impérialisme beaucoup trop souvent dans nos contextes nationaux. Cela évite surtout que les Suds continuent à s’ignorer mutuellement, ce qui représente sûrement la conséquence la plus perverse de la présomption de manque véhiculée par l’hégémonie culturelle occidentale. Parlons de cul dans le monde entier, mais sans oublier les checkpoints qui nous séparent.

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Notes

[1] Par « Moyen-Orient arabophone » ou « Orient arabe », nous entendons la région connue en arabe sous l’appellation mašriq, comprenant tous les pays dont la langue officielle et principale est l’arabe de l’Égypte jusqu’au Golfe. Il s’oppose ainsi au concept de Maghreb (maġrib, « occident » en arabe).

[2] Nous faisons ici référence à l’Amérique du Sud, plutôt qu’au terme plus largement employé en France « Amérique Latine ». En effet, l’expression « Amérique Latine », forgée en France au XIXe siècle, n’est pas descriptive d’un groupe cohérent par rapport à ses caractéristiques culturelles, géographiques ou politiques. Le terme fut créé lors de l’invasion du Mexique par l’empire de Napoléon III, qui essaya alors de le répandre dans le dessein d’isoler l’Amérique anglophone – notamment les États-Unis d’Amérique – tout en mettant en avant la présence française dans la région (cf. Colburn, Forrest,2002, Latin America at the End of Politics. Princeton University Press.) Bien que ce terme se soit répandu parmi les intellectuel·les issu·es de cette région,  nous préférons  la notion d’Amérique du Sud, plus géographiquement précise et moins imprégnée de connotations coloniales.

[3] Sauf mention contraire, toutes les traductions sont de notre fait.

[4] Sudaca est un mot de la langue espagnole pour décrire, de façon péjorative, les individus originaires de l’Amérique du Sud. Aujourd’hui, les sud-américains, surtout ceux de langue espagnole, ont resignifié le mot, qui a perdu la valeur péjorative et devient tout simplement descriptif des choses d’origine sud-américaine.

[5] Geni est le personnage d’une des chansons du célèbre compositeur brésilien Chico Buarque. Dans son adaptation de l’oeuvre de Bertold Brecht L’Opéra des Quat’ Sous, Buarque décrit Geni comme une prostituée qui ne donne son corps, par compassion, qu’aux marginalisés et solitaires. Geni est méprisée de tous jusqu’à l’arrivée du gros méchant qui menace de détruire la ville si Geni n’accepte pas de passer une nuit avec lui. Toute la ville, en cortège, vient demander à Geni de les sauver. Geni, touchée par leurs demandes, décide de surmonter son dégoût et part à la rencontre du méchant. Le lendemain, après une nuit horrible, le méchant part, Geni retrouve la ville. À la place de remerciements, la ville la reçoit avec des insultes, comme auparavant.

[6] Periodicus est un jeu de mot avec les mots « periódico », périodique ou revue, et « cus », pluriel de « cu », cul.

[7] Façon d’écrire « queer » qui l’approche de la phonétique espagnole

[8] alQaws. “alQaws Statement re: media response to Israel’s blackmailing of gay Palestinians” http://www.alqaws.org/articles/alQaws-Statement-re-media-response-to-Israels-blackmailing-of-gay-Palestinians?category_id=0, publié le 19/09/2014 (consulté le 02/01/2015)

RPQ #2

I can play it straight ! Notes sur l’émergence des ateliers Drag King comme espaces hétérotopiques en France et en Italie

Clark Pignedoli[1]

Clark Pignedoli, chercheur engagé inscrit au doctorat en sociologie à l’université du Québec à Montréal et actif au sein de groupes transféministes au Québec et en Italie.

La littérature et les connaissances sur le Drag King (DK) se sont constituées de manière anglonormative (Baril, 2016a) et cisnormative, c’est-à-dire en rejetant respectivement la portée micropolitique de l’atelier (format plus présent en France et en Italie où la culture des spectacles DK n’a pas pris autant racine comme dans l’anglophonie) et la possibilité de l’existence des personnes trans et de leur visibilité (Baril, 2013 ; Bauer et al., 2009 ; Namaste, 2000). En tant que personne trans italophone installée au Québec pour laquelle les ateliers DK ont représenté une ressource importante dans son parcours de subjectivation et de militance, je pointe aux manques de ressources pour réfléchir au DK à partir d’un point de vue non-cis et non-anglo centrés.

En réaction à l’invisibilisation, au manque d’informations et de témoignages qui relèvent des expériences DK trans franco et italophones, dans mon article je chercherai à amorcer un travail de lecture alternative, queer et trans située des expériences DK développées au sein des ateliers. À travers une queerisation du texte de Foucault « Des espaces autres, Hétérotopies » (1967) je développerai une analyse des ateliers DK comme hétérotopies, en mettant en dialogue Foucault avec des textes d’activistes et des chercheureuses engagé.e.s qui ont théorisé ces laboratoires en France et en Italie. L’objectif de mon article est celui de démontrer comment ces laboratoires peuvent participer au travail micropolitique de déterritorialisation et de dénaturalisation du cisgenrisme (Baril, 2013) et du système sexe/genre hétérosexuel (Butler, 2006). Puisqu’il ne s’agit pas d’une recherche menée sur le terrain, mon texte propose des réflexions théoriques dans l’attente d’amener une ethnographique dans le cadre de ma thèse doctorale.[2]

Mon processus d’écriture est informé par mon expérience personnelle. La dimension « hétérotopique » des ateliers DK auxquels j’ai participé a posé les prémisses théoriques et pratiques pour la prise de conscience et la validation de mon parcours trans, mais encore dans la construction de relations affectives et politiques.

Enfin, en étant conscient que l’archive qui reconstruit l’origine et le développement des ateliers DK entre la France et l’Italie est partielle et en construction (Baldo, Borghi et Fiorilli, 2013), à travers cet article je souhaite participer au travail en cours de documentation et de diffusion des savoirs DK francophones et italophones.

 

I can play it straight ! : qu’est-ce qu’un atelier Drag King?

Dans une célèbre scène du film de 1996 The Birdcage[3] (qui se déroule à South Beach, en Floride, pendant les années 1990) Armand et Albert, le couple homo de protagonistes, échafaudent un plan apparemment impossible : faire passer Albert pour un homme straight, « uncle Al ». De cette manière, les deux décident d’accepter la requête de leur enfant Val, un hétéro sur le point de se marier à la fille d’un sénateur républicain. Étant donné le conservatisme de la famille de sa partenaire, Val demande à ses parents de cacher leur relation et de la faire cadrer temporairement dans une configuration hétéronormative afin de pouvoir les introduire à ses beaux-parents sans drama, ni scandale. Malgré le découragement initial, Armand et Albert décident de prendre la situation en main et de se prêter à cette mise en scène : Armand resterait le père de Val mais Albert prendra temporairement le rôle de son oncle, « uncle Al ». Les deux se mettent tout de suite au travail pour construire ce personnage et ainsi duper l’univers des relations familiales hétérosexuelles en le traversant incognito.

Convaincu de sa capacité de « play it straight ! » Albert se prête à une séance improvisée d’exercices pour apprendre à « agir comme un homme », plier son expression de genre baroque et passer pour homme hétérosexuel.[4] Ainsi, ce qui était au départ un déjeuner normal, se transforme en l’amorce d’un atelier Drag King 101[5] : un laboratoire corporel (mais aussi culturel) où Armand lui explique comment étaler de la moutarde sur un toast, marcher à la John Wayne et entretenir des small talks sur le football qui tournent à vide…comme un « vrai homme » le ferait. Il s’agit, bien sûr, d’aider Albert à performer une masculinité stéréotypée mais qui est aussi « passe-partout » (Preciado, 2008). Ainsi, le queer gaze d’Armand et d’Albert fixe de l’extérieur (du dehors de la norme hétérosexuelle) les codes tacites sur lesquels reposent les modèles des masculinités dominantes pour les mettre sous surveillance, en isoler les gestes et les attitudes afin de les reproduire en exhibant leurs mécanismes. Ce processus de dévoilement auquel on assiste crée un reversement de point de vue : de leur position de sujets abjects, ils vont faire l’expérience du caractère performatif des masculinités dominantes. Masculinités qui sont ainsi rendues camp, vulnérables et, ultimement, dénaturalisées (Koening, 2003 : 150) :

Voir le vidéo de la Cage aux folles : Mustard spreading

Selon Shaka McGlotten (2015: 2), « Le Drag consiste en la personnification, en l’exploitation des conventions du genre à travers leur imitation et leur exagération [ma traduction]».[6] A partir de cette description et du détour pop que j’ai mis en exergue, il est possible de comprendre le DK comme une déclinaison spécifique du drag où les conventions de la masculinité sont mises en vedette et performées intentionnellement : « Les performances Drag King reprennent et exploitent les ‘marqueurs’ de la masculinité au point où ces marqueurs deviennent visibles dans leur caractère construit [ma traduction] »[7](Koening, 2003 : 150).

Dans les ateliers DK, selon une modalité « nique ton genre ! » (Bourcier, 2001 : 203), les participant.e.s se « mettent en king » en personnifiant un personnage masculin pour déconstruire et explorer collectivement les codes de la masculinité sociale[8] (et a fortiori de la féminité) (Greco, 2012). Souvent organisés par des collectifs ou des militant.e.s dans des contextes de production subculturelle, les ateliers se déroulent en plusieurs étapes au cours desquelles les participant.e.s apprennent (accompagné.e.s par des animateurices) à fabriquer leur personnage masculin (par exemple : en s’appliquant des poils faciaux, en se bandant la poitrine, en s’habillant de manière adéquate, etc.) et à le personnifier de manière temporaire à travers une série d’exercices collectifs (par exemple : d’occupation de l’espace, de contrôle de la voix et de la gestuelle) qui permettent de faire l’expérience de se faire lire comme un homme cisgenre dans l’espace public (Fiorilli et Baldo, 2017; Baldo, Borghi et Fiorilli, 2013 ; Greco, 2012 ; 2013).

Les différentes étapes des ateliers DK et les réflexions individuelles et collectives qui s’y développent montrent et valident le constat selon lequel les masculinités se fondent et se maintiennent grâce à la répétition ritualisée de certains actes, devenus des conventions sociales invisibles et auxquelles se rattachent un nombre important de privilèges[9] (Torr et Bottoms, 2010 ; Preciado, 2008). En fait, l’isolement et l’usage des accessoires, tant matériels que gestuels, des « masculinités » permet aux participant.e.s d’expérimenter ces privilèges tout en déconstruisant les conceptions essentialistes et biologisantes du genre et en mettant en lumière sa dimension performative (Baldo, Borghi et Fiorilli, 2015 ; Greco, 2012, 2013; Butler, 2006).

Originairement crées à New York au début des années 1990 par Johnny Science et Diane Torr, ces événements répondent de plus en plus à la logique du « fais-le toi-même » /« faisons-le ensemble »[10] (Thomas, Espineria et Alessandrin, 2012 ; Preciado, 2008) et ils ont été reproduits et repensés par plusieurs collectifs et militant.e.s queer et trans aux Etats-Unis et en Europe. Toutefois, les « savoir[s] DK » (Preciado, 2008 : 329) restent largement inaudibles au sein de la littérature francophone et italophone qui touche aux genres et aux sexualités. Compte tenu du fait que les pratiques DK sont des pratiques récentes qui se nichent pour la plupart dans des lieux de production et d’activisme subculturels (Rupp, Taylor et Shapiro, 2010 ; Preciado, 2008 ; Shapiro, 2007) et de la difficulté des savoirs queers et trans de s’affirmer et de circuler en France et en Italie surtout dans les contextes institutionnels de production de savoirs (Espineria et Bourcier, 2016; Baril, 2016b; Bourcier et Molinier, 2008; Preciado, 2009a; Bourcier, 2005), la portée micropolitique des ateliers DK demeure méconnue, sous-étudiée et sous-valorisée.

Là où un travail d’archivage a été amorcé, ceci a souvent dérivé vers une compréhension restreinte de ces micropolitiques. Trois limites caractérisent les épistémologies DK dominantes et ont orienté la presque totalité de la littérature à ce sujet : 1) le DK y a traditionnellement été conceptualisé comme une pratique relevant de l’anglophonie (Torr et Bottoms, 2010 ; Rupp, Taylor et Shapiro, 2010 ; Shapiro, 2007 ; Troka, Lebesco et Noble, 2002 ; Volcano et Halberstam, 1999 ; Halberstam, 1998) et 2)  du contexte du spectacle, tout en négligeant le développement des ateliers. Par exemple, dans leur célèbre travail conjoint The Drag King Book paru en 1999, les auteurs Del LaGrace Volcano et Jack Halberstam insistent davantage sur la culture DK qui se développe dans les clubs, les cabarets et la vie nocturne de New York, San Francisco et Londres.[11] Ensuite, 3) la conceptualisation des pratiques DK sous-entend encore la présence d’un corps « fixe ». Elles sont souvent associées au « travestissement » (Torr et Bottoms, 2010) et aux subcultures sexuelles et de genre des female masculinities (Halberstam, 1998) ou « masculinités sans hommes » (Bourcier et Molinier, 2008). Ces cadres d’analyses reposent respectivement sur des biais pathologisants et cisnormatifs invisibilisant les parcours trans, non-binaires, etc. au sein du DK.[12]

 

Queeriser le concept d’hétérotopie de Foucault

« Des espaces autres, Hétérotopies » est le titre d’une conférence donnée par Michel Foucault le 14 mars 1967 à Paris, au Cercle des études architecturales. Dans cette communication il développe pour la première (et la dernière) fois le concept d’hétérotopie qui reste largement inexploré et théorisé dans ses possibles applications par rapport aux ateliers DK.[13]

En partant du constat que le XXème siècle serait l’époque de l’espace, Foucault affirme que dans la culture occidentale l’espace extérieur a été pensé de manière différente au fil des années et qu’il ne serait pas possible de méconnaitre son entrecroisement avec la temporalité. Selon lui, aujourd’hui « nous sommes à une époque où l’espace se donne à nous sous la forme de relations d’emplacements » (Foucault, 1967 : 2), il s’agirait d’un espace hétérogène caractérisé par des dynamiques relationnelles et de voisinage entre points ou éléments (Foucault, 1967).

Dans cette configuration, pour Foucault les hétérotopies seraient des points, des territoires réels mais qui sont difficiles à cartographier car ils ne répondent pas aux critères d’aménagement traditionnels de l’espace. Au contraire, elles fonctionnent avec des règles et des temporalités différentes. Il s’agit d’utopies « effectivement réalisées » et localisables, parfois nomades et rhizomiques (Echeto et Sartori ; 2009) qui établissent un bouleversement et/ou un renversement épistémologique produisant des significations qui mettent en défi celles qu’on retrouve dans les espaces traditionnels. Par exemple, comme Foucault le souligne, les hétérotopies « de crise » se créent en contestant l’aménagement spatio-symbolique qui gouverne la société, ce sont des lieux « réservés aux individus qui se trouvent, par rapport à la société, et au milieu humain à l’intérieur duquel ils vivent, en état de crise » (Foucault, 1967 :4). Rentrer dans ces contre-espaces signifie donc adhérer à un système de valeurs différent, à une approche différente de la matérialité spatiale, de la matérialité des corps et des contraintes chronologiques (hétérochronies). Le discours foucauldien présente donc les hétérotopie comme étant des lieux d’agencement, en mettant une emphase sur leur capacité à contester et à transgresser les normes hégémoniques.

Après Foucault, les auteur.e.s qui ont repris le concept d’hétérotopie ont insisté beaucoup sur la valeur de « libération » de ces espaces pour des groupes marginalisés au sein de la société (Hetherington, 1997). Cependant, certain.e.s sociogéographes (Prieur, 2011 ; Hetherington, 1997) ont problématisé ce regard unidimensionnel[14] en mettant en lumière les relations de pouvoir qui s’installent au sein même de ces « espaces autres » et qui pourraient impacter différemment certain.e.s sujets selon des facettes identitaires qui les composent.

Selon Kevin Hetherington (1997 : 32), par exemple, les hétérotopies ne se constituent pas dans un vide politique « mais plutôt en relation avec les autres espaces et elles ont donc des structures et des ordres sociaux alternatifs [ma traduction] ».[15] Il serait donc réducteur de les considérer juste comme des contre-espaces de résistance et de transgression alors qu’elles aussi sont productrices de structures et de relations de pouvoir, même si à vocation utopique : « [Les hétérotopies] produisent de nouveaux discours et de nouvelles modalités d’interagir socialement ou, plus généralement, une nouvelle sociabilité » (Hetherington, 1997 : 53).[16]Elles ont leurs propres codes, règles et symboles et elles génèrent leurs propres relations de pouvoir (Hetherington, 1997). Les hétérotopies peuvent donc prendre des significations multiples et différentes pour les sujets qui les occupent, de libération, d’oppression ou les deux au même temps, selon la manière dont les sujets se positionnent au sein des réseaux des relations de pouvoir qui les traversent (Hetherington, 1997). Ainsi, tel que affirmé par Cha Prieur (2011 : 92):

L’hétérotopie est un lieu défini comme ‘autre’ par rapport à une norme particulière ou plusieurs normes définies. (…) Accepter qu’il existe une inversion totale d’une ou plusieurs normes particulières, c’est aussi accepter que d’autres normes soient communes à l’hétérotopie et au reste de l’espace normatif.

Cette remise en perspective du concept d’hétérotopie selon une approche moins unidimensionnel et plus intersectionnelle s’applique aussi à la conception et à la théorisation des ateliers DK. À partir d’une analyse systémique des matériaux militants et des textes produits en France et en Italie, je pose l’hypothèse que ces laboratoires sont des hétérotopies « indissociablement spatial[es] et social[es] » (Socioarchi, 2014), des « hétérotopies identitaires » (Dubois, 2014)[17] ayant le potentiel de déterritorialiser à la fois les espaces physiques, énonciatifs et le corps, qui est en soi un lieu de lutte politique. Cependant, étant donné le caractère multidimensionnel des hétérotopies et donc l’importance de préciser les normes sociales et culturelles qui s’y verront subverties (Prieur, 2011), j’aimerais mettre en évidence l’évolution du modèle d’atelier DK.

Si les premier ateliers animés par Diane Torr permettaient, en tant qu’hétérotopies, de subvertir certaines normes que l’on retrouve dans l’espace traditionnel telles que le sexisme et la misogynie, ils reproduisaient néanmoins des préjugés cis et hétéro centrés. Au contraire, certaines approche des ateliers DK développées en France et en Italie ont permis de construire des hétérotopies qui dénoncent ces deux systèmes de domination en permettant d’agencer les expériences queer et trans.

Do it Like a Dude: L’atelier Man for a Day de Diane Torr

Le livre de Diane Torr et Stephen Bottoms Sex, Drag and Male Roles : Investigating Gender as a Performance (2010), marque la naissance d’une littérature qui documente comment les pratiques DK s’affirment non seulement dans le contexte du spectacle, mais aussi à l’intérieur d’ateliers (Fiorilli et Baldo, 2017; Greco, 2014; Baldo, Borghi et Fiorilli, 2013 ; Torr et Bottoms 2010 ; Preciado, 2008). « Au commencement était Diane Torr », dans ce champ des connaissances, un rôle fondateur est associé à la performeuse et à son The Man for a Day workshop, qui connut une attention et un succès international. Selon Torr, contrairement à Halberstam et Volcano, l’origine des pratiques DK remonterait à The Drag King Workshops qu’elle co-organisait à New York au Sprinkle Salon avec l’activiste trans Johnny Science au début des années 1990 (Torr et Bottoms, 2010). Le récit autobiographique de Torr permet, donc, de cerner les éléments expérientiels et théoriques qui fondent la conception de ces laboratoires. La documentation de son expérience permet aussi de mettre en avant le script dont plusieurs autres modèles d’ateliers se sont inspirés. Je vais d’abord retracer les conditions qui ont permis la conception de l’atelier, pour ensuite transcrire une version abrégée de sa structure.

Torr est une artiste interdisciplinaire qui évolue au sein du WOW Café Theatre de New York tout au long des années 1980, dans un contexte de forte contamination artistique qui allait de pair avec une forme spécifique d’activisme culturel. En fait, le WOW naît de la volonté de créer un espace permanent et autogéré où développer et soutenir des performances théâtrales par et pour les femmes (surtout pour un publique lesbien et queer) (Solomon et Minwalla, 1985). Étant donné sa vocation et sa composition féministe, les expérimentations et les productions élaborées au sein du WOW dérogeaient aux canons de la performance théâtrale traditionnelle.[18] Le gender bending[19] et le drag étaient encouragés et ils allaient de pair avec le déploiement d’un discours féministe révolté, post-identitaire et pro-sexe (Torr et Bottoms, 2010; Solomon et Minwalla, 1985). Ce contexte pousse Torr à s’essayer à de premières expériences politiques de passing.[20] A la fin des années 1980, elle détourne sa présentation de genre en s’habillant en homme et elle essaye de passer comme tel pour contester les normes sociales qui construisaient certains espaces comme des « boy clubs » interdits aux femmes (par exemple, des cinémas érotiques, des sex shops etc.). Le succès de cette auto-expérimentation (elle réussit effectivement à rentrer dans ces espaces car elle est prise pour un homme) lui fait prendre conscience que la masculinité (comme la féminité) n’est pas inscrite dans les gènes mais qu’elle est plutôt une ensemble de signes et de styles corporels que, par convention culturelle, nous reconnaissons comme masculins (Preciado, 2015). Elle remarque aussi que le fait d’être lue comme homme engendre un changement d’attitude des autres personnes, qui lui accordent plus d’autorité, plus d’attention, plus d’espace etc., soit un ensemble de privilèges dont elle ne bénéficie pas lorsqu’elle est reconnue comme une femme. Suite à cette expérience elle commence à s’exercer à l’observation d’hommes dans des restaurants ou d’autres espaces publiques pour étudier leur attitude et leur gestuelle et isoler les éléments des chorégraphies sur lesquels les masculinités reposent et se reproduisent. Au-delà de la présentation physique en fait, les masculinités reposeraient aussi sur des manières spécifiques de tenir son corps, d’occuper l’espace et d’interagir avec les autres (Torr et Bottoms, 2010).

En plein milieu de ce processus de dévoilement elle fait la connaissance de Johnny Science, un homme trans qui avait déjà commencé à animer des ateliers de « transformation cosmétique de femme à homme [ma traduction]» (Torr et Bottoms, 2010 : 98 ) nommés The Drag King Workshop.[21] Pour Torr, cette rencontre sera l’occasion d’utiliser ses compétences artistiques, ses observations et ses réflexions politiques en les faisant converger à l’intérieur d’un projet micropolitique en solo : The Man for a Day Workshop. Torr saisit le potentiel des pratiques DK, qui pourraient devenir un instrument de déconstruction des artifices sur lesquels la masculinité repose et d’agencement. Elle conçoit, donc, une méthode et un espace pour pouvoir reproduire collectivement cette prise de conscience et en tirer des réflexions politiques.

Ainsi, comme le nom le souligne, depuis les années 1990 dans le cadre de The Man For A day Workshop[22], Torr et ses collaborateur.ice.s enseignent aux participant.e.s à « passer » pour un « homme » en vingt-quatre-heures. Elle s’appuie sur le procédé théâtrale de la métonymie (qui consiste à faire passer la partie pour le tout) pour se concentrer sur les signes propres aux archétypes des masculinités dominantes : « pourtant le but n’est pas celui de renforcer les stéréotypes mais de les ébranler en démontrant que les femmes aussi peuvent exhiber ces attitudes et faire croire qu’elles sont naturelles [ma traduction]»[23]  (Torr et Bottoms, 2010 : 148).Torr cherche donc à créer les conditions pour déclencher des prises de conscience chez les participant.e.s qui pourraient ainsi en tirer des bénéfices sur le plan personnel, au quotidien :

Peut-être qu’après une vie passée à observer des hommes dans votre quartier, dans le métro, au bureau, en voiture, à la maison, etc. vous avez la curiosité de savoir comment les hommes se permettent certains comportements qui seraient considérés indésirables ou socialement inacceptables chez les femmes. Peut-être que vous voulez faire l’expérience de vous transformer de femme à homme comme moyen pour intercepter les comportements soi-disant “normaux” en tant que femme et découvrir des nouvelles réponses [ma traduction].[24] (Diane Torr, s.o.)[25]

Le modèle d’atelier DK conçu par Torr est expliqué en détail dans le Do it Yourself Guide que l’on retrouve annexé à son livre (Torr et Bottoms, 2010) et il a aussi fait l’objet du film Man for a Day, de Katarina Peters (2012). Je vous propose ma version abrégée des étapes principales :

Imagination Chaque participant.e.s apprend d’abord à se construire un personnage masculin, son propre Drag King, qu’illes[26] baladeront dans la ville quelques heures plus tard pour faire l’expérience du passing. Illes sont donc appelé.e.s à réfléchir au personnage qu’illes aimeraient incarner pour le reste de l’atelier et à le développer le plus possible, en l’imaginant à 360° : de son nom et son récit autobiographique à son style vestimentaire, de sa présence physique à sa gestuelle. Le tout doit être développé avec cohérence.

La chorégraphie corporelle ou les artifices de la masculinité.

Fabrication : L’étape suivante est celle de fabriquer matériellement ce personnage masculin qui était resté jusque-là imaginé. Cette construction se déroule à travers l’isolement, l’analyse pratique et la reproduction « des éléments matériels et immatériels qui guident au quotidien la lecture d’un sujet comme étant mâle [ma traduction] » (Baldo, Borghi et Fiorilli, 2013 : 74). Par exemple : la présence d’une barbe, d’une voix grave, la tendance à occuper beaucoup d’espace, etc. Ainsi, aidé.e.s par les animatrices, les participant.e.s apprennent à recomposer sur leurs corps ces référents pour recréer l’« effet homme » désiré. Illes apprennent à s’aplatir la poitrine (binding), à se fabriquer un pénis (packing), à s’appliquer des poils faciaux pour créer une barbe ou des moustaches, etc.

Personnification : Les participant.e.s apprennent à « agir comme des hommes » via des exercices de conscience corporelle : d’occupation de l’espace, du contrôle de la voix, de la gestuelle, du regard, etc. Évidemment l’intention de Torr n’est pas de reproduire des lois universelles mais plutôt d’isoler des comportements récurrents chez les hommes afin de reproduire une masculinité « passe-partout ». Cette étape permet aussi de comprendre que ces attitudes ne sont pas des propriétés des corps mais plutôt un habitus.

Extrait : Man for a Day

L’expérience du passing « Étant donné que l’atelier met l’emphase sur le développement de personnages qui peuvent passer de façon plausible au quotidien, l’épreuve décisive arrive quand on laisse l’espace de l’atelier et on sort à l’extérieur [ma traduction]» (Torr et Bottoms, 2010: 152).[27] Une fois les personnages masculins achevés, c’est le moment de faire l’épreuve de l’espace public. Les participant.e.s laissent l’espace de l’atelier et illes s’éparpillent dans la ville en petits groupes. À travers l’exercice de passer  temporairement en tant qu’homme cisgenre dans l’espace commun, l’atelier de Torr permet de faire l’expérience en live de certains privilèges accordés aux masculinités sociales.[28] Le passing démontre que ces privilèges n’ont rien de biologiques mais qu’ils sont plutôt des construits culturels automatiquement accordés aux corps lus comme « mâles ». Selon Torr la prise de conscience de cette fiction est libératrice, elle permet de diriger un regard déconstructeur vers la masculinité et de donner du pouvoir aux participant.e.s : « Pour les femmes qui découvrent qu’elles peuvent passer (souvent plus facilement qu’elles ne le souhaitaient) l’expérience d’être respectées comme des hommes – après une vie à avoir été traitées comme des femmes – peut être révélatrice [ma traduction] » (Torr et Bottoms, 2010 : 155).[29]

Le retour sur l’atelier.  L’atelier se termine avec un moment de réflexion collective où les participant.e.s font un retour sur cette expérience en partageant leurs impressions et leurs sensations. Selon Torr, en resituant dans leur quotidien les savoir acquis grâce aux réflexions que l’atelier a déclenché, illes peuvent élargir leur univers de possibles. En ces termes, elle conçoit The Man for a Day Workshop comme un outil de conscientisation féministe car l’expérimentation temporaire et somatique des habitus rattachés aux masculinités pourrait amener à une prise de conscience transformatrice dans la vie des participant.e.s. L’atelier serait un lieu d’autodétermination qui leur permet de se réapproprier tout un ensemble de codes comportementaux habituellement inaccessibles, car généralement prérogative d’une socialisation masculine. L’expérience temporaire de la masculinité aurait donc l’effet d’augmenter l’estime en soi ainsi que le sens de sa propre autonomie et de son pouvoir dans le monde (Torr et Bottoms, 2010) :

Après un atelier, une participante particulièrement convaincante est allée chez un concessionnaire et elle a utilisé son costume masculin comme moyen de conclure un accord qu’elle croyait impensable en tant que femme. D’autres femmes ont participé à l’atelier et elles ont ensuite rencontré un amant (homme ou femme) pour une nuit de jeux de rôles. Quelques participantes sont des actrices et des chanteuses d’opéra qui avaient des rôles « pantalon » et elles voulaient rendre leurs personnages plus authentiques. Parfois, une femme a participé à l’atelier pour explorer le désir de devenir un homme en permanence, ainsi l’atelier a été un catalyseur afin de prendre cette décision [ma traduction]. (Site de Diane Torr, s.o.)[30]

Or, Torr reste bien ancrée dans le système et l’imaginaire de la différence sexuelle. Ce positionnement, donc, rend ses démarches problématiques et étrangères au concept d’hétérotopie comme je le développerai dans cet article.

Dans la conception de son atelier Torr prend « la Femme » et ses oppressions, soi-disant « spécifiques », pour référence principale tout en articulant ses réflexions à partir d’un scénario « deux sexes/deux genres » (Bourcier, s.d.), c’est-à-dire dans un discours fondé sur l’opposition homme/femme. Son récit, donc, exclut les personnes trans, non-binaires et non conformes aux normes de genre de la valeur libératoire des ateliers DK qu’elle conçoit comme étant une pratique transgressive temporaire pour interroger le pouvoir des « hommes » sur les « femmes » (Torr et Bottoms, 2010; Bourcier, 1999) :

Rappelez-vous: Le genre est un acte. Alors que la féminité est toujours un artifice, peu importe qui la porte (c’est pourquoi elle est facile à caricaturer), la masculinité est présumée comme étant l’universel. Elle est donc plus invisible dans son artifice. Ça c’est à notre avantage lorsque nous essayons de passer pour des hommes. Des études sociologiques ont montré que la masculinité est prise pour acquis, sauf preuve contraire. Et même si vous sentez que vous ne passez pas, le fait que vous avez pris part à cet acte transgressif et que vous vous comportez comme un homme est significatif en soi. (…) Vous contribuez à une révolution dynamique dans la façon dont nous voyons nous-mêmes, et comment nous sommes vues. Vous créez un changement dans la perception [ma traduction]. (Torr et Bottoms, 2010: 269)[31]

La réflexion de Torr se focalise aussi sur une vision figée de la masculinité en tant que propriété des corps des hommes cis et hétérosexuels et aux privilèges qui leurs sont rattachés.

Torr reproduit ainsi un discours cisnormatif et ce biais est évident dans l’usage non nuancé qu’elle fait par exemple des concepts de passing et de « privilège masculin ». Le concept de passing reste très contesté au sein des communautés trans, car selon certain.e.s il qualifierait le genre des personnes trans comme étant moins authentique par rapport à celui des personnes cis (Godfrey, 2015; Baril, 2013; Serano 2007; Sycamore, 2006). Ensuite, comme théorisé par plusieurs auteurs, le concept de « privilège masculin » ne s’applique pas automatiquement aux personnes trans/masculines. Son accès reste conditionnel à la présence d’autres facteurs et/ou certaines personnes pourraient décider de se distancier de ce privilège et de le remettre en discussion (Baril, 2009; Noble, 2004). Ces éléments ne sont pas intégrés dans le discours de Torr qui remet ainsi au centre la catégorie femme, sous-entendue cis, comme l’unité de mesure par rapport à laquelle les ateliers DK devraient prendre leurs sens. En conséquence, elle ne prend pas en considération le potentiel d’autoréflexion et de subjectivation contre-culturelle que ces laboratoires pourraient avoir sur des personnes qui adoptent d’autres registres d’identification que ceux du féminin. Finalement, donc, les personnes queer, trans, non conformes aux normes de genre sont finalement exclues de la valeur libératoire de son atelier. Si son laboratoire peut avoir une dimension hétérotopique pour certaines femmes, il est loin d’être un espace de contestation bienveillant vis-à-vis d’autres axes d’oppression qu’on retrouve dans l’espace traditionnel et qui sont reproduits au sein de son approche de l’atelier.

Le post-Torr : des hétérotopies queer et trans situées

(…) chaque hétérotopie a un fonctionnement précis et déterminé à l’intérieur de la société, et la même hétérotopie peut, selon la synchronie de la culture dans laquelle elle se trouve, avoir un fonctionnement ou un autre.  (Foucault, 1967)

Aujourd’hui, face à la recrudescence des biocodes de la masculinité et de la féminité hétérosexuel.le.s et de la violence de genre (qui ne coïncide pas forcement avec la violence domestique), il est urgent de faire proliférer des ateliers drag king, espace de création de brigades urbaines king, qui à leur tour activeront d’autres ateliers. Créer un réseau glocal (en même temps global et local) de reprogrammation de genre.   Aucun savoir king ne peut s’obtenir de la seule lecture d’un modèle d’atelier. Il est nécessaire, suivant le principe autocobaye, de prendre le risque de donner sa chance aux pratiques corporelles et collectives. Cette forme expérimentale de production de savoir et de subjectivité rend obsolète la figure du gourou professionnel drag king qui se déplacerait de territoire en territoire pour initier le processus de dénaturalisation du genre. Le meilleur organisateur d’un atelier drag king est celui qui a participé à un autre atelier drag king et décide de reproduire l’expérience (…) dans son propre contexte local. (Preciado, 2008 : 332)

Le transfert culturel de l’atelier de Torr a permis de dépasser certaines limites que s’y inscrivaient. Dans un contexte d’émergence des communautés queer (Baldo, Borghi et Fiorilli, 2013 ; Bourcier, 2012 ; 1998 ; Grino, 2012), les ateliers DK débarquent en Europe au début des années 2000 via une opération de contrebande avec les pays anglophones (Bourcier, 2012). Ils se développent d’abord en France pour se diffuser ensuite vers d’autres pays du continent, dont l’Italie. Dans ces deux pays, la valeur micropolitique de l’atelier DK prend une signification spécifique : le script inauguré par Torr a été repensé par des activistes et des collectifs féministes, queer et trans pour résister de manière collective à la normalisation des corps et des genres et, donc, pour mettre en avant et diffuser leurs politiques sexuelles. Dans un cadre de recherche activiste des militant.e.s et des microgroupes locaux s’approprient ces pratiques et les déclinent sur la base de leurs expériences et du contexte socioculturel, tout en les thématisant et en y rattachant une vision politique propre. En France, les PDK trouvent leur place grâce aux chercheureuses engagé.e.s Sam Bourcier et Paul B. Preciado, qui organisent le premier atelier à Paris en 2002 (DILDO, 2002). Dans les dernières années, plusieurs ateliers aussi sont créés par les initiatives de Louise de Ville et Victor Marzuk à Paris et de Rachele Borghi et Arnaud Alessandrin à Bordeaux (Greco, 2014 ; Alessandrin, 2014). En Italie, les PDK se diffusent et se multiplient à travers des réseaux associatifs (le premier atelier est organisé par Arcilesbica Firenze en 2005); des collectifs féministes et queer (les Sguardi sui Generis à Turin) et des initiatives individuelles ou autogérées (les ateliers de Gustavo Lagnokka, Julius Kaiser et du célèbre groupe Eyes Wild Drag) (Baldo, Borghi et Fiorilli, 2013).

Or, la création d’ateliers DK, souvent dans des lieux de sociabilité queer (dans des centres culturels, des associations, des squats, etc.) mais aussi dans des espaces plus institutionnels (par exemples, des universités) selon un geste de réappropriation, s’inscrit en soi dans la volonté de créer des « contre-emplacements » qui répondent à une logique hétérotopique. Ces laboratoires, mis en place par des microgroupes ou des personnes issues des subcultures sexuelles et des genres, se juxtaposent aux « lieux réels » peuplés par les cultures straight en créant « un espace de visibilité [des hétérotopies] propre[s]  à la culture pédé, gouine et trans par le recyclage et la déclinaison parodique de modèles de masculinité de la culture pop dominante » (Preciado, 2008 : 325). Mais on peut penser aussi au DK comme une architecture de corps, un hétérotopie nomade qui se balade dans les « espaces réels » de la ville pour les déterritorialiser en le queerisant. En ces termes, la reproduction d’une forme de masculinité choisie devient un pivot pour dévoiler collectivement « l’écologie de genre ‘naturaliste’ du monde extérieur » (Preciado, 2008 : 329) à travers l’expérience de passer en tant que homme cisgenre :

Une des expériences les plus intenses et transformatrices de l’atelier se vit au moment d’explorer la ville en drag king. Se promener, prendre un café, descendre dans le métro, arrêter un taxi, s’assoir sur un banc, fumer une cigarette appuyé contre le mur d’une école…Une nouvelle cartographie de la ville s’ébauche, jusqu’alors inexistante pour un corps encodé comme féminin. (Preciado, 2008 : 329)

Pour cette raison, en Italie, le collectif ZARRAIOT[32] présente le DK comme « une pratique au quotidien ou une expérimentation temporaire (…) expression des genres, des corps et des désirs » (Atlantide, s.o.)[33] que « frocizzano » (queerisent) l’espace publique.[34]

La dimension hétérotopique des ateliers DK émerge aussi d’une analyse des discours sur lesquels ces espaces se fondent. Il ne s’agit plus de mettre au centre un sujet femme originaire et figé ou un féminisme différentialiste comme Torr le faisait, mais de penser « les politiques performatives du genre, les cultures Queen, King, Camp et Trans, comme des lieux à partir desquels développer un ensemble de pratiques de recherche, de critique et de création » (Laboratoire du GESTE, s.o.).[35] En France et en Italie, donc, des couches réflexives et théoriques ont été rajoutées au modèle original (de Torr) pour aménager des hétérotopies spécifiques, queer et trans situées qui « enregistrent la vie là où la matrice préférerait indiquer des vides » (Bourcier, 2001) et qui prennent pour acquis la présence des corps, des genres et des sexualités dissidentes pour en faire des lieux de production de savoirs. Je reporte à titre d’exemple la description d’un atelier DK organisé à Bourges du 28 novembre au 1er décembre 2012 dans le contexte du projet GENDER LAB :

Les artistes et performers Mark Tompkins et Lazlo Pearlman, exerçants aussi bien dans le domaines des arts performatifs que dans les subcultures queer et trans, reprennent le format d’un « atelier drag king » (inventé dans les années 1980s comme espace de critique performative de la masculinité) pour le transformer en un dispositif expérimental d’invention de techniques de production du genre et de la subjectivité sexuelle. Il s’agira d’une part de « défaire le genre », de dénaturaliser les lois des genres inscrites dans le corps, de« perturber les pratiques régulant la cohérence culturelle du corps genré », pour reprendre l’expression de Judith Butler. Mais aussi, d’autre part, de faire proliférer des genres dissidents, en inventant de nouvelles techniques du corps et d’autres pratiques signifiantes. Ceci est un appel à faire émerger de nouveaux corps utopiques, des fictions somatiques contra-sexuelles. (Laboratoire du GESTE, s.o.)[36]

 Les démarches d’activisme DK acheminés dans ces deux pays se développent à partir d’un point d’énonciation à la fois trans, queer et féministe créant « des espaces de résistances aux régimes de la normalité » (Bourcier, 2001) : une hétérotopie fondée sur la contestation des cultures des genres et sexuelles dominantes. La dimension hétérotopique se saisie dans le positionnement, en rupture avec les architectures sexuelles et de genre qui gouvernent les espaces traditionnels. Dans ces contre-emplacements la grille d’intelligibilité définie par les cultures straight cesse d’être pertinente. En s’appuyant sur les écrits de Foucault, on peut faire l’hypothèse que l’hétérosexualité et le cisgenrisme, ces langages qui gouvernant les corps et les espaces, y sont « dénoncés » et « suspendus ». Les participant.e.s sont investi.e.s dans un processus collectif et auto-expérimental de (dé)construction des genres à partir d’un espace/scénario « n genres/n sexes » (Bourcier, s.d.).

 

Les ateliers DK dans la littérature : des hétérotopies « identitaires »

Le dernier trait des hétérotopies, c’est qu’elles ont, par rapport à l’espace restant, une fonction. Celle-ci se déploie entre deux pôles extrêmes. Ou bien elles ont pour rôle de créer un espace d’illusion qui dénonce comme plus illusoire encore tout l’espace réel, tous les emplacements à l’intérieur desquels la vie humaine est cloisonnée. (…) Ou bien, au contraire, créant un autre espace réel, aussi parfait, aussi méticuleux, aussi bien arrangé que le nôtre est désordonné, mal agencé et brouillon. Ça serait l’hétérotopie non pas d’illusion mais de compensation. (Foucault, 1967 :7)

Au sein de la littérature produite en France et en Italie, le caractère hétérotopique des ateliers DK se manifeste dans le fait de les concevoir comme des « boîtes à outils » qui permettraient de déconstruire et de reconstruire plusieurs discours découlés de la matrice sexe/genre hétérosexuelle (Butler, 2006) toute en la dénonçant comme construite, donc, en mettant en relief son « illusion » : les narrations tissées autour de l’expérience de l’atelier dessinent ainsi des hétérotopies « identitaires », des technologies de soi (Foucault, Martin et Gutman, 1988) qui mettent en défi, dévoilent et détournent la construction hétéronormée et cis des corps et des identités qu’on retrouve dans « l’espace réel »/traditionnel/ straight[37] :

L’hétérosexualité se présente comme un mur érigé par la nature, au contraire elle est juste un langage : un amas de signes, de systèmes de communication, de techniques coercitives, d’orthopédies sociales et de styles corporels. Mais est-ce que quelqu’un sait comment on traverse un langage dominant? Avec quel corps? Avec quelles armes? (Preciado, 2009b : s.o.)

Les ateliers DK proposent aux participant.e.s de traverser les « murs » de l’hétérosexualité et du cisgenrisme via leur propre corps, en utilisant les ressources de la production performative. Cette dimension d’auto-expérimentation (dé)constructive qui prend la forme d’une hétérotopie identitaire, une rééducation corporelle post-traumatique (Preciado, 2008)  est mise de l’avant par les auteur.e.s français.e.s et italien.ne.s. A partir des témoignages des participant.e.s aux ateliers, cette littérature dessine une hétérochronie[38] en trois temps, qui sont aussi des étapes réflexives en ordre de succession : 1) déconstruction, 2) reprogrammation du genre, 3) subjectivation.

  1. Déconstruction

Selon les perspectives françaises et italiennes, au sein des ateliers DK les participant.e.s déstabilisent d’abord la position du masculin neutre. Toutefois, ce processus collectif de base demeure un pivot, car au même temps qu’illes expérimentent les privilèges de la masculinité illes isolent aussi les prothèses matérielles et immatérielles sur lesquelles elle repose (Baldo, Borghi et Fiorilli, 2013). Les PDK permettent ainsi de comprendre que tous les genres normatifs (masculin/féminin) ne sont pas une propriété des corps, mais plutôt quelque chose d’assimilé et de reproduit : « des engrenages d’un système plus large auquel toutes et chacune participons structurellement. » (Preciado, 2008: 321). Ainsi, les participant.e.s prennent conscience collectivement que le corps n’est pas quelque chose de donné, mais qu’il est construit par les différents discours, techniques et représentations (Grino, 2012) qui peuplent l’« espace réel ». Un discours sociétal est greffé pour valider certains corps comme « normaux », en pathologiser d’autres.[39] Cette prise de conscience engendre une première brèche dans les représentations hégémoniques : les corps ne sont plus dociles et la dénaturalisation du système cis et hétéronormé est mise en marche (Baldo, Borghi et Fiorilli, 2013 ; Preciado, 2008).

  1. Reprogrammation du genre

Après avoir été exposé.e.s collectivement à ce que Preciado (2008 : 322) appelle le « soupçon de genre »[40], les participant.e.s peuvent aussi profiter des possibilités qu’il ouvre. Preciado retrace ce moment au sein d’un atelier auquel il a participé en ces termes:

Elle [l’animatrice de l’atelier auquel il participe] nous incite à examiner ce que nous prenons pour des fondements stables de notre identité (le sexe/le genre et la sexualité) comme de simples constructions culturelles et politiques et, par conséquent, objets possibles d’un processus de reconstruction intentionnelle, critique et insoumise. (Preciado, 2008 : 322)

Ce processus, que José Esteban Muñoz (1999) appelle plutôt « disidentification » aurait des effets critiques et transformateurs sur les personnes qui en font expérience:

Pour le sujet minoritaire la désidentification est un mode de recyclage ou de re-formage d’un objet qui a déjà été investi d’une énergie puissante. Il est important de mettre l’emphase sur  la restructuration transformatrice de la désidentification. (…) Ce qui reste à la fin de ce processus de désidentification est un nouveau modèle d’identité et un nouveau site d’identification [ma traduction]. (Muñoz, 1999: 39; 41)[41]

Ainsi, une hétérotopie identitaire, un contre-espace d’énonciation a été ouvert grâce à une prise de conscience qui permet d’opérer une désidentification non seulement des genres normatifs mais, éventuellement, du sexe assigné à la naissance. Dans son livre Testo Junkie (2010), par exemple, Preciado endosse un positionnement trans expliquant que le DK lui a permis d’explorer les possibilités que la testostérone donnerait en quelques mois. Dans son cas, la dimension d’hétéropie identitaire de l’atelier DK a pu donner voix à une identité qui était déjà là. En fait, tel que démontré à travers la littérature, dans ces laboratoires les participant.e.s touchent des « technologies du genre » (De Lauretis, 2007) très matérielles : des gilets compressifs (binders), des prothèses péniennes (packers), des poils, des vêtements, etc. qui peuvent aussi être intégrés de manière prosthétique dans le quotidien pour construire, par exemple, une masculinité trans ou d’autres genres non normatifs ou pour s’y projeter. Pour des raisons similaires certaines auteur.e.s parlent du DK comme d’une « pratique transgenre » et de gender fucking (Baldo, Borghi et Fiorilli, 2013; Bourcier, 2001). Une deuxième brèche est ainsi créé dans les représentations hégémoniques : les corps commencent à parler, les participant.e.s peuvent détourner les technologies du corps en se réappropriant des discours de production de pouvoir/savoir sur les sexes et les genres et produire des subjectivités dissidentes (Preciado, 2003). C’est peut-être ça la dynamique qui décrit le mieux l’hétérotopie identitaire.

  1. Subjectivation

Fiorilli et Baldo (2017) s’alignent sur ces perspectives concluant que les ateliers DK peuvent représenter une étape importante dans les processus de subjectivation et/ou de coming out de certaines participant.e.s. Cela laisse entrevoir, donc, qu’à travers cette expérience, illes pourraient se reconnaitre comme personne trans, non-binaire, etc. ou percevoir leur genre différemment :

Les ateliers, en tant que contextes collectifs où l’expérimentation corporelle est sollicitée et encouragée, peuvent ainsi fournir un espace affirmatif où le kinging devient une pratique transformatrice qui permet d’expérimenter sa propre masculinité dans un environnement bienveillant [ma traduction]. (Fiorilli et Baldo, 2017 : s.o.)[42]

En même temps, les ateliers peuvent représenter une expérience pédagogique pour des personnes cis qui grâce à l’exercice de passer en tant qu’ « homme » pourraient prendre conscience de certains privilèges qui leur sont accordés :

Les ateliers DK peuvent devenir un outil d’agencement puisqu’à travers la sortie dans l’espace public ils donnent aux participant.e.s la possibilité de cartographier et, éventuellement, discuter de différentes formes de privilèges y compris le privilège cis. En conclusion, nous pourrions dire que les ateliers DK peuvent représenter un outil précieux dans la lutte contre la cisnormativité et la transphobie [ma traduction]. (Fiorilli et Baldo, 2017: s.o.)[43]

Pour toutes ces raisons, les ateliers DK s’affirment dans la littérature française et italienne comme des hétérotopies mises en place afin de résister à la naturalisation des identités cis et hétéronormées que l’on retrouve dans les espaces traditionnels. Les ateliers DK représentent aussi des hétérotopies identitaires : des exercices de désidentification active qui peuvent aboutir à des transformations sur le plan de son propre genre ou agir comme déclencheur d’une subjectivité jusque-là inexplorée; des processus de création de genres dissidentes « qui ont la curieuse propriété d’être en rapport avec tou [s] les autres [identités] mais sur un mode tel qu’ [ils] suspendent, neutralisent ou inversent, l’ensemble des rapports qui se trouvent, par [eux], désignés, reflétés ou réfléchis [ma modification]. » (Dubois, 2014 : 107).

En tant que pratiques d’auto-analyse, ces laboratoires explorent comment les normes de la masculinité et de la féminité sont assimilées et incorporées (Baldo, Borghi, Fiorilli, 2013 ; Preciado, 2008). Ils participent donc au travail micropolitique de déterritorialisation et de dénaturalisation du cisgenrisme (Baril, 2013) et du système sexe/genre hétérosexuel (Butler, 2006) car ils permettent de comprendre que le genre n’est pas une propriété innée des corps, mais plutôt quelque chose qu’on fabrique (Baldo, Borghi et Fiorilli, 2013). Ainsi, au-delà de la simple déconstruction, le processus d’auto-expérimentation mis au centre de ces laboratoires peut amener jusqu’à la production de nouvelles masculinités, de nouveaux genres non normatifs et il peut représenter une étape importante dans le parcours de subjectivation et de « coming out » de certain.e.s participant.e.s (Fiorilli et Baldo, 2017; Greco, 2014 ; Preciado, 2008).

 

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Notes

[1]Merci à Ariane, Cha et Rachele qui ont  relu et corrigé cet article plusieurs fois.

[2]Un travail ethnographique au sein d’ateliers DK en France et en Italie sera l’objet de ma thèse de doctorat.

[3]Il s’agit de l’adaptation américaine du film français d’Édouard Molinaro La cage aux folles, paru en 1978.

[4]Dans le contexte du genre et/ou de l’orientation sexuelle, le passing (l’acte de « passer ») décrit la capacité de se faire regarder comme un.e membre effectif.ve du genre et/ou de l’orientation sexuelle auquel l’on veut s’identifier de manière permanente ou temporaire (l’on dit par exemple, « passer pour un homme » ou « passer pour une femme », « passer pour un hétéro », etc.). Le passing va donc de pair avec la capacité et/ou le privilège de répondre aux attentes sociales ou subculturelles et aux codes qui sont associées au genre et/ou à l’orientation sexuelle que l’on veut exprimer, de s’y conformer d’une certaine manière (Baril, 2009 ; Serano, 2007). En ces termes il s’agit d’un véritable travail de mobilisation de ressources matérielles et émotionnelles. Ensuite, le passing est traditionnellement associé aux parcours des personnes trans (Schilt et Westbrook, 2009 ; Garfinkel, 2006) pour décrire leur capacité de passer pour des personnes cis (mais aussi pour des « vraies » personnes trans). Cependant, les communautés et les théoricien.ne.s trans sont divisé.e.s sur sa réception et son utilisation car l’acte de « passer pour » est vu de manière conflictuelle et controversée (Baril, 2009 ; Serano, 2007 ; Fütty, 2010).

[5]Le numéro “101” fait référence à quelque chose de basique, à un cours introductoire.

[6]«Drag is about impersonation, about drawing on conventions of gender, imitating and exaggerating them ». URL: http://www.metropolitiques.eu/IMG/pdf/met-mcglotten.pdf

[7]« Drag king performance takes and exploits markers of ‘masculinity’ to the point that these markers become visible as constructions »

[8]Dans les pages du quotidien Libération Paul B. Preciado (2015) décrit les masculinités sociales comme étant « un ensemble de modalités d’incarnation que, par convention culturelle, nous reconnaissons comme masculines ». Paul B. Preciado « Une autre voix », Libération (Paris), 23 octobre, 2015. URL : http://www.liberation.fr/debats/2015/10/23/une-autre-voix_1408432

[9]Selon certain.e.s auteur.e.s qui ont théorisé le concept de « privilèges » (Baril, 2013 ; 2009 ; Lemay, Bastien Charlebois et Waddell, 2009 ; Serano, 2007 ; McIntosh, 1988), ceux-ci seraient des avantages immérités et injustifiés accordés aux membres des groupes dominantes en raison de leur positionnement au sommet des hiérarchies sociales. Les privilèges seraient donc invisibles aux personnes qui en bénéficient, car ils sont le résultat de relations de pouvoir qui ont été naturalisées. Selon un « effet miroir » les avantages des groupes dominants viennent avec un ensemble d’oppressions perpétrées sur les personnes qui sont dans une position dissymétrique par rapport à eux.

[10]Do It Yourself/Do It Together

[11]Il s’agit d’une archive située, qui isole les expériences DK développées au sein des ateliers de Diane Torr (pourtant contemporains de cette période). Volcano et Halberstam y affirment que « l’atelier est juste une petite partie d’une plus large reconsidération des significations des genres mais il n’est pas un site originaire pour la culture Drag King [ma traduction] » // The workshop is a small part of a larger social reconsideration of gender meanings, but it is not an original site for Drag King culture  (Volcano et Halberstam, 1999 : 83).

[12]Pour une critique du lexique du travestissement associé aux pratiques DK voir Bourcier (1999). Pour des critiques au concept de female masculinities/ « masculinités sans hommes » voir Noble (2004; 2010), Bourcier et Molinier (2008).

[13]Le sociolinguistique Luca Greco fait référence au concept d’hétérotopie à la toute fin de son texte « Un soi pluriel : la présentation de soi dans les ateliers Drag King. Enjeux interactionnels, catégoriels et politiques » (Greco, 2012).

[14]Je remercie Cha Prieur de m’avoir initié à cette réflexion et de m’avoir orienté vers ce texte.

[15]« They do not exist as separate spaces with no structure but in relation to other sites and therefore with some alternate structure and social ordering logic.»

[16]« Heterotopia, like the Palais Royal during the French Revolution, were not only sites of resistance and transgression but also sites that provided the model of alternative modes of social ordering. They produced new modes of social interaction and discourse, or more broadly, a new sociality. »

[17]J’emprunte le concept d’« hétérotopie identitaire » à Anne-Marie Dubois (2014) en étant conscient de l’importance de le décliner selon les généalogies propres aux luttes queer françaises et italiennes. Ce travail ne pourra pas s’accomplir dans l’espace de cet article. Pour le moment il sera peut-être suffisant de spécifier que « parler d’identités ou d’essences queer est donc une contradiction dans les termes » (Bourcier, 2001 :178), toutefois les queers français.e.s et italien.ne.s ont développé des positionnements identitaires stratégiques pour contrecarrer la violence des cultures politiques dominantes (républicaine, féministes, homonationalistes, etc.) (Bourcier, 2012 ; 2001; Laboratorio Smaschieramenti, http://www.euronomade.info/?p=224 ).

[18]« La présence de la lesbienne sur scène se heurte en définitive à un double obstacle, puisque il s’agit déjà de donner à voir une femme, être historiquement construit comme « point de disparition » (Schneider 67), tout en mettant en scène une pratique sexuelle sur laquelle il a toujours été convenu de jeter un voile » (Lemoine, 2008 :331).

[19]Terme qui fait référence à des pratiques qui plient ou tordent (bending) les normes des genres en les détournant pour en dénoncer le caractère stéréotypé.

[20]Dans le cas de Torr, qui est une femme, le terme « passing » indique sa capacité à être lue par les autres en tant que homme car elle choisit d’être perçue comme tel de manière temporaire.

[21]Selon Diane Torr le terme « Drag King » serait une invention de Johnny Science (Torr et Bottoms, 2010).

[22]Il s’agit d’un événement payant. Cet aspect pourrait engendrer des réflexions vis-à-vis les politiques d’accessibilité de Torr.

[23]« The point is not to reinforce stereotypes though, but to undermine them by demonstrating that women, too, can exhibit this behaviour and make it look natural. »

[24]«Maybe during a lifetime of observing men in your neighbourhood, on the subway, in the office, in cars, in your home, etc., you have a curiosity about how men “get away” with certain behaviours that would be considered undesirable or socially unacceptable in women. You might want to experience the transformation from female to male as a way to intercept your so-called “normal” behaviour as a woman, and discover new responses. »

[25]URL : http://dianetorr.com/workshops/man-for-a-day-workshop/

[26]Dans certains passages de mon texte j’utilise le pronom « ille/illes » dérivant d’une grammaire non-binaire (non sexiste et non genrée) afin de ne pas invalider les identités des personnes dont je parle. Ce choix reflète la volonté de ne pas prendre pour acquis l’identité de ces personnes ou présupposer qu’un groupe serait composé juste par des hommes et/ou des femmes mais que d’autres genres aussi pourraient y être représentés. Pour plus d’informations sur la grammaire non binaire voir les slides des ateliers « Le chantier linguistique : élément pour une grammaire non-binaire » organisés dans le cadre de la Queer Week de Paris le 6 mars 2015 (http://fr.slideshare.net/noemiemarignier/queer-week ). Je remercie Ariane de m’avoir introduit à ce travail en cours.

[27]« Since the workshop emphasizes developing characters who can pass plausibly in everyday life, the « acid test » comes at the stage when we move out of the studio and go outside. »

[28]Comme Torr le témoigne, les privilèges du passing ne sont pas distribués de manière égale à toutes les masculinités produites au sein du workshop. Les masculinités lues comme étant plus maniérées, par exemples, sont plus réprimées au sein de l’espace social, parfois de manière violente (Torr et Bottoms, 2010).

[29]« For those women who find they can pass (often more easily than they dreamed they could), the experience of being responded to as men – after a lifetime of being treated as female – can be revelatory. »

[30]« After a workshop, one particularly convincing participant actually went to a car dealership and used her male guise as a means to cut a deal that she thought would have been unthinkable as a woman.  Other women have attended the workshop and then met with a lover (male or female) for a night of role-play thrills. Some participants are actresses and opera singers, who had “pants” or “trouser” roles and they wanted to make their characters more authentic.  Occasionally, a woman has attended the workshop who wanted to explore a desire to become a man permanently, and then the workshop was a catalyst for making that decision. » URL : http://dianetorr.com/workshops/man-for-a-day-workshop/

[31]«Remember: Gender is an act. Whereas femininity is always a drag, no matter who is wearing it (which is why it’s easy to caricature), maleness is the presumed universal. It is thus more invisible in its artificiality. This is to our advantage when trying to pass in male guise. Sociological studies have shown that maleness is assumed, unless proven otherwise. And even if you feel you don’t pass, the fact that you’ve entered into this transgressive act and are performing as a male is significant in itself. (…) you are contributing to a dynamic revolution in the way we see ourselves, and how we are seen. You are creating a change in perception. »

[32]Il s’agit d’un collectif composé par des personnes basées entre la France et l’Italie. En 2014 sa composition était la suivante : Rachele Borghi, Sam Bourcier, Roger Fiorilli et Lou Shone.

[33]URL : http://atlantideresiste.noblogs.org/post/2014/05/07/9-10-11-maggio-gender-crash/

[34]Voir aussi le site du collectif Zarra Bonheur : http://www.zarrabonheur.org/performer/riscopriamo-la-citta/

[35]URL : http://www.laboratoiredugeste.com/spip.php?article638

[36]URL : http://www.laboratoiredugeste.com/spip.php?article638

[37]L’espace public (ou traditionnel) est un double de la pensée hégémonique, c’est-à-dire de la pensée cis et hétérosexuelle (ou straight) (Borghi, 2014; Preciado, 2009b).

[38]Le concept foucauldien d’« hétérochronie » soutient l’idée qu’aux hétérotopies seraient associés des découpages du temps atypiques : « l’hétérotopie se met à fonctionner à plein lorsque les hommes se trouvent dans une sorte de rupture absolue avec leur temps traditionnel» (Foucault, 1967: 6).

[39]Tel que théorisé par Teresa de Lauretis à ce propos : « La construction du genre se poursuit de manière aussi active aujourd’hui que ce fut le cas dans les temps plus anciens, l’époque victorienne par exemple. Elle perdure là où l’on peut s’y attendre – dans les médias, les écoles publiques et privées, les tribunaux, la famille, que celle-ci soit nucléaire étendue ou monoparentale, bref, dans ce que Louis Althusser a appelé ‘les appareils idéologiques d’état’. La construction du genre se poursuit aussi, même si c’est moins flagrant, à l’université, dans la communauté intellectuelle, les théories radicales et les pratiques artistiques avant-gardistes et même – peut-être même plus particulièrement – dans le féminisme » (De Lauretis, 2007 : 41-41).

[40]La prise de conscience du caractère d’orthopédie culturelle des genres normatifs (Preciado, 2008 : 321; 322).

[41]« Disidentification for the minority subject is a mode of recycling or re-forming an object that has already been invested with powerful energy. It is important to emphasize the transformative restructuration of disidentification. (…) What is left at the end of this disidentificatory process is a new model of identity and a newly available site of identification. »

[42] «The workshops, as collective contexts where bodily experimentation is solicited and encouraged, can thus provide an affirmative space where kinging turns into a transformative practice that allows to experience one’s own masculinity in a safe environment. »

[43]« Drag king workshops can become devices for consciousness rising since they provide the opportunity, for their participants, through the walk on tour, to map and eventually discuss different forms of privilege, including cis privilege. In conclusion we could say that drag king workshops can represent a precious tool in the struggle against cisnormativity and transphobia. »

RPQ #2

Personnes trans autistes dans les discours médicaux : identités incompatibles?

Caroline Trottier-Gascon

Caroline Trottier-Gascon est une étudiante au doctorat en histoire à l’Université Concordia à Montréal. Elle prépare présentement un projet d’histoire orale avec les communautés trans montréalaises.

Cet article cherche à montrer comment certains discours médicaux rendent incompatibles les expériences trans et autistes[1], dont les théories cherchant à expliquer la cause de l’autisme ainsi que des expériences trans et des études de cas décrivant des personnes trans autistes. Ce texte s’inscrit dans la trajectoire des études récentes établissant un rapprochement entre handicap et parcours trans (Baril et Trevenen, 2014a, b; Baril, 2015). Dans le cadre de cet article, je m’intéresserai plus particulièrement à la manière dont interagissent les expériences trans et les expériences autistes selon le regard médical. Il est aussi important pour moi de souligner que les idées que j’expose dans ce texte ont été formées au contact des communautés trans de Montréal et du Québec, et que cet article puise à même notre bagage commun de connaissances – un bagage aussi fondamental qu’il est autrement invisible étant donné sa construction extra-académique et sa nature organique, collective et souvent orale.

Avant de voir ces discours et les invalidations qu’ils contiennent pour les personnes trans autistes, il importe de définir ces termes en tenant compte, d’une part, du discours médical, au cœur de cet article, mais aussi des discours militants des personnes concernées, c’est-à-dire les personnes autistes et les personnes trans respectivement.

Le DSM-5 identifie deux catégories de symptômes aux troubles du spectre de l’autisme : d’une part, des déficits persistants dans les habiletés sociales, touchant la communication verbale et non-verbale; d’autre part, des comportements répétitifs et des intérêts restreints (APA, 2013). Cette définition révisait celle du DSM-IV (APA, 1994), qui distinguait plusieurs catégories différentes (autisme, syndrome d’Asperger, trouble envahissant du développement non spécifié, etc.). L’Autism Self-Advocacy Network, similairement, donne une liste de sept traits principaux de l’autisme : des différences sensorielles, une approche différente à l’apprentissage et à la résolution de problèmes, des centres d’intérêts très concentrés, des mouvements atypiques et répétitifs, des difficultés avec la communication verbale et non-verbale, et des difficultés avec les interactions sociales (Autism Self-Advocacy Network, 2015). Tant dans les milieux médicaux que dans les milieux activistes, on utilise l’idée de spectre pour décrire comment chacun de ces traits peut être plus ou moins présent et plus ou moins handicapant d’une personne à l’autre. Bien que ces définitions des expériences autistes soient semblables, l’attitude face à l’autisme du corps médical et des militant-e-s autistes n’est nécessairement pas la même. Le premier, avec le soutien de certaines associations comme Autism Speaks, tend à voir l’autisme comme un problème devant être normalisé par l’imposition de comportements considérés comme acceptables, voire éliminés par la découverte d’une cure. Au contraire, certains milieux militant-e-s pour les droits autistes promeuvent plutôt l’idée de neurodiversité, affirmant que l’autisme est plus une variation normale de l’expérience humaine à valoriser qu’une pathologie à éliminer. L’idée de neurodiversité ne cherche pas à nier les difficultés que vivent les personnes autistes et neuroatypiques, mais plutôt à les expliquer par le fait que la société privilégie certains types d’expériences dites « neurotypiques » et que les attentes sociales, par conséquent, ne sont pas adaptées aux personnes autistes ou neuroatypiques. Ces deux visions calquent respectivement le modèle médical et le modèle social du handicap.

Cette distinction est aussi intéressante pour comprendre la divergence entre les différentes conceptions médicales et militantes des expériences trans. En fait, selon Alexandre Baril (2015, à paraître), l’opposition entre modèle médical et modèle social aide aussi à comprendre l’état des discours sur les personnes trans. Dans le DSM-5, les identités trans disposent d’une catégorie diagnostique, la dysphorie de genre (APA, 2013). Contrairement au trouble de l’identité de genre du DSM-IV (APA, 1994), que ce terme remplace, ou au transsexualisme du DSM-III (APA, 1980), la dysphorie de genre est définie en fonction de la souffrance vécue par une personne dont l’identité ne concorde pas avec son assignation de genre, et non en fonction de l’adéquation entre identité actuelle et assignation. Ce changement de définition est très récent, et n’a donc pas influencé tous les discours étudiés ici – en fait, une bonne partie de la littérature médicale récente utilisent le terme « transsexualisme », obsolète comme catégorie diagnostique depuis 1994, pour décrire le phénomène dans son ensemble. Pour certains milieux militants, le statut trans en général est défini par le fait de s’identifier à une catégorie de genre différente de celle qui a été assignée à la naissance. Comme parmi les militant-e-s autistes évoqués plus haut, ces activistes trans ne considèrent pas qu’être trans soit une maladie ou une pathologie, mais bien une expression de la diversité humaine.

En théorie (et en pratique), rien n’exclut qu’une personne soit trans et autiste en même temps. Néanmoins, plusieurs discours médicaux créent des obstacles à la reconnaissance de ces deux positions dans une seule personne, les rendant incompatibles. Dans un premier temps, je relèverai les contradictions et les manques des étiologies reposant sur l’hypothèse d’une variation hormonale in utero afin d’expliquer tant l’autisme que le « transsexualisme ». Ensuite, j’aborderai des études (principalement des études de cas) portant sur les personnes trans autistes afin d’évaluer comment elles invalident les expériences trans en les subordonnant aux traits autistes.

Avant de procéder plus avant, je tiens à préciser que ce travail est en bonne partie fondé sur une lecture critique de différents textes scientifiques. La presque totalité des articles scientifiques qui servent de matériel à ce travail ont été produits dans les deux dernières décennies et pathologisent les expériences trans et les expériences autistes. Les identités des personnes trans, en particulier, sont peu reconnues : la plupart des auteur-e-s utilisent systématiquement un genre grammatical qui ne correspond pas à l’identification apparente de la personne trans dont ils parlent. Je reviendrai plus loin sur les conséquences épistémiques de cette forme d’invalidation, mais je tiens néanmoins à spécifier que cet article pourrait évoquer des expériences difficiles, étant donné les discours stigmatisants qui seront présentés à la critique.

Étiologies incompatibles

Cette section confrontera deux champs d’études semblables mais séparés, les recherches de Simon Baron-Cohen et de ses collaborateurs-trices sur la théorie du cerveau masculin extrême comme explication de l’autisme et les recherches sur l’étiologie du « transsexualisme », en montrant en quoi ces théories qui essentialisent le genre sont incompatibles et ne permettent pas de rendre compte de l’expérience des personnes trans autistes.

D’après Simon Baron-Cohen (1997, 2002, 2005, 2009), à l’échelle de la population, le cerveau masculin est plus systématisant, c’est-à-dire plus apte à analyser les règles d’un système, et le cerveau féminin, plus empathisant, c’est-à-dire plus apte à identifier l’état mental des autres et à répondre avec l’émotion appropriée. Affirmant que les personnes autistes connaissent des déficits dans la fonction empathisante et disposent de capacités de systématisation supérieures à la moyenne, il conclut que les personnes autistes disposent d’un « cerveau masculin extrême », développant ainsi un instinct d’Hans Asperger (1944). Pour Baron-Cohen, l’autisme est entièrement biologique et s’explique par une différence dans la structure même du cerveau, provoquée notamment par des variations hormonales in utero, en l’occurrence un taux anormalement élevé de testostérone pendant la gestation.

À partir de l’hypothèse originale de 1997, Simon Baron-Cohen et ses collaborateurs-trices mèneront de nombreuses études cherchant à prouver que la testostérone prénatale est à l’origine de ces différences cognitives entre hommes, femmes et autistes. Ainsi, ils établiront des liens entre l’autisme et une série d’indicateurs liés avec la testostérone prénatale, dont le rapport entre l’index et l’annulaire (Manning et al., 2001), des différences dans l’anatomie du cerveau (Baron-Cohen, 2005; Chou et al., 2011), la plus grande prévalence de troubles liés à la testostérone parmi les femmes autistes (Ingudomnukul et al., 2007), la plus forte prévalence de traits autistes chez les femmes avec une hyperplasie congénitale des surrénales (Knickermeyer et al., 2006b), le lien entre des gènes associés à la testostérone et des traits autistes (Chakrabarti et al., 2009), et la corrélation entre les taux de testostérone prénataux dans le sac amniotique et des comportements liés à l’autisme (Auyeung et al., 2006, 2009; Chapman et al., 2006; Knickmeyer et al., 2005, 2006a; Lutchmaya et al., 2002a, b).

La théorie du cerveau masculin extrême doit être mise en relation avec les études sur les personnes trans, qui tentent d’expliquer l’existence de femmes trans par les mêmes facteurs : encore une fois, une structure cérébrale fémininisée ou androgyne, dont l’origine se trouve dans des variations hormonales in utero. Cette hypothèse a été lancée par un groupe de chercheur-e-s néerlandais qui avaient découverts que, chez les femmes trans, certaines structures dans le cerveau étaient plus similaires à celles des femmes que des hommes (Zhou et al., 1995; Kruijver et al., 2000). Elle a ensuite été approfondies par d’autres recherches du même type (récemment, Kranz et al., 2014). Dans une démarche qui rappelle celle de Simon Baron-Cohen et de ses collaborateurs-trices, plusieurs chercheur-e-s ont aussi cherché à attribuer les identités de genre trans aux androgènes prénataux sur la base des mêmes indicateurs : rapport entre la longueur de l’index et de l’annulaire (Schneider, Pickel et Stalla, 2006; Vujović et al., 2014), gènes associés à la testostérone (Bentz et al., 2008), etc. (Pour des revues plus systématiques de la production scientifique à ce sujet, voir Saraswat, Weinand et Safer, 2015, et Guillemon, Junque et Gomez-Gil, 2016.) Il est important de mentionner que plusieurs de ces études, notamment les plus récentes (Savic et Arver, 2011; Rametti et al., 2011; Simon et al., 2013; Kranz et al., 2014; Guillamon et al., 2016), commettent le choix d’exclure certaines personnes trans de leur échantillon en s’appuyant sur la typologie controversée de Ray Blanchard (1985, 1988, 1989a, b, 1991). Ce choix méthodologique risque fortement de mener à une sous-représentation des personnes autistes, dont une proportion significative ne sont pas hétérosexuel-le-s (Ingudomnukul et al., 2007; Jack 2012).

Toutefois, les recherches indiquant le lien le plus clair (mais loin d’être systématique) entre l’identité de genre et les hormones prénatales sont basées sur l’expérience de personnes intersexes (Veale, Clarke & Lomax, 2010; Berenbaum & Beltz, 2011; Saraswat, Weinand & Safer, 2015). Bien que cette explication soit attirante, il n’est pas évident que les expériences intersexes du genre puissent être transférées à d’autres groupes, étant donné la nature violente de leur assignation de genre et la pathologisation et la médicalisation constante qu’elles affrontent. En fait, un bon nombre d’enfants décrits comme ayant une hyperplasie congénitale des surrénales, condition invoquée en premier lieu tant par Baron-Cohen (Baron-Cohen et al., 2005; Knickmeyer et al., 2006b) que par les études sur le « transsexualisme », subissent le traumatisme de mutilations génitales et de traitements hormonaux non consentis après leur naissance pour normaliser leurs organes génitaux et leur profil hormonal. Aucun-e auteur-e ne rend compte de cette expérience, ni ne s’interroge sur ses effets potentiels sur l’identité de genre ou sur le développement de traits associés à l’autisme[2].

Il faut noter que les études citées plus haut arrivent à des résultats intéressants quant aux personnes trans adultes, mais ne nous informe aucunement sur le développement in utero. Au contraire, « [le transsexualisme] est caractérisé par une histoire endocrine prénatale/postnatale normale[3] » (Gooren, 2006:597), et aucune étude n’a montré de lien clair entre des variations hormonales in utero et les expériences trans, sauf parmi des populations intersexes (Berenbaum & Beltz, 2011; Saraswat, Weinand & Safer, 2015). Il est surprenant que cette hypothèse d’une cause hormonale du « transsexualisme », proposée il y a maintenant 20 ans (Zhou et al., 1995), soit tenue avec tant de confiance encore aujourd’hui (par exemple, Kranz et al., 2014) malgré l’absence d’études longitudinales tenant en compte les taux d’hormones prénataux effectifs, comme celles qui ont été effectuées par l’équipe de Simon Baron-Cohen (Auyeung et al., 2006, 2009; Chapman et al., 2006; Knickmeyer et al., 2005, 2006; Lutchmaya et al., 2002a, b). L’état de la recherche nous apprend bien peu sur le développement de l’identité de genre, au-delà de la conclusion peu renversante que les déterminants biologiques auraient des conséquences profondes, complexes et mal comprises sur le comportement humain.

Plusieurs auteurs ont aussi formulé des critiques à la théorie de Simon Baron-Cohen. D’abord, les études servant à appuyer son hypothèse centrale ont des lacunes méthodologiques majeures (Nashi et Grossi, 2007, Krahn et Fenton, 2012). De plus, selon Kristin Bumiller (2008:973), « l’explication de l’autisme de Baron-Cohen a le double effet de normaliser la condition (en suggérant qu’elle nous inclut tous) tout en essentialisant les différences de genre (en enracinant la condition dans la masculinité biologique[4] », éliminant ainsi la spécificité de la situation des personnes autistes tout en renforçant les stéréotypes de genre. D’ailleurs, les concepts de cerveau empathisant/systémisant sont fondés largement sur ces stéréotypes, et les questionnaires que Baron-Cohen utilise pour établir des scores d’empathie et de systémisation contiennent des questions fortement genrées (Jack, 2014). On pourrait aller plus loin : en soi, le diagnostic de l’autisme est genré, et les échantillons de populations diagnostiquées risquent toujours de reproduire les biais du processus diagnostique. Enfin, en établissant une causalité directe entre milieu hormonal, genre et autisme, Baron-Cohen efface toute la complexité du développement humain et les nombreuses interactions entre corps et environnement (Rogers 2010; Cheslack-Potlava et Jordan-Young, 2012). Ses recherches s’inscrivent parfaitement dans un projet déterministe qui omet complètement l’effet de la plasticité du cerveau et assoit les différences hommes/femmes dans la biologie afin de justifier le sexisme (Vidal, 2012).

Quoiqu’il en soit de la crédibilité ou de la pertinence de ces théories, force est de constater que les expériences trans et autistes sont posées comme contradictoires, du moins pour les femmes trans, si l’on combine la théorie du cerveau masculin extrême et les étiologies neurologiques des identités trans. Si ces deux explications devaient être valides dans leur champ respectif, comment expliquer la possibilité de femmes trans autistes ? Auraient-elles un cerveau masculin extrême ET un cerveau féminin ? Auraient-elles été exposées simultanément à des taux élevés ET faibles de testostérone ? Cela pose problème, étant donné que ces deux hypothèses sont fondées sur des démarches scientifiques très similaires et appuyées par les mêmes types de preuves. Or, non seulement les femmes trans autistes existent, mais leur nombre semble disproportionné. Dans une étude sur les patient-e-s d’une clinique de genre néerlandaise, de Vries et al. (2010) avaient déterminé que 6,4 % des enfants et 9,4 % des adolecent-e-s en consultation étaient autistes. De même, une étude de Strang et al. (2014) a déterminé que les personnes autistes étaient plus de 7 fois plus nombreuses à « vouloir être d’un autre sexe » que dans la population générale. Dans les deux études, la vaste majorité des personnes trans autistes étudiées avaient reçu une assignation masculine à la naissance. Certes, ces études méritent des critiques quant à leur méthodologie, fondées sur la pathologisation de l’autisme et des expériences trans et, dans le premier cas au moins, menées à partir d’un échantillon peu représentatif de personnes trans (les patient-e-s d’une clinique de genre). Toutefois, l’hypothèse qu’elles avancent, c’est-à-dire la coïncidence fréquente de l’autisme et d’un parcours trans, renforce l’impression générale que l’on peut se faire en fréquentant les communautés trans et les communautés autistes, ainsi que les observations de Jordynn Jack (2012, 2014) sur les expériences alternatives du genre chez les personnes autistes.

En somme, si tant de personnes trans, et notamment de femmes trans, sont autistes, comment tant de chercheur-e-s peuvent aussi facilement émettre des étiologies qui n’en tiennent pas compte ?

Personnes trans autistes dans la littérature médicale

Quoiqu’il en soit des causes de leur existence, des personnes trans autistes existent. Inévitablement confrontés à cette réalité, d’autres médecins cherchent donc d’autres façons d’expliquer la co-occurrence de ces expériences, et cette section analysera ainsi les explications qui sont amenées par des médecins et cherchera à mettre en évidence certains traits saillants des discours médicaux sur les personnes trans autistes, dans l’optique de recherches et de militances futures[5].

En menant une revue de littérature, j’ai pu repérer neuf articles, dont sept études de cas et deux articles de prévalence portant sur des autistes trans ou non conformes dans le genre :

1) de Vries, Annelou, Ilse Noens, Peggy Cohen-Kettenis, Ina van Berckelaer-Ohnes, Theo Doreleijers (2010). « Autism Spectrum Disorders in Gender Dysphoric Chidlren and Adolescents », Journal of Autism and Developomental Disorders 40, 930-936.

Étude qui cherche à établir la prévalence de l’autisme parmi les patient-e-s d’une clinique de genre destinée aux mineurs. L’article décrit aussi la situation des patient-e-s ayant participé à l’étude.

2) Strang, John, Lauren Kenworthy, Aleksandra Dominska, Jennifer Sokoloff, Laura Kenealy, Madison Berl, Karin Wlask, Edgardo Menvielle, Graciela Slesaranski-Poe, Kyung-Eun Kim, Caroline Luong Tran, Haley Meagher et Gregory Wallace (2014). « Increased Gender Variance in Autism Spectrum Disorders and Attention Deficit Hyperactivity Disorder », Archives of Sexual Behaviour 43, 1525-1533.

Étude qui cherche à établir la prévalence trans parmi des populations de personnes ayant des différences neurologiques, dont les troubles du spectre de l’autisme, mais incluant aussi le trouble de déficit d’attention et l’épilepsie.

3) Gallucci, Gerard, Florence Hackerman & Chester Schmidt (2005). « Gender Identity Disorder in an Adult Male with Asperger’s Syndrome », Sexuality and Disability 23 (1), 35-40.

Étude de cas sur une femme trans de 41 ans avec le syndrome d’Asperger.

4) Kraemer, Bernd, Aba Delsignore, Ronnie Gundelfinger, Ulrich Schnyder & Urs Hepp (2005). “Comorbidity of Asperger syndrome and gender identity disorder”, European Child & Adolescent Psychiatry 14 (5), 292-296.

Étude de cas portant sur un homme trans de 33 ans.

5) Landén, M., & P. Rasmussen (1997). “Gender identity disorder in a girl with autism – a case report”, European Child and Adolescent Psychiatry 6, 170-173.

Étude de cas portant sur un homme trans autiste de 14 ans.

6) Mukaddes, N. M. (2002). “Gender identity problems in autistic children”, Child: Care, Health & Development 28 (6), 529-532.

Les cas de deux enfants de 10 et de 7 ans, assignés garçons mais présentant des comportements féminins et ayant obtenu un diagnostic de trouble de l’identité de genre, suivi-e-s pendant 5 et 4 ans respectivement.

7) Perera, H., T. Gambandanathan & S. Weerasiri (2003). “Gender identity disorder presenting in a girl with Asperger’s syndrome and obsessive compulsive disorder”, Ceylon Medical Journal 48, 57-58.

Brève étude de cas sur un homme trans observé entre 14 et 22 ans avec des diagnostics de syndrome d’Asperger et de trouble obsessionnel compulsif.

8) Tateno, Masaru, Yukie Tateno & Toshikazu Saito (2008). “Comorbid childhood gender identity disorder in a boy with Asperger syndrome”, Psychiatry and Clinical Neuroscience 62, 238.

Brève lettre à l’éditeur décrivant un enfant avec le syndrome d’Asperger, assigné garçon, présentant des comportements féminins et ayant obtenu un diagnostic de trouble de l’identité de genre, observé-e entre 5 et 7 ans.

9) Williams, Patricia Gail, Anna-Mary Allard & Loonie Sears (1996). “Case Study: Cross-Gender Preoccupations in Two Male Children with Autism”, Journal of Autism and Developomental Disorders 26 (6), 635-642.

Étude de cas portant sur deux enfants de 3 et 5 ans assignés garçons et ayant des comportements féminins. L’article ne dit rien sur leur autoidentification et ne mentionne pas de diagnostic de trouble de l’identité de genre.

La plupart des articles traitent d’enfants, souvent assez jeunes, ce qui n’est pas surprenant étant donné la perception de l’autisme comme un problème lié à l’enfance et la rareté des ressources destinées aux adultes autistes. Il est intéressant de noter que les auteur-e-s de la plupart de ces études de cas n’en citent aucune autre (Williams et al., 1996, Landén et Rasmussen, 1997, Tateno, Tateno et Saito, 2008) ou en citent très peu (Mukkades, 2002, Perrera, 2003), indiquant que ces discours se sont donc développés en relative indépendance et qu’ils découlent d’attitudes au cœur de la profession médicale.

Avant tout, il faut émettre un commentaire important sur la valeur épistémique de ces études de cas. Contrairement à ce que permet l’approche de Jordynn Jack (2012, 2014), qui utilise des récits de personnes autistes avec des expériences non traditionnelles du genre, l’analyse de discours médicaux menée ici ne permet pas réellement de comprendre ce que vivent les personnes trans autistes. En effet, le regard clinique porté sur les personnes trans autistes ne donne qu’un accès indirect, incomplet et déformé de leurs expériences. Pour les récupérer, il faudrait utiliser des techniques particulières allant plus ou moins à l’encontre des documents. Je m’inspirerai ici en partie des réflexions issues des subaltern studies en histoire indienne postcoloniale sur les conséquences du projet colonialiste sur la production documentaire et historiographique (Guha, 1988; Spivak, 1988)[6]. Ici, plutôt que de subir le poids de l’impérialisme, du néo-féodalisme ou du patriarcat, les personnes trans autistes voient leurs actes d’affirmation invalidés par leurs positions comme objets cliniques (subordonnés à un regard médical), comme personnes autistes (subordonnées à un regard neurotypique), comme personnes trans (subordonnées à un regard cis) et, souvent, comme enfants (subordonnés à un regard adulte). Les études de cas constituent des documents qui, étant orientés vers les besoins de la profession médicale et alimentés par l’idéologie médicale, n’identifie les caractéristiques particulières des personnes trans autistes que lorsqu’elles posent problème pour un-e évaluateur-trice cis neurotypique, et méritent donc d’être rapportées comme cliniquement significatives : il s’agira de symptômes, de réactions au traitement, d’indices donnant des explications sur le lien entre genre et autisme ou de telle ou telle autre théorie « scientifique », etc. Quant aux personnes trans autistes elles-mêmes, elles sont entièrement effacées, avec leurs besoins, leur identité et leur compréhension propre de leur vécu et de leur expérience du genre, comme c’est d’ailleurs le cas pour les personnes trans en général (Namaste, 2000). En effet, comme nous le verrons, ce sont surtout les expériences trans des personnes autistes qui sont effacées par cette forme de violence épistémique. Largement effacées, les expériences des personnes ne sont disponibles que partiellement, en lisant entre les lignes des discours construits et élaborés par le regard médical. Paradoxalement, dans les études de cas sur les personnes trans autistes, la pathologisation des expériences trans rend inaccessible l’expérience qu’on affirme vouloir diffuser.

Il est aussi important de noter que tous les articles cités inscrivent les expériences trans sous le paradigme du « trouble de l’identité de genre » et désignent systématiquement les « patient.e.s » selon leur genre assigné à la naissance. Dans ce paradigme médical pathologisant, les expériences trans sont toujours vues comme une différence devant être éliminée par l’imposition de normes définies par des attentes cis : soit par l’acceptation du genre assigné à la naissance et l’élimination des comportements non conformes dans le genre, soit par une transition de genre suivant un parcours normatif et conçue comme un traitement.

Dans presque toutes les études de cas, la présence d’une condition autiste est utilisée pour invalider l’expérience de genre. Si certains articles reconnaissent la possibilité qu’une personne trans soit aussi autiste, l’occurrence conjointe des deux « troubles » est toujours vue avec une certaine suspicion. L’un des articles les plus respectueux en ce sens, celui de Landén et Rasmussen (1997), disqualifie l’idée que les caractéristiques trans se réduisent à l’autisme ou à un trouble obsessionnel compulsif et préconise de considérer que « le transsexualisme puisse être un trouble séparé de l’autisme et doive être géré en conséquence », mais considère néanmoins que l’autisme est un facteur de risque, sans spécifier pourquoi ni comment, comme si cela allait de soi. Un seul article ne semble pas voir l’autisme comme un obstacle à traiter les enfants trans autistes comme les autres enfants trans, mais seulement dans la mesure où ils peuvent s’exprimer verbalement – rien n’est dit sur les enfants autistes ne s’exprimant pas verbalement ou sur la possibilité d’exprimer une identité trans par d’autres formes de communication (Mukaddes, 2002).

En fait, il existe deux cas de figures principaux. Chez les personnes assignées filles à la naissance, l’autisme peut être perçu comme la cause fondamentale des affirmations identitaires ou des comportements masculins. Ainsi, Kraemer, Delsignore et Gundelfinger (2005) disent de leur patient, un homme trans de 35 ans avec le syndrome d’Asperger, que son profil concorde avec un cas de trouble de l’identité de genre, mais que « les résultats sont mis en doute par un trouble du spectre de l’autisme coexistant ». En effet,

« comme prévu pour un syndrome d’Asperger, nous avons remarqué une pensée logique surdéveloppée et l’accentuation d’habilités de logique abstraite, ainsi qu’un déséquilibre avec émotionalité basse et un haut niveau d’attributs instrumentaux et non émotionnels incluant activité [sic], absence d’émotionalité et de persévérance. Ces attributs sont généralement associés avec la masculinité et ont peut-être causé une conscience subjective d’être homme chez notre patiente. […] Le très haut niveau de masculinité peut être interprété comme un effet compensatoire additionnel pour accentuer le côté biologiquement masculin absent.

En tenant compte de ceci, nous pensons qu’avec le temps, notre patient a développé un trouble de l’identité de genre comme conséquence d’avoir adopté des traits émotionnels et cognitifs masculins à cause du syndrome d’Asperger[7] ». (Kraemer et al., 2005:295)

Ainsi, chez l’homme trans, l’expérience trans serait une conséquence de l’autisme, qui est positionné comme une expérience fondamentalement masculine. De fait, Kraemer et al. affirment que leur étude renforce la théorie du cerveau masculin extrême de Simon Baron-Cohen.

Cette explication n’est pas valide pour les femmes trans et les expériences transféminines. En particulier, les femmes trans autistes et les personnes autistes transféminines n’entrent pas si facilement dans ce schéma neurologique, et on ne peut assurément pas dire qu’elles ont un cerveau masculin extrême. Toutefois, leur expérience trans n’en est pas moins réduite à des conséquences de l’autisme, mais cette fois, en exploitant différents traits caractéristiques de l’autisme. En effet, dans une tribune libre adressée à la revue Psychiatry and Clinical Neurosciences, Tateno, Tateno et Saito (2008) concluent que « la plupart des symptômes liés au genre dans les troubles du spectre de l’autisme pourraient être liés aux caractéristiques comportementales et émotionnelles de l’autisme[8]. » Par exemple, Williams, Allard et Sears (1996 :641) affirment que les comportements et les intérêts féminins « peuvent être liés à un besoin d’expériences sensorielles qui sont, par hasard, majoritairement de nature féminine (objets soyeux, substances lumineuses et brillantes, le mouvement des cheveux longs, etc.)[9] », et peuvent aussi être typiques des intérêts particuliers que développent souvent les enfants autistes. Ils identifient aussi une théorie de l’esprit défaillante comme cause de la difficulté à s’affilier à leur genre assigné à la naissance. Similairement, Galluci, Hackerman et Schmidt (2005) qualifient la préoccupation de leur patiente adulte pour le genre et l’apparence physique féminine comme une obsession typique de l’autisme, voire comme le signe d’un trouble obsessionnel compulsif. Ils ajoutent que l’identité trans de sa patiente serait la conséquence des difficultés d’adaptation sociales découlant de son syndrome d’Asperger. Tateno, Tateno et Saito (2008) reprennent plusieurs de ces interprétations, mais ajoutent que l’expérience du harcèlement par des garçons pourrait mener à une identification féminine. De Vries et al. (2010:934) vont plus loin, affirmant qu’une adolescente trans autiste se serait convaincue « que son sentiment d’aliénation [causé par l’autisme] était expliqué par la dysphorie de genre. Il [sic] espérait que ses problèmes de communication seraient atténués par la prise d’œstrogène[10] » : ici, l’attribution de sa volonté de prendre des hormones à l’autisme semble avoir contribué à la décision de la clinique de lui refuser l’accès à la réassignation sexuelle, malgré son désir. Un article portant sur un homme trans recourt à des stratégies similaires pour expliquer les comportements trans, affirmant que l’identification masculine était la conséquence d’un trouble obsessionnel compulsif (Perera, Gambarnathan & Weerasiri, 2003). Dans l’ensemble, dans ces études de cas, être trans est placé dans le même registre que retirer les étiquettes des vêtements ou avoir une obsession pour les horaires de trains, deux comportements stéréotypés associés aux symptômes de l’autisme, et serait causé par les problèmes d’adaptation sociale des personnes trans.

Dans tous les cas, dans ces recherches, l’expérience trans est subordonnée à l’autisme, mais on peut constater un double standard. Alors que Kraemer et al. (2005) genrent l’autisme comme une condition masculinisante, suivant la direction donnée par Simon Baron-Cohen, les articles portant sur des femmes trans et les personnes transféminines éliminent entièrement le genre de l’autisme et font des expériences transféminines des conséquences accidentelles des symptômes de l’autisme. Pour les médecins rédigeant ces études de cas, l’autisme est l’explication centrale de tous les comportements décrits, dont l’affirmation d’une identité trans, qui, elle, ne peut pas être valide en soi.

Conclusion

Les deux types de discours médicaux étudiés (études étiologiques et descriptions cliniques) sont très différents dans leur traitement des personnes trans autistes et dans leurs conséquences sur elles. Néanmoins, le fait que tous émanent d’une perspective dominante cis et valide a des conséquences sur les personnes trans, sur les personnes autistes, et sur les personnes trans autistes.

1) Le fait que des chercheurs comme Simon Baron-Cohen puissent énoncer impunément des théories « scientifiques » qui rendent impossible l’existence des femmes trans autistes, pourtant très nombreuses, est symptomatique de la tendance à élaborer une compréhension cisnormative et masculinisante de l’autisme dont les femmes trans en particulier sont exclues. Cela s’ajoute aux dangers qui découlent de la masculinisation de l’autisme et la théorie du cerveau masculin extrême pour toutes les personnes autistes (Krahn & Fenton, 2012; Jack, 2014). L’autisme est largement stéréotypé comme une condition de jeunes garçons cis, ce qui nuit au processus diagnostic, à l’obtention de soutien, à la reconnaissance extérieure, etc., pour toutes les autres personnes autistes (adultes, filles, personnes trans, etc.).

De plus, il est extrêmement douteux que les études sur les causes de l’autisme ou des identités trans mènent à des améliorations des conditions de vie des personnes trans ou des personnes autistes. Au contraire, au moins pour les femmes trans, l’intériorisation des discours essentialisant produits par des médecins cis risque de contribuer à leur marginalisation et à leur exclusion du mouvement féministe. À titre d’exemple, lorsque Caitlyn Jenner s’est décrite comme ayant un cerveau féminin, Elinor Burkett (2015) a écrit une longue réponse pour le New York Times dans lequel elle utilisait l’essentialisme de Jenner pour en accuser le mouvement trans, bien que cet essentialisme provienne réellement de discours médicaux cis, et non des communautés trans.

2) La perception de l’autisme comme étant plus profond que l’identité de genre et comme causant le développement d’une identité trans accentue les violences dont sont victimes les personnes trans autistes. Les études de cas en laissent paraître quelques traces à travers le filtre de leur propre violence épistémique. À titre d’exemple, on peut deviner les traumatismes vécus par le patient de Perera et al. (2003), visiblement si peu respecté dans son identité qu’ils rapportent des cas de violence contre des gens qui voulaient « lui faire entendre raison », et c’est sans surprise qu’on lit que sa compliance[11] était faible étant donné que l’équipe a préféré lui donner des antipsychotiques (sans effet sur sa dysphorie, quoique ce qui est décrit comme un trouble obsessionnel compulsif se soit stabilisé) plutôt que de lui faciliter l’accès aux traitements d’hormonothérapie et aux chirurgies qu’il demandait. Également, combinée à la masculinisation de l’autisme, l’invalidation des expériences trans peut avoir un effet particulièrement redoutable sur les femmes trans, qui voient bien que le discours dominant rend incompatibles deux parties fondamentales de leur expérience : leur autisme et leur féminité (cf. le cas de Sleeping Chrysalid, dans Jack, 2012:5-6).

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Notes

[1] J’aimerais remercier Gabrielle Bouchard et Circé Furtwängler pour leurs commentaires et leur soutien. Cet article n’aurait pas été possible sans le soutien financier du CRSH et du FRQSC.

[2] Je tiens ici à remercier Janik Bastien Charlebois pour son travail acharné pour les droits intersexes. Son soutien et sa patience ont été fondamentaux pour ma compréhension des enjeux et des expériences intersexes.

[3] « transsexualism and homosexuality […] are characterized by a normal prenatal/postnatal endocrine history. »

[4] « Baron-Cohen’s explanation for autism has de twin effect of normalizing the condition (by suggesting it includes us all) while essentializing gender differences (by rooting the condition in biological maleness). »

[5] Lors de la rédaction de la première version de ce texte, présentée au 7e Congrès international des recherches féministes dans la Francophonie à Montréal en août 2015, je n’avais pas pris connaissance de la monographie de Jordynn Jack, qui avait déjà produit une étude similaire et obtenu des résultats très proches de la mienne. (Jack, 2014:202-206). Cependant, l’analyse présentée ici garde son utilité. D’abord, Jack ne cite pas certaines des études que j’analyse (spécifiquement, Perera et al., 2003; Strang et al., 2014), mais surtout, nos démarches sont différentes. En effet, Jack cherche à établir un contraste entre l’ambiguïté qu’elle perçoit dans la manière que les personnes et l’imposition d’un modèle binaire normatif dans les discours médicaux. Notre approche est plus résolument instruite par une perspective trans et cherche à reconnaître et à valoriser la voix des personnes trans telle qu’elle peut être perçue dans la production médicale. Jack, lorsqu’elle limite les expériences de genre autistes à l’expression d’une ambiguïté ou d’une non binarité, reproduit la même violence que les discours médicaux contre les personnes trans : il n’y a rien d’ambigu lorsqu’une femme trans de 41 ans affirme qu’elle est une femme (Galluci et al., 2005) ou lorsqu’un homme trans réclame hormones et « chirurgie de réassignation sexuelle » (Perrera et al., 2003).

[6] Étant historienne de formation, ma réflexion revient souvent à l’histoire.

[7] « As expected for AS, we noticed over-developed logical thinking and accentuation of logical-abstract abilities, as well as an imbalance of low emotionality and a high level of instrumental, non-emotional attributes including activity, lack of emotionality and perseverance. These characteristics are generally associated with masculinity and may have led to a subjective consciousness in our patient of being male. In this regard, primary cognition and perception in AS may be interpreted as masculine attributed and pave the way to the development of female-to-male GID. […] The extremely high level of masculinity can be interpreted as an additional compensatory effort to accentuate the biologically absent male side.

Taking this into account, we believe that, over the years, our patient has developed GID as a consequence of adopting male emotional and cognitive traits due to AS. »

[8] « Most of the gender-related symptoms in autistic spectrum disorders (ASD) could be related to behavioral and psychological characteristics of autism. »

[9] « This preoccupation may relate to a need for sensory input that happens to be predominantly feminine in nature (silky objects, bright and shiny substances, movement of long hair, etc.). »

[10] « … became convinced that this feeling of alienation was explained by gender dysphoria. He had the hope that his communication problems would alleviate by taking estrogens. »

[11] C’est-à-dire son observance des prescriptions thérapeutiques et son adhésion au plan de traitement suggéré.

RPQ #2

Ni dieux, ni maîtres, ni futur? Contre le courant ultragauchiste de la théorie queer

Matthew R. McLennan
Traduit de l’Anglais par Philippe-Antoine Hoyeck

Matthew R. McLennan est professeur adjoint en Éthique Publique à l’Université Saint-Paul en Ottawa. Il a aussi enseigné des cours en théories queers et méthodologies féministes pour l’Institut d’études féministes et de genre à l’Université d’Ottawa.

Dans une certaine mesure, la théorie queer jaillit de la négativité et s’en nourrit. La négativité en question peut être qualifiée d’affective en ce sens que la violence et l’oppression infligées aux sujets queers, ainsi que la colère et la résistance qu’elles provoquent, peuvent en général et dans un premier temps être caractérisées comme étant négatives. Mais alors quel est le statut philosophique et quelle est la fonction de cette négativité en théorie queer contemporaine ? Est-elle purement critique, purement réactive – voire autodestructrice – ou peut-elle indiquer dialectiquement le chemin d’un meilleur avenir queer ?[1]

Le texte qui suit esquisse le bilan de la théorie queer contemporaine à la lumière de cette question de la négativité. Voici la position que nous défendons : il y a en théorie queer un courant ultragauchiste qui déploie la négativité d’une manière particulariste et antirévolutionnaire, tout d’abord pour des raisons de nihilisme actif – c’est-à-dire de cynisme/aventurisme – et en deuxième lieu pour des raisons d’angélisme moral. Cette étude est limitée par son caractère purement diagnostique, ainsi que par la nécessité de rassembler, d’une manière rigoureuse et systématique, des données non-anecdotiques pour concrétiser l’hypothèse qu’il y a, dans le militantisme queer, quelque chose qui ressemble à une dialectique de la liberté et de la terreur. Mais compte tenu de ces limites, il est tout à fait plausible de dire que les queers qui cherchent à se rallier au radicalisme politique font face à la question suivante : comment échapper au dilemme ultragauchiste, c’est-à-dire à l’alternative entre, d’une part, le nihilisme, et de l’autre, une sorte de libéralisme fondamentaliste ? Il n’est pas question ici d’éliminer la négativité des ouvrages et des interventions queers, mais plutôt d’examiner la manière dont cette négativité se manifeste aujourd’hui, ainsi que la manière dont les queers pourraient déployer une certaine négativité politique marquer des points. Dans la mesure où cet essai offre un diagnostic du problème, il constitue un premier pas dans cette direction. Pour conclure, je proposerai certaines pistes s’appuyant sur les perspectives politiques ouvertes par Monique Wittig pour sortir de l’impasse. Je considère la négativité de ce texte même comme du mortier que nous pourrons utiliser pour bâtir la suite.

I

            Nous employons le terme « ultragauchiste » dans un sens spécifiquement léniniste, c’est-à-dire pour désigner une position politique subjective qui contrecarre ou ruine la révolution d’un point de vue objectif.[2] D’après Lénine, les personnes qui sont, d’un point de vue subjectif, trop à gauche, donc qui insistent trop rigoureusement sur la pureté des principes et de l’action, ont en pratique tendance à converger avec les éléments droitistes en réaction contre les initiatives progressives et révolutionnaires. L’intervention de Lénine doit être placée dans son contexte historique, et il convient de noter qu’elle visait spécifiquement le « gauchisme infantile » des partis sectaires russes et allemands qui s’alignaient de facto avec la droite contre la prise de pouvoir par le parti révolutionnaire. Mais on peut conserver les grandes lignes de son analyse pour éclairer le militarisme que l’on retrouve en théorie et en pratique contemporaines. Il faut penser ici au féminisme abolitionniste anti-pornographie et anti-prostitution et à son alliance de facto avec les conservateurs religieux contre le mouvement naissant et nécessaire en faveur des droits des travailleurs et travailleuses du sexe.[3] D’un point de vue critique, insister sur le fait que la pornographie est dégradante et qu’elle enfreint l’impératif catégorique n’apporte pas autant d’aide aux travailleurs et travailleuses du sexe « réellement existants » que les mesures de réduction des risques. En conséquence, cet attachement à la pureté des principes est en pratique réactionnaire. Pour prendre un autre exemple, rappelons qu’en mars 2014, l’Université Carleton a annulé une conférence qui devait être donnée par le chroniqueur gay populaire Dan Savage après qu’un étudiant queer se fut plaint, au nom d’un autre étudiant queer, que Savage avait utilisé un langage transphobe, sexiste, et apologiste du viol dans ses écrits.[4] Savage mérite effectivement une sévère critique, mais le résultat net de l’annulation –à l’initiative d’étudiants queers, rappelons-le – a été d’empêcher une voix gay modérée progressiste et très influente de parler sur le campus. La droite socialement conservatrice en a sans doute été ravie.

            Le terme « ultragauchiste » ainsi défini, nous ne prétendons pas que toute théorie queer soit nécessairement ultragauchiste par principe ou de fait, mais plutôt qu’un courant important et influent de la théorie queer peut être caractérisé comme tel. Nous affirmons en outre que l’ultragauchisme de ce courant le paralyse sur le plan politique en raison de sa négativité dominante. Cette négativité se manifeste de deux façons étroitement liées, à savoir sous la forme soit d’un nihilisme politique, soit d’un angélisme moral. Les écrits récents de Lee Edelman constituent un cas-type du premier. En ce qui concerne le deuxième, c’est la réorientation des activistes militants vers une autorégulation linguistique et symbolique qui illustre le mieux ce que nous voulons dire. En dernière analyse, cependant, la double nature de la négativité queer ultragauchiste indique un seul problème sous-jacent : le refus de penser la politique de façon dialectique ou même – mise à part toute substance philosophique – de façon pragmatique. La caractéristique déterminante de l’ultragauchisme queer est au contraire de subsumer la politique sous une norme absolue, qu’il s’agisse d’une pure négativité ou d’une pureté morale. En effet, en pensant dialectiquement l’émergence de l’ultragauchisme queer, nous verrons que son nihilisme actif et son angélisme moral sont le miroir l’un de l’autre, et qu’ils expriment tous deux une « mauvaise infinité » d’interventions locales, particulières et particularistes.

II

Il y a longtemps, G.W.F Hegel a exposé dans la Phénoménologie de l’esprit le paradoxe de la liberté absolue, implicitement en rapport avec la Révolution française. La liberté absolue – c’est-à-dire l’absence de contraintes ou la pure possibilité d’une volonté générale rousseauiste – s’oppose à tout contenu et à toute initiative politique déterminée puisqu’ils sont nécessairement des corruptions et des limitations de la liberté. Menée à son terme, une politique de la liberté absolue ne peut se manifester qu’en tant que négation radicale de toute initiative politique. Comme en témoigne l’histoire, la norme de la liberté absolue se termine donc par la Terreur, c’est-à-dire par l’élimination des acteurs politiques ordinaires et l’autodestruction de l’avant-garde révolutionnaire.[5] Nous n’avons pas à craindre une « Terreur Rose » dans le contexte actuel, et en fait la métaphore d’une terreur révolutionnaire est appliquée aux mouvements sociaux beaucoup trop souvent et sans aucun discernement non seulement par la droite, mais aussi par une grande partie de la prétendue gauche. Cependant, nous assistons aujourd’hui à l’hégémonie d’une logique politique queer qui, d’un point de vue formel, s’autodétruit exactement comme l’a décrit Hegel. Les deux aspects de la tendance en question sont, encore une fois, son nihilisme et son angélisme moral, qui se rapportent tous deux à un absolutisme philosophique sous-jacent.

            D’une part, il y a l’aspect nihiliste, c’est-à-dire un certain militarisme queer qui élimine toute normativité et qui se complaît dans la pure négation. Lee Edelman en constitue le meilleur exemple. Dans l’ouvrage No Future: Queer Theory and the Death Drive publié en 2004, Edelman exhorte les queers à adopter une position antisociale qui leur est déjà attribuée par la droite conservatrice, selon laquelle les queers menacent la survie même du lien social. Il leur conseille d’abandonner tout « futurisme reproductif »[6], c’est-à-dire tout enracinement de la praxis politique dans la préservation et reproduction de la société comme objectifs fondamentaux de la politique elle-même. À cet effet, Edelman soumet l’image de l’enfant à une critique mordante et souligne la manière dont elle est mobilisée dans le discours hétéronormatif et – ce qui est significatif – dans le discours homonormatif avec des effets débilitants.

            Edelman déploie une terminologie lacanienne dans son attaque contre le futurisme queer. Il s’en tient à la division de Lacan entre le Réel, le Symbolique, et l’Imaginaire. Le Réel et le Symbolique, qui jouent un rôle décisif dans son analyse, correspondent respectivement à peu près aux catégories freudiennes du processus psychique primaire et de l’élaboration psychique secondaire. Hormis sa rhétorique éclatante et ses excursions impressionnantes dans les domaines du film et de la littérature, l’argument d’Edelman n’est qu’une adaptation queer et prétendument politique du texte qui sert de fondement à la division de Lacan : l’ouvrage de Freud intitulée Au-delà du principe de plaisir.[7]

            Freud élabore d’une manière consciemment spéculative la notion de « pulsion de mort » qui figure dans le sous-titre du livre d’Edelman. Le concept de pulsion de mort est lui-même une façon de concevoir le processus psychique primaire, désir ardent et aveugle qui sous-tend toute vie psychique. Ce processus est polymorphiquement pervers, c’est-à-dire qu’il ne connaît aucune distinction entre l’intérieur et l’extérieur – entre le corps et le non-corps – et donc qu’il remplit indifféremment les régions du corps et de son monde. Il implique que les êtres humains sont, sur le plan le plus fondamental, pansexuels. Il convient de noter que d’un point de vue développemental, ils sont aussi initialement pansexuels : le nourrisson étant lui-même polymorphiquement pervers, il incarne le processus psychique primaire dans sa forme la plus pure. C’est d’ailleurs sur cette théorie que Freud fonde l’affirmation plus modeste et souvent répétée que l’enfant est bisexuel par nature.

Le processus psychique primaire est destiné à être domestiqué par le développement psychosocial de l’enfant. Au moyen du refoulement ou de l’élaboration secondaire, l’enfant parvient à une répartition du désir sur les zones érogènes biologiquement prédisposées et socialement acceptées, devenant ainsi un adulte doué d’une sexualité plus ou moins « normale »[8]. Pourquoi donc le processus psychique primaire est-il aussi une « pulsion de mort »? Empruntant l’expression de Barbara Low, Freud soutient l’hypothèse d’un « principe du nirvana » selon lequel toute jouissance n’est qu’un allégement de la tension et de l’irritation, et selon lequel l’organisme aspire à leur absence totale[9]. Autrement dit, l’organisme aspire à un état antérieur d’équilibre parfait – et l’équilibre parfait équivaut à la mort[10]. L’ironie de la pulsion de mort est qu’elle se dissimule chez les formes de vie les plus complexes et florissantes en tant que pulsion de vie ; en développant des stratégies pour éviter la tension et l’irritation, l’organisme devient plus complexe, plus discipliné, et mieux adapté tout au long de son cheminement vers la mort. La pulsion de mort est donc à la fois destructrice et créatrice, et tout ordre est un accroissement précaire du chaos.

Il est crucial pour la métaphysique largement freudo-lacanienne d’Edelman que le processus psychique primaire comporte un double aspect, donc que l’élaboration psychique secondaire réalisée par le biais de la répression        soit lui-même le processus psychique primaire sous une forme dissimulée. Dans la mesure où l’ordre social correspond pour Edelman à l’ordre Symbolique, donc à l’ordre de l’élaboration secondaire, cela signifie que l’asocial et même l’antisocial figurent toujours déjà implicitement dans le social. Même le futurisme reproductif qui fait l’objet de la critique d’Edelman et, comme nous l’avons vu, qui mise tout sur la survivance du social, n’est que pulsion de mort dissimulée, refoulée et canalisée. Il se cache donc un restant irréductible, strictement irreprésentable et profondément antisocial au cœur même du social et de son idéologie futuriste.

            Dans toute société historique, ce restant est incarné à l’intérieur de l’ordre Symbolique – donc plus ou moins selon l’ordre de l’élaboration secondaire – sous la forme d’un « Autre » quelconque. La position de cet Autre est intenable par définition. Dans la plupart des sociétés contemporaines, les queers suscitent la peur et la haine du fait même de leur prétendue intenabilité symbolique, c’est-à-dire du fait que leur sexualité non-normative et – du moins traditionnellement – non-procréative constitue une menace pour un ordre social fondé sur la reproduction et la futurité. L’homosexuel non-reproducteur et non-assimilant (qui représente peut-être l’homosexuel vrai ou authentique aux yeux d’Edelman) est le « sinthomosexuel », c’est-à-dire l’incarnation de la « jouissance » impossible qui sous-tend toujours déjà le social – autrement dit, l’incarnation de la menace intime, constitutive, et permanente de la destruction du social[11]. Ce qu’Edelman propose est donc une adoption consciente de la sinthomosexualité, donc une politique du processus psychique primaire, de la pulsion de mort et du Réel, ou plutôt une politique qui cherche à « incarner le restant du Réel interne à l’ordre Symbolique »[12]. Il est ici question d’une « jouissance » queer, donc de représenter ou de jouer le rôle de la pulsion de mort irreprésentable dans l’ordre du Symbolique. En bref, Edelman affirme que les queers devraient assumer le rôle d’« épouvantails » et d’antisociaux tout en exigeant cyniquement leur part des biens dans le cadre de l’ordre Symbolique :

Les queers doivent répondre à la violence des provocations [conservatrices] constantes non seulement en exigeant un droit égal aux prérogatives de l’ordre social, non seulement en affirmant leur (plutôt que notre, mais ça dépend du texte initial) capacité à promouvoir la cohérence et l’intégrité de cet ordre, mais aussi en disant explicitement ce que la Loi, le Pape, et l’ensemble de l’ordre Symbolique qu’ils représentent entendent de toute façon dans chaque expression ou manifestation d’une sexualité queer : Fuck l’ordre social et l’enfant au nom de qui nous sommes tous terrorisés ; fuck Annie l’orpheline ; fuck le gamin des rues dans Les Misérables ; fuck le pauvre petit innocent sur Internet ; fuck les Lois avec un ‘l’ majuscule et minuscule ; fuck tout le réseau de relations symboliques et le futur qui lui sert de support (Edelman 2004, 29)

Ce passage paraît recommander une approche éclectique, voire sans principes, à l’égard de la politique queer. Toutefois, Edelman affirme que toute idéologie queer qui s’ancre dans l’idée d’un meilleur avenir est un piège : « Nous ne recherchons pas une nouvelle politique, une nouvelle société, un avenir plus brillant puisque toutes ces fantaisies reproduisent le passé, par déplacement, sous la forme du futur »[13]. En d’autres termes, « le futur n’est que répétition, et il est tout aussi mortel que le passé ». [14]

            Remarquons d’abord qu’une fois dépouillée de ses apparences freudo-lacaniennes, la prescription d’Edelman revient à donner à la droite conservatrice exactement ce qu’elle veut, et cela dans un double sens. En premier lieu, les queers doivent abandonner tout espoir, par exemple en ce qui concerne l’égalité des droits civils, ainsi que tout horizon normatif qui pourrait assurer ces mêmes droits sur le plan idéologique : s’ils les revendiquent, ce doit être uniquement pour gêner les pouvoirs en place. En second lieu, ils doivent assumer le rôle de « part maudite » qui leur est déjà assigné par l’ordre Symbolique. La position d’Edelman est sans doute provocatrice, mais comme il l’avoue lui-même, elle n’est pas du tout radicale dans le sens progressiste du mot. Le problème est que dans une perspective à long terme – mais c’est justement cette perspective qu’Edelman refuse – cette position est dangereuse en ce sens qu’elle se retire de la politique en la redéfinissant. L’acte véritablement politique devient alors l’acte d’« autodestruction politique » dans la mesure où les notions de « soi » et de « politique » impliquent toutes deux un futurisme reproductif.[15] Edelman évoque ici le séminaire de Lacan sur Antigone, où il est suggéré que le seul acte véritable est « L’acte de résister à l’asservissement que représente le futur, au nom de la vie qu’on a aujourd’hui »[16].

            Mais cette vie paradoxalement dépourvue d’espoir et d’avenir, qui l’« aura » ? Le langage d’Edelman révèle que malgré les racines nietzschéennes et freudo-lacaniennes de sa position, il ne s’agit pas tout à fait d’un vitalisme ni d’une métaphysique du processus. Peut-être cette déclaration n’est-elle qu’un lapsus symptomatique : le langage est déjà cartésien, kantiste, implicitement libéral. Mais en fait, cette position est fondamentalement libérale, comme en témoignent son retrait individualiste de la vie politique et son expression de colère : le « fuck off » est une affirmation du sujet sinon une déclaration de ses droits. Paradoxalement, cette politique repose sur une conception du sujet proche de celle que l’on retrouve dans les mouvements pour les droits civiques – sauf que ces derniers embrassent et perpétuent une certaine homonormativité, comme le souligne de plus en plus la théorie queer.

            Non seulement l’idée d’une vie consacrée au plaisir individuel appartient-elle essentiellement au libéralisme politique, mais elle s’avère aussi tout à fait compatible avec le (néo)libéralisme économique – si l’on cherche à établir une distinction nette entre les deux. Le sujet queer figure dans l’ouvrage d’Edelman en tant que voué uniquement au plaisir – alors pourquoi pas en tant que consommateur par excellence ? Il ne fait aucun doute que le capitalisme existant réellement nous encourage dans un certain sens à « vivre au jour le jour », à vivre strictement dans le présent, à vivre pour le plaisir. Cultiver chez le sujet une compulsion qui le pousse à rechercher le plaisir sans penser au futur ou à se disperser dans les dépenses est, après tout, une stratégie d’accumulation du capital. Une telle stratégie sous-entend une futurité d’investissement et d’expansion à l’infini, mais aussi une futurité intenable, puisque de moins en moins de personnes peuvent bénéficier de ses fruits et puisqu’elle s’alimente du sang des producteurs et des consommateurs. Il est vrai que le mariage, les enfants, etc. sont des stratagèmes de reproduction du capital.[17] Mais il en est de même de leur négation intransigeante au nom du plaisir personnel. Si la famille est hantée par une ruse capitaliste, alors la vision d’Edelman l’est aussi, puisqu’il y a toujours un risque que le futur se réintroduise furtivement sous la forme d’accumulation du capital. Ainsi, la vision d’Edelman est largement compatible avec le libéralisme et le capitalisme, et il nous incombe de signaler cette compatibilité lorsqu’on l’évalue en tant que mode radical de politique queer. Cependant, la vision d’Edelman soulève aussi un problème d’ordre conceptuel, à savoir celui de passer du côté de la pulsion de mort – ou de jouer le restant du Réel interne à l’ordre Symbolique – considéré du point de vue de la « jouissance » queer. Puisque Freud insiste dans Au-delà du principe de plaisir sur le fait que la pulsion de mort viole par nature toutes les oppositions binaires (rappelons qu’il s’agit de la mort dissimulée dans la vie, de la destruction simulée par la création), la distinction de Lacan entre le Réel et le Symbolique n’existe que du côté du Symbolique, où dominent les oppositions binaires. Paradoxalement, le Réel ne connaît aucune négativité et donc aucune opposition. Comme le dit Freud dans un autre contexte : « Quant à un ‘non’ inconscient, il n’y en a tout simplement pas »[18]. Et sans opposition, il ne peut y avoir d’identité. En effet, on ne saurait « identifier » le Réel sans le Symbolique et encore moins choisir entre les deux ; c’est pourquoi Freud et Lacan doivent en dernière analyse se révéler des conservateurs attachés à l’ordre Symbolique même s’ils étaient, comme on a coutume de dire, des conservateurs éclairés. Ainsi, une politique du processus psychique primaire peut être articulée ou défendue uniquement par l’intermédiaire du discours, donc de l’élaboration psychique secondaire. Autrement dit, toute politique qui se prétend une politique du Réel peut le faire uniquement du point de vue du Symbolique ; ce faisant, elle s’expose aux critiques logiques et pragmatiques qui en relèvent. Bref, il n’y a aucune raison valable de passer du côté du Réel – donc de renoncer aux raisons elles-mêmes – puisque les raisons opèrent uniquement dans le Symbolique. L’exhortation d’Edelman est donc vouée à l’échec pour des raisons de cohérence interne ; elle peut être soutenue en tant que déclaration purement volontariste et politique – peut-être même en tant qu’art performance – mais non en tant que position philosophique. Outre cela, si l’on suit la logique hégélienne de la liberté et de la terreur, la proposition d’Edelman s’avère autodestructrice puisque l’idéal de la pure négativité disqualifie même l’exhortation à la pure négativité comme étant trop positive.

            Rien de tout cela n’est particulièrement accablant, puisque en fait le programme d’Edelman est expressément politique. On ne peut justement pas exiger une justification cohérente de sa politique sans circularité, c’est-à-dire sans présupposer la primauté de l’ordre Symbolique. Toutefois, ce qui précède nous aide à nous orienter et à voir que sa prose raffinée et séductrice opère au niveau de l’affect et non de l’argument. Puisqu’il ne cherche pas à justifier sa politique, nous pouvons le prendre au mot et considérer sa position comme étant volontariste et donc arbitraire, sinon enracinée dans sa positionnalité et plus spécifiquement dans sa classe sociale. En effet, la position d’Edelman est fondamentalement petite-bourgeoise, comme en témoignent son nihilisme actif ainsi que son aventurisme politique implicite.

Il vaut la peine de réfléchir sur la positionnalité de l’anti-futurisme d’Edelman. Certaines critiques queers et racisées ont souligné que la renonciation de l’espoir et de la futurité politique est un luxe que les personnes trans, les personnes queers racisées, les personnes queers pauvres, et les personnes queers handicapées ne peuvent se permettre étant donné leur position d’oppression, de précarité, et de vulnérabilité relative. Certain.e.s parmi eux ont même prétendu que la futurité est un élément essentiel de la théorie queer[19]. De toute façon, la précarité et la vulnérabilité empêchent de voir dans l’intervention d’Edelman plus qu’une simple provocation.

Interrogé sur le nihilisme apparent de sa position, Edelman insiste, dans ses écrits les plus récents, sur la promesse créatrice-destructrice de la négativité en tant que telle – défendant paradoxalement une certaine « ouverture » ou une négociation dialogique continue, voire une futurité fondée sur la négativité – et paraît ainsi reprendre l’interprétation de Hegel proposée par Bakounine[20]. Cet éloignement de l’idée de la pure négation suggère un lien intéressant avec le post-anarchisme contemporain mais ne rectifie en rien sa position. Nous avons déjà vu ce qu’Edelman évoque ici : il s’agit de la création-destruction de la compossibilité psychique-primaire freudienne, et non pas du résultat proprement hégélien qui est la « relève » du stade inférieur né dans le travail du négatif. Signalons ici que l’hégélianisme et le matérialisme dialectique qui le suit ne se réduisent aucunement à l’idée qu’il y a « toujours deux côtés des choses » – un slogan libéral conformiste s’il en est – mais plutôt au fait que la négation de la négation produit un stade supérieur du concept.

Il est extrêmement problématique de miser toute possibilité de création sur une politique non-dialectique de la négativité puisque celle-ci supprime toute critique par l’affirmation que le négatif est toujours déjà positif (et vice versa). Une telle position est objectivement conservatrice en ce sens que les possibilités ouvertes par le négatif sont résorbées dans une justification du négatif en tant que tel et que le positif apparaît comme contenant toujours déjà le germe de la négativité. Poursuivi jusqu’à ses limites, le point de vue d’Edelman revient à une sorte de théodicée, c’est-à-dire à une défense du statu quo selon lequel les queers ne sont jamais purement victimes et se trouvent toujours déjà à l’intersection de possibilités ouvertes par l’oppression et la violence qui leur sont infligées. D’autre part, il suggère que toute initiative politique est dès le départ vouée à l’échec ou même destructrice. Le premier aspect peut sembler attrayant à première vue puisqu’il supprime les sujets queers de la catégorie de victimes, mais c’est précisément pour cette raison qu’il risque de minimiser l’importance de leur oppression. Et tandis que le deuxième aspect se prête bien à une prudence politique, il n’y a de là qu’un pas à la prétention que toute politique est – immédiatement, non pas dialectiquement – néantisée et compromise. Par analogie, pensons aux effets destructeurs d’un ouragan : effectivement, une école détruite devient un labyrinthe de débris ou une nouvelle route et présente ainsi d’innombrables possibilités, mais ce n’est qu’une maigre consolation. Et d’après ce modèle, toute initiative de réparation est aussi chargée d’échec et de fascisme. Une telle politique de la compossibilité est une politique vacillante, et les pôles entre lesquels elle vacille sont conservateurs puisqu’ils reviennent tous deux à une sorte de résignation.

En dernière analyse, la provocation d’Edelman s’avère largement répétitive (et ici les lecteurs de Freud seront ravis du fait que la pulsion de mort se manifeste elle-même comme compulsion à la répétition). Si nous avons consacré tant de temps à Edelman, c’est bien parce qu’il constitue un cas-type. En effet, une grande partie de la théorie queer anglophone contemporaine n’est qu’un développement – ou dans les pires cas, une transposition trop peu critique – des courants ultragauchistes du poststructuralisme et de l’activisme gay français pris hors contexte.[21] L’œuvre d’Edelman est dans l’ensemble une répétition (mais aussi un affinement) de thèmes et d’exhortations qui sont apparus il y a plus de quarante ans dans la philosophie française. Par exemple, la position avancée dans No Future est essentiellement une version queer de l’Économie libidinale de Jean-François Lyotard, parue en 1974 – en un mot, Lyotard via Guy Hocquenghem. Aucune leçon pratique n’est tirée des « Années Rouges » françaises ; ainsi, si l’on prend Edelman comme cas typique, le dernier cri en théorie queer constitue une étrange après-vie d’anciennes idées françaises qui semblent être articulées dans une ignorance presque totale des impasses et des solutions de la politique radicale française. Rien n’autorise une disqualification intrinsèque des idées françaises, mais si l’objectif de la théorie queer est une confrontation intellectuelle et finalement pratique avec la violence et l’oppression vécues, alors ces idées doivent être nourries des leçons pratiques tirées de leur application aux contextes locaux.

III

D’un autre côté, il y a ce que nous avons appelé l’angélisme moral de la théorie et de la pratique queer, angélisme qui correspond précisément à la reconnaissance de la vulnérabilité et de l’intersectionnalité apparemment ignorées dans l’intervention d’Edelman. Est-il inconsistant de dire que l’ultragauchisme queer est à la fois trop négatif et trop angélique ? Pas du tout. D’une part, l’exigence d’une négativité politique totale se manifeste sur le plan normatif comme pureté doctrinale sinon morale interdisant tout compromis et cooptation. D’autre part, l’adhésion pratique à l’angélisme moral est exprimée sur le plan politique sous la forme d’une négativité totale, d’un retrait des grands fronts de lutte et d’une logique des engagements particularistes et des divisions sectaires. Cette bifurcation découle de deux affluents majeurs mais apparemment incompatibles de la théorie queer, à savoir l’antihumanisme français évoqué ci-haut et le discours des droits humains[22]. Le premier a un effet palpable sur le deuxième et il contribue à une situation étrange où les revendications de droits sont exprimées en fonction d’une logique rigoureuse de la particularité et non de l’universalité, ce que nous tâcherons maintenant d’expliquer.

Sous la catégorie d’angélisme moral, on retrouve une rigueur critique étonnante mais sélective, accompagnée d’un certain déplacement dans la lutte pour la libération queer. Ce déplacement reflète l’émergence de ce qu’Alain Badiou appelle souvent « idéalinguisterie » (ou idéalisme linguistique) en parlant des sciences sociales et de la philosophie française.[23] Au nom d’un discours des droits humains souvent implicite et inexpliqué mais intransigeant, les discours et les produits politiques sont soigneusement et impitoyablement critiqués comme étant « problématiques » sur une pluralité de vecteurs.

Le problème ici n’est pas simplement que cette critique ait lieu, car il est bien sûr souhaitable d’atteindre une concordance éthique entre les fins et les moyens de la politique, concordance qui remplit une fonction importante en tant qu’horizon régulateur au sens kantiste. De façon générale, cette fonction régulatrice incarne la notion louable de « pratique préfiguratrice » ou de « politique préfiguratrice » qui occupe une place importante dans l’anarchisme contemporain.[24] De plus, le langage et la culture peuvent et doivent être critiqués au service de la libération queer. L’alternative d’une lutte linguistique-culturelle ou d’une lutte matérielle/institutionnelle/ouvrière est tout simplement fausse, et il n’est pas question de défendre un « matérialisme » grossier qui ne tiendrait compte ni de la culture ni du discours. Le problème est que, poussée à l’extrême, cette norme de la préfiguration politique (agir maintenant de telle manière que les moyens se rapprochent autant que possible des résultats désirés) devient une tendance angélique et millénariste qui exige une utopie imminente au détriment de la dialectique et de la pragmatique politique. Signalons qu’il y a ici une curieuse compatibilité avec la position d’Edelman : plutôt que de nier catégoriquement la valeur du futur, les partisans de la pureté préfiguratrice et plus généralement de la pratique préfiguratrice retirent le futur du futur, pour ainsi dire, et exigent qu’il se fasse présent.[25]

Il s’agit d’un exemple extrême de ce qu’Avishai Margalit appelle la « politique comme religion ».[26] Ce phénomène a lieu lorsque le groupe politique s’ancre dans une valeur sacrée, non pas au sens religieux du terme, mais au sens d’une valeur qui ne peut en aucun cas être échangée contre une autre. Du point de vue de la « politique comme religion », il est illégitime de transiger sur la valeur sacrée et tout compromis de ce genre constitue une trahison. Étant donné que toute politique normative implique nécessairement un élément « sacré » quelconque, il y a toujours un risque qu’elle aille trop loin dans son élaboration du sacré et qu’elle devienne sectaire. Autrement dit, le groupe politique risque de se durcir jusqu’à devenir une secte de « vrais croyants » de moins en moins adaptés aux enjeux au lieu de se salir les mains avec l’ambivalence morale d’une politique mondaine qui exige toujours de faire des compromis ou de se contenter du « second choix ».[27]

L’exposé de Margalit est bien adapté pour décrire l’angélisme moral préfigurateur. Si l’on accorde une valeur sacrée aux fins normatives, alors il devient possible de les trahir en se servant de moyens qui n’en sont pas dignes. Face à la nécessité de faire des compromis – même des compromis tactiques temporaires – les puristes préfèrent quitter le groupe politique et former une nouvelle faction que de diluer (donc de sacrifier) la valeur sacrée en se servant de pratiques impures ou en s’exposant à des influences corruptrices.

Pour nos fins, il est important de noter qu’une logique sectaire – c’est-à-dire une logique fondée sur des valeurs « sacrées » et sur les normes de pureté politique qui y correspondent – est par définition une logique de l’auto-lacération et de la scission. Puisque l’exigence d’une pureté préfiguratrice s’applique d’autant plus facilement dans les espaces déjà favorables à la norme de la préfiguration, l’angélisme moral queer se replie sur lui-même plus souvent qu’autrement. Ainsi, pour des raisons normatives, la théorie et la pratique queers tendent de plus en plus à ignorer les conditions matérielles de la production et de la lutte queer ainsi que les stratagèmes et tactiques ouvertement hostiles des adversaires droitistes. Le plus souvent, la tendance angélique s’occupe à surveiller (et à punir) les initiatives queers et progressistes

Nous venons de dire que cette tendance est exprimée en termes des droits humains, mais qu’elle se nourrit des philosophies de la différence et de l’anti-universalisme associées à l’antihumanisme français. Ainsi, en plus d’insister sur la concordance absolue des moyens et des fins, on redéfinit l’animal politique comme étant avant tout un être radicalement unique et vulnérable. De plus, la vulnérabilité de l’individu lui est unique et particulière vu la nature intersectionnelle de la formation d’identité, de la violence, et de l’oppression qui sont largement reconnues dans les sciences sociales.[28] Il n’est pas exagéré de dire que l’individu est individu principalement en fonction de la particularité des oppressions et des blessures qui lui sont infligées. Ainsi, si la pratique préfiguratrice envisage un état parfait de respect et d’accommodation pour toutes les personnes, alors elle vise, comme but politique, une société qui respecte et qui accommode les diverses et uniques vulnérabilités des individus. De ce fait, les moyens politiques doivent eux aussi respecter et accommoder toutes ces uniques vulnérabilités.[29]

Il y a ici un élément épistémologique. La particularité radicale des individus leur accorde un privilège épistémologique, de sorte que personne d’autre ne puisse leur dire ce qui constitue ou non une violence à leur égard. Par exemple – et nous sommes d’accord sur ce point – les blancs doivent, toutes choses égales par ailleurs, s’en remettre aux personnes de couleur en ce qui concerne les questions de racisme. Pourtant, dans les méditations les plus réfléchies sur l’épistémologie du point de vue – par exemple celles de Patricia Hill Collins[30] et de Joey Sprague[31] – ce privilège n’est pas conçu en fonction d’un point de vue privé et hermétiquement scellé. Au contraire, il serait plausible de le considérer comme un point de départ pour des discussions productrices bien que difficiles, et non comme un moyen de réduire les adversaires au silence. Mais dans la mesure où l’entrecroisement des systèmes d’oppression se prête, pour le meilleur ou pour le pire, à une interprétation cumulative (auquel cas une personne soumise à un plus grand nombre de vecteurs d’oppression serait plus opprimée), la supposition d’un privilège épistémologique s’applique à certains membres de la communauté plus qu’à d’autres. Ainsi, les membres les plus marginalisés et les plus vulnérables de la communauté deviennent son avant-garde épistémologique.

            Cependant, il ne s’agit pas uniquement d’une question épistémologique. Comme nous l’avons déjà vu, elle comporte aussi un aspect normatif. La vulnérabilité de l’individu englobe ses traumatismes et ses sensibilités, et on qualifie donc la parole et l’acte provocateurs de « violences » ou de « violences latérales » lorsqu’elles surviennent à l’intérieur du groupe ou entre différents groupes marginalisés. En conséquence, le but premier de la politique progressiste devient d’assurer la sécurité des membres de la communauté politique selon leurs divers besoins, dont chacun est le spécialiste souverain et absolu. Comme nous l’avons noté, la micro-communauté des activistes est aux premières lignes de cette campagne pour la sécurité ; c’est donc là où le mouvement commence.

Mais le plus souvent, c’est aussi là qu’il se termine puisque la rigueur politique de l’angélisme moral mène finalement à une autocritique sans fin, à des purifications et à des purges du groupe d’initiés. Si la philosophie des droits humains qui sous-tend l’angélisme queer s’étend jusqu’au droit de ne pas être provoqué ou offensé par les autres activistes, et si les moyens de l’activisme politique doivent correspondre strictement à la bonté des fins, alors ceux qui exigent le respect le plus intransigeant de leurs vulnérabilités deviennent de facto l’avant-garde morale et politique de la communauté. Puisqu’un plus grand nombre de vecteurs d’oppression confère un plus grand privilège épistémologique en plus d’une plus grande part d’oppression et de vulnérabilité, et puisque le contenu moral de l’angélisme queer se réduit à une philosophie des droits humains fondée sur la reconnaissance de cette oppression et de cette vulnérabilité, l’avant-garde épistémologique et l’avant-garde morale ne font qu’une.

Soyons clair : ce que nous avons appelé l’angélisme moral queer n’a pas tort de dire que les individus sont vulnérables ou que les diverses vulnérabilités, identités et oppressions sont intersectionnelles par nature. Il s’agit là d’affirmations descriptives tout à fait raisonnables et extrêmement utiles pour la critique sociale. Le problème se pose seulement lorsque ces affirmations prennent une dimension absolutiste à la fois épistémologique et normative, conférant la vérité et donc la droiture à la parole des personnes vulnérables. Le danger est que la particularité de l’oppression vécue en fasse un « atout » moral et épistémologique.[32] Par exemple, les activistes hétérosexuels doivent s’en remettre aux activistes queers en ce qui concerne les questions épistémologiques en rapport avec l’oppression. Mais ils doivent aussi éviter de manifester leur privilège (ce qui constitue une forme de violence) en traitant les personnes queers comme des « pompes à information » ; au contraire, ils doivent eux-mêmes « do the work » pour comprendre l’oppression queer. Jusqu’ici, tout va bien ; pourtant, selon l’interprétation absolutiste de l’épistémologie du point de vue, ils ne pourront jamais comprendre, peu importe leur effort. D’où la qualité d’« atouts » attribuée à l’oppression et à la particularité vécues, qui exigent l’obéissance et la déférence épistémique des personnes moins opprimées comme moyen de lutter contre l’oppression.

            Ces « atouts » moraux et épistémologiques se manifestent au sein du groupe sous la forme d’une gradation de la pureté et de la corruption, donc d’une hiérarchie entre dirigeants et dirigés, qui ne laisse aux dissidents aucun autre recours que de quitter le groupe. D’où l’accusation d’ultragauchisme portée dans ces pages : la communauté s’organise de plus en plus pour assurer la pureté de ses propres processus et discours, et moins souvent pour gagner des luttes particulières contre des ennemis ouvertement hostiles dans un champ de bataille matériel. En effet, elle préfère souvent la défaite au compromis, comme le démontrent très bien l’activisme étudiant et les infoshops contemporains. Bien que les objectifs de l’angélisme queer soient louables en tant qu’idéaux régulateurs (encore une fois au sens spécifiquement kantiste), s’ils sont interprétés de façon à subsumer tout autre objectif et principe, ils produisent souvent des impasses pratiques et cèdent ainsi le passage à des groupes politiques plus cyniques et plus réalistes. Il convient aussi de souligner comme il est facile pour ses ennemis de s’approprier cette tournure discursive. Certains éléments de la droite politique convergent ici avec la communauté queer lorsqu’ils défendent leur politique d’exclusion sur l’affirmation (d’ailleurs peut-être sincère) que les chrétiens blancs sont eux-mêmes une communauté particulière, vulnérable et minoritaire avec des besoins politiques et culturels spéciaux.

            En fin de compte, l’ultragauchisme se réduit malgré lui à une variété particulièrement néfaste de libéralisme élitiste. La reconnaissance de l’individu et de ses libertés négatives devient l’objectif central de la pensée politique queer, mais il s’établit en même temps une hiérarchie de l’importance individuelle directement proportionnelle à la somme des oppressions. Il y a là quelque chose qui ressemble à une inversion – mais non pas une contestation – du statu quo.

IV

Existe-t-il une alternative radicale queer à ce courant ultragauchiste? Les queers doivent-ils se résigner à accepter une position réformiste et ouvertement libérale s’ils tiennent à l’emporter ? Ou bien la théorie queer doit-elle céder son autonomie en tant que domaine distinctif pour devenir une branche de l’analyse sociale marxiste, du libéralisme communautaire, de l’approche capacitaire ou d’une autre tendance prétendument progressiste ?

           Nous nous contenterons ici d’esquisser une suggestion pour orienter des recherches futures. Il est surprenant, prima facie, que la théorie queer n’ait pas prêté plus d’attention aux aspects politiques des écrits de Monique Wittig. Jusqu’à présent, les discussions portant sur son œuvre ont été surtout de nature théorique, comme par exemple l’appropriation de Wittig par Judith Butler lorsqu’elle élabore la notion du phallus lesbien dans Ces corps qui comptent.[33] Pourtant, le séparatisme lesbien de Wittig est conçu en tant que programme politique positif bien qu’abstrait. Comparant la lesbienne à l’esclave fugitif, elle insiste sur le fait que l’hétérosexualité constitue un régime politique et donc, puisqu’elles refusent absolument ce régime, que « les lesbiennes ne sont pas des femmes ».[34] La lesbienne serait cet être humain qui refuse de participer à la logique binaire de l’hétérosexisme, remplissant ainsi le rôle de représentante générique de l’humanité opprimée. Ainsi, le rôle de la lesbienne serait analogue à celui des prolétaires d’avant-garde dans le Manifeste du parti communiste qui n’ont rien à perdre que leurs chaînes.

            La négativité déployée par Wittig dans ce contexte est remarquable puisqu’elle est, pour parler le langage d’Alain Badiou, soustractive tout en restant universaliste.[35] La lesbienne représente l’universel justement parce qu’elle apparaît en tant qu’être humain générique et impensable selon la logique politique différentielle de la situation. En revanche, l’ultragauchisme queer – au moins sous sa forme angélique – participe pleinement à la logique de la situation en consacrant toute son énergie pour assurer la reconnaissance des droits de l’individu, même si ses objectifs et ses méthodes sont nominalement anarchiques. Les précieuses libertés de l’angélisme queer sont étroitement liées au besoin d’être reconnu.e par le dispositif réglementaire ainsi qu’à son langage, tandis que la lesbienne de Wittig y échappe tout simplement.

Certaines questions essentielles se posent ici et devront faire l’objet de recherches futures : des dizaines d’années plus tard, la lesbienne de Wittig représente-t-el/le toujours les réalités de la subjectivité queer ? Évite-t-elle de se faire assimiler à la situation en tant qu’un de ses éléments ? Et si el/le l’évite, risque-t-el/le de reproduire quelque chose qui ressemble à l’ultragauchisme d’Edelman – c’est-à-dire une négativité résolue au détriment d’un mouvement dialectique vers un meilleur futur ? La logique de Wittig doit être examinée sur ces points. Mais pour l’instant, il suffit de dire qu’en s’échappant, la lesbienne n’échappe à rien de moins qu’au régime qui cherche à dominer sa vie par la différentiation.

V

            Voici donc le bilan : la théorie queer est assaillie par un courant ultragauchiste qui la paralyse sur le plan politique. Son absolutisme mène à un usage politique de la négativité qui finit par néantiser l’activisme queer et promouvoir un élitisme crypto-libéral, ce qui donne lieu à la tentation de démissionner, d’abandonner l’activisme radical en faveur du réformisme ou bien de céder l’autonomie de la théorie queer à un autre cadre théorique révolutionnaire ou progressif. Mais il existe une autre option qui n’est pas forcément exclue, à savoir d’essayer de s’échapper vers une position véritablement révolutionnaire et spécifiquement queer.

Il reste peut-être certains termes de références révolutionnaires à explorer dans le canon queer. À cet égard, l’organisation queer soustractive suggérée par l’œuvre de Monique Wittig est particulièrement intéressante. Il reste à déterminer si la politique de Wittig échappe à la logique de l’ultragauchisme. Une fois ce problème résolu, une question difficile mais exaltante doit se poser : cette humanité générique qui survient dans l’opération soustractive queer, comment peut-on la soutenir ou la maintenir au fil du temps ?

Notes :

[1] Pour une introduction à la question de la futurité queer, le lecteur intéressé devrait consulter Queer Futures, réalisé par Yekani et Kilian (Ashgate, 2013), ainsi que l’ouvrage de José Esteban Muñoz intitulé Cruising Utopia : The Then and There of Queer Futurity (New York University Press, 2009).

[2] Lénine, http://marxists.org/francais/lenin/works/1920/04/gauchisme.htm

[3] En guise d’exemple d’un mouvement communautaire parmi les travailleurs et travailleuses du sexe du Canada, citons le groupe POWER (Prostitué-es d’Ottawa/Gatineau travaillent, éduquent et résistent). Voir : http://www.powerottawa.ca/

[4] http://www.charlatan.ca/2014/03/carleton-cancels-dan-savage-event-after-students-speak-out/(Accédé le 6 novembre, 2014).

[5] G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit (France: Gallimard, 1993)pp.515-525.

[6] Edelman, No Future p. 2. Toutes les traductions du texte d’Edelman sont de notre main (NdT).

[7] Paris : Éditions Payot & Rivages, 2010a.

[8] Freud, La sexualité infantile (Paris: Éditions Payot & Rivages, 2011), pp. 53-65, 80-81.

[9] Freud 2010a, p.136

[10] Freud 2010a, pp. 96-100.

[11] Edelman 2004, pp. 33-66.

[12] Ibid. p.25.

[13] Ibid. p.31.

[14] Ibid. p.31.

[15] Ibid. p.30.

[16] Ibid. p.30.

[17] Louis Althusser, Sur la reproduction (Paris: Presses Universitaires de France, 2011).

[18] Freud, Dora : Fragment d’une analyse d’hystérie (Paris : Payot &Rivages, 2010b), p.121-122.

[19] Pour une expression canonique de cette critique, voir l’ouvrage de Muñoz cité ci-haut.

[20] Lauren Berlant et Lee Edelman, Sex, or the Unbearable (Duke University Press, 2014).

[21] Pour l’histoire canonique du militarisme queer en France depuis 1968, voir Le rose et le noir : les homosexuels en France depuis 1968 de Frédéric Martel (Seuil, 2008)

[22] Le terme « humanisme » désigne tout discours ou mode de pensée qui place l’humanité, en tant que notion abstraite, au centre conceptuel de la science, de l’histoire ou de l’éthique. Généralement parlant, il y a eu tendance, dans la pensée française du XXe siècle, à critiquer ou à abandonner l’humanisme – non pas pour être cruellement « inhumain », mais plutôt pour défendre et ennoblir les individus contre les prétentions d’une humanité universelle. En somme, l’antihumanisme français était et reste encore une défense de la différence humaine.

[23] Badiou, Théorie du sujet. (Paris: Seuil, 2008).

[24] Les écrits de Cindy Milsteinoffrent une introduction accessible et édifiante au concept de la politique préfiguratrice : https://cbmilstein.wordpress.com/

[25] Certains jeunes anarchistes abandonnent aussi la futurité dans un autre sens pour des raisons empiriques plutôt que doctrinales ; étant donné l’état actuel du monde, ils pensent littéralement qu’ils n’atteindront pas la vieillesse. Comparons le No Future d’Edelman à la missive de Cindy Milstein portant le titre frappant « No Future but Now » : « Je pense souvent à une conversation qui a eu lieu il y a quelques années entre plusieurs jeunes anarchistes et un anarchiste plus âgé. Les jeunes anarchistes lui expliquaient toutes les raisons pour lesquelles ils n’auraient ‘pas de futur’. Ils répétaient qu’ils doutaient pouvoir atteindre la vieillesse. Au bout d’une heure environ, l’anarchiste plus âgé leur a demandé : ‘Mais alors pourquoi vous intéressez-vous à la politique ? Pourquoi vous organisez-vous ?’ Alors un grand sourire est apparu sur le visage des plus jeunes : ‘Parce que ce monde, on peut tant l’améliorer dans le temps qu’il nous reste.’» https://cbmilstein.wordpress.com/2015/10/15/no-future-but-now/(Accédé le 15 octobre 2015).

[26] Avishai Margalit, Du compromis et des compromise pourris : Réflexion sur les paix justes et injustes. Trad. Frédéric Joly. (Paris : Éditions Denoël, 2012).

[27] Ibid. pp.182-212.

[28] Kimberle Crenshaw, “Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color”. http://socialdifference.columbia.edu/files/socialdiff/projects/Article__Mapping_the_ Margins_by_Kimblere_Crenshaw.pdf. (Consulté le 16 octobre 2015).

[29]Dans ce qui paraît être une manifestation extrême de cette logique, le Mount Holyoke College, collège d’arts libéraux pour les femmes qui accepte les hommes trans et les femmes trans, a annulé une performance de The Vagina Monologues, reprochant à la pièce d’exclure les personnes trans : http://www.advocate.com/arts-entertainment/theater/2015/ 01/21/college-cancels-vagina-monologues-not-being-trans-inclusive (Consulté le 20 octobre 2015).

[30] Collins, Black Feminist Thought: Knowledge, Consciousness, and the Politics of Empowerment 2nd ed. (Routledge, 2000).

[31] Sprague, Feminist Methodologies for Critical Researchers (AltaMira 2005).

[32] Le terme « atout » (trump) est employé dans le sens que lui donne Ronald Dworkin, c’est-à-dire pour désigner une immunité inviolable (NdT).

[33]Amsterdam, 2009.

[34] Wittig, La pensée straight, p.67.

[35] Cf. François Wahl, « Le soustractif » dans Alain Badiou, Conditions (Paris : Seuil, 1992), pp.9-54.

RPQ #2

Lettre à Nouk (et à Ovidie), sur le couple, le manque, la jalousie et l’anarchie relationnelle

Ma chère Nouk,

 Tu me poses beaucoup de questions, je n’ai pas beaucoup de réponses, mais je peux déjà te raconter ce que je traverse et qui me traverse depuis que je me suis engagée vers des relations anarchiques.

J’ai toujours vécu jusqu’à aujourd’hui, donc jusqu’à mes 35 ans, mes relations amoureuses comme des relations conjugales, exclusives d’abord, puis non-exclusives ou polyamoureuses si tu veux. Etre amoureux·se de plusieurs personnes ne veut pas dire que tu ne multiplies pas pour autant les situations de couple, ce dont témoigne bien l’idée de relation prioritaire ou secondaire. Aujourd’hui, je veux me défaire de la conjugalité. Et de la jalousie.

La jalousie : ce sentiment étrange, qu’on est toujours étonné·es de ressentir, qu’on a toujours l’impression de ressentir malgré nous. Emotion négative et destructrice qu’on aimerait ne pas ressentir. Mais se dire que c’est un réflexe d’appropriation propre aux relations dans un contexte capitaliste ne suffit pas à s’en détacher. C’est une émotion qui vient de nos profondeurs, qui fait vite monter les larmes et remonter nos peurs enfantines. Peurs d’être abandonné·e, de ne pas être assez aimé·e. Peur de ressentir le manque, de sentir le vide en nous s’ouvrir, à en avoir le vertige.

Faut-il donc être une personne parfaitement stable affectivement pour sortir du couple et s’engager dans des relations amoureuses anarchiques ou dans une asexualité (politique) ? Ovidie[1] fait partie des nombreuses personnes qui pensent que oui, et s’en ouvre dans son Manifeste pour s’affranchir des diktats sexuels : « Personnellement, j’applaudis des deux mains, mais c’est au-delà de mes capacités. (…) Car évidemment, sur le papier et d’un point de vue libertaire, le polyamour semble être la solution contre la volonté de possession et de contrôle de l’autre que l’on observe trop souvent au sein des couples. Sauf que cela requiert une sacrée maturité affective que nous n’avons pas tous (…).[2] Allier la théorie à nos blessures affectives n’est pas toujours aisé » (pp.51-52).

Moi, je ne suis pas « stable affectivement ». J’ai perdu mon père quand j’avais treize ans, et ça mine mes fondations affectives. Quand la personne dont je suis amoureuse m’annonce qu’elle va partir alors qu’il fait nuit, ça brûle soudainement à l’intérieur et je panique, quand je lui ai écrit et que j’attends d’elle une réponse, je laisse mon ordinateur en permanence allumé et j’actualise constamment mes mails, quand elle me raconte qu’elle a rencontré une autre personne avec qui elle partage une certaine complicité j’imagine de suite qu’elle ne voudra plus jamais me voir, et des angoisses liées à la mort reviennent me baigner comme des eaux sombres. Pour toutes ces raisons, je ne veux plus m’engager dans une relation de couple. Car c’est d’être en couple qui me fragilise et non l’inverse. Et qui parfois me met en danger. Je suis quelqu’un·e qui a trop peur de la mort pour la souhaiter, mais un jour, j’ai été prêt·e à me faire du mal et à attenter à ma vie.

On était au printemps, une nuit, au cinquième et dernier étage d’un immeuble. Pas de vis-à-vis, tout est obscur au-delà du balcon. Je ne sais plus comment c’est arrivé, simplement de la sensation d’un sentiment de panique qui s’ouvre en moi parce qu’iel ne me comprend pas, et je suis saisie par le sentiment qu’il faut que je parte, immédiatement. Iel cherche à me retenir et comme l’accès à la porte est bloqué, je ne vois plus qu’une seule issue, la fenêtre, le vide – disparaître pour faire cesser la douleur. Je suis en mouvement, mais quelque chose m’arrête, je crois que c’est un sentiment d’horreur devant ce qui est en train de se passer, qui nous saisit tou·tes les deux.

Depuis, j’ai décidé de vivre mes relations de manière anarchique, c’est-à-dire sans établir de hiérarchie entre les personnes avec lesquelles je suis en relation, quelle que soit la nature du lien que j’ai avec elles, et en m’efforçant de ne pas mettre de nom sur les types de relation que je vis, ou en tout cas pas les noms que l’on me propose. J’en ai « décidé », oui, malgré ce qu’affirme Ovidie : « Etre polyamoureux ou au contraire totalement exclusif, dit-elle, ne relève pas d’un choix rationnel. L’amour est un désir primitif, sans raison. Il est difficilement contrôlable au même titre que d’autres sensations brutes telles que la douleur, la faim ou la soif » (p.52). Bien sûr que si, on choisit ou pas d’être polyamoureux·se, puisque l’option unique, celle à laquelle on nous éduque depuis tout petit·es, c’est le couple. Adolescent·e, j’ai été rudement malmené·e pour ne pas vouloir me conformer au couple dans mes relations aux autres, je me suis fait·e traiter publiquement de salope, et j’ai subi de la violence sexuelle. Je suis donc rentré·e, pour un temps, dans le rang.

L’amour serait un désir primitif… non, le désir est un désir, mais pas l’amour, ce n’est pas uniquement cela, et ce n’est pas non plus un événement naturel et incontrôlable de notre corps. Je m’en suis convaincu un jour que j’étais malheureux·se comme les pierres parce que la personne que j’aimais venait de m’annoncer qu’elle partait s’installer, pour des raisons politiques, à plusieurs centaines de kilomètres de chez moi. Je lui en voulais, je la détestais, je me détestais aussi. Liv Strömquist m’a alors murmuré à l’oreille que l’amour qui se transforme en haine est un amour égoïste et qu’un amour altruiste conduit à se réjouir quand une personne que l’on aime désire partir loin de nous pour suivre une idée qui lui tient à cœur. Strömquist parle[3], je crois, du projet d’aller vivre nu·e au bord d’un lac au milieu d’une bande de cygnes, mais je me suis quand même identifié·e. Et j’ai changé, mes sentiments ont changé, ma colère a disparu, et j’ai pu retrouver une forme d’amour en me réjouissant pour toutes les chouettes choses que cette personne allait vivre, même si c’était loin de moi. Donc c’est ça, l’amour est quelque chose qui se passe d’abord dans notre tête (même si on a des petits frissons et chaud partout en même temps) et qui n’est pas incontrôlable.

Ne pas mettre les noms que l’on me propose sur les relations que je vis… car des tas de gen·tes les mieux intentionné·es du monde sont prêt·es à mettre leurs noms sur ce que je vis. Ma petite sœur qui me dit : « Ah oui, je comprends : c’est ton plan cul ». La copine à qui je raconte ça qui insiste : « mais ce n’est pas grave si c’est ton plan cul ». La copine-collègue qui me dit : « mais si, tu peux essayer d’expliquer à ta mère ce que tu vis, tu lui dis que tu as plusieurs aventures en même temps… ». Mes relations n’ont pas de nom, je ne suis pas en couple, dans un plan cul ou une aventure, je ne m’inscris pas non plus dans une formation en V, en W, en triade ou en quadrilatère.

Je ne veux pas être jugé·e par le monde autour, mais je vais quand même dire ce que je pense en retour du fait que tout le monde autour de moi ne vit que par et pour le couple. Pourquoi ne pas plutôt me taire et laisser les gen·tes vivre en couple exclusif si ça leur chante ? Pourquoi ne pas être, à mon tour, indulgent·e[4] ? Parce qu’en fait, cette norme acceptée, souhaitée, vénérée partout m’empêche de vivre comme bon me semble, et que j’estime donc que oui, cela me concerne. Quand mon néphrologue refuse qu’une amie m’accompagne en consultation parce que je ne prétends pas qu’elle est ma conjointe, et que seuls les membres de la famille sont acceptés, je suis discriminé·e parce que je refuse le couple et que tout le monde autour l’accepte. Pourquoi le fait de coucher avec une personne ferait-il d’elle un membre de ma famille ? Pourquoi serais-je plus proche d’elle que de cette amie que je connais depuis plusieurs années et en qui j’ai confiance ? Pourquoi est-ce que lorsque ma mère part en vacances avec un couple d’ami·es, i·elles divisent en deux chaque note et qu’elle doit payer une moitié et non un tiers ? Le fantôme de mon père doit-il aussi payer sa part ? Pourquoi est-ce que si je ne suis pas en couple j’apparais comme une menace pour l’un ou l’autre partenaire d’un couple, pourquoi est-ce que leur jalousie me fait me sentir déplacé·e ? Et pourquoi est-ce qu’à minuit le soir du Réveillon, je me retrouve seul·e debout au milieu de couples qui s’enlacent ? Pourquoi est-ce que lorsque je fais une blague à une amie en couple elle se tourne vers son copain pour rire ? En fait, leur exclusivité est d’abord mon exclusion. Il n’est donc pas question que je sois « indulgent·e ».

Aujourd’hui, je suis célibataire, selon la terminologie habituelle et celle d’Ovidie, ce que moi j’appelle plutôt a-sexuel·le justement pour ne pas faire référence à un couple. Mais si demain je rencontre une personne, comment ne pas former un couple ? Faut-il que j’en rencontre immédiatement une deuxième ? Déjà, je pense qu’il faut ouvrir les mots-boîtes noires comme « rencontrer ». Qu’est-ce que ça veut dire rencontrer ? On sait bien, mais en même temps on ne sait pas. C’est faire la connaissance de quelqu’un·e, bien sûr, mais en même temps un peu plus. C’est coucher ensemble ou avoir envie de le faire. C’est avoir envie de connaître et de faire connaître nos univers, avoir envie de faire des choses ensemble. * C’est se manquer. C’est passer le samedi soir et le dimanche matin ensemble. C’est s’avertir en priorité quand quelque chose arrive dans nos vies. C’est apparaître dans l’espace public ou auprès de nos proches en donnant des signes du lien (en se tenant la main, en s’enlaçant, en se donnant des surnoms, etc.). Un peu plus tard, c’est habiter ensemble, dormir dans le même lit. Partir ensemble en vacances ou en action. Se prévenir quand on ne rentre pas le soir, et se tenir mutuellement au courant de l’endroit où on se trouve. Raviver la flamme quand elle menace de s’éteindre… A partir de l’étoile * se trouve à mon avis tout ce qui relève de la conjugalité, ou de ce que mes facétieuses copines E. & A. nomment la conjugalerie. Cela, on peut s’en passer. On peut se plaire à faire l’amour avec une personne et/ou prendre plaisir à lui faire découvrir son goût immodéré pour le metal fusion sans que nos samedis soirs ne lui soient automatiquement réservés. On peut habiter, même passé 30 ans, avec des personnes avec qui l’on ne couche pas. On peut avoir une maladie grave et que les personnes qui viennent nous voir jusqu’à nos derniers instants en soins palliatifs ne soient pas notre conjoint·e ou des membres de notre famille.

Alors bien sûr, il y a le confort du couple. Rymke Wiersma le décrit très bien et très courageusement dans Au-delà du personnel, alors qu’elle a dû faire de la place, dans le couple qu’elle formait avec Weia, à Simone : « Ma petite place au chaud près de Weia. Ce bel îlot où l’attention réciproque coule de source. Ce lieu où il n’est pas nécessaire de trouver un arrangement pénible pour savoir qui dort avec qui, ni de discuter pendant des heures et des heures pour dissiper un malentendu. L’idée que nous puissions partir en vacances et nous suffire à nous-mêmes, pendant des semaines. L’exquise sensation que, pour elle, être avec moi est la plus agréable des choses à faire. Ce si joli sentiment de symétrie : tu es ma préférée, je suis ta préférée. Parfois, cet îlot me manque. Pourtant, je ne doute jamais du bien-fondé de l’amour libre. Je regrette quelquefois de ne plus occuper aux yeux de Weia cette première place que j’affectionnais » (p.171). Mais elle dit aussi : « J’oublie de raconter à quel point la relation que nous entretenons, Weia, Simone et moi, peut être belle et agréable. Nous passons ensemble des heures d’une rare intensité, en discutant, en pleurant, en nous câlinant. Et l’image qui en ressort n’est pas celle de Weia en compagnie de ses deux maîtresses, mais celle d’une amitié profonde qui nous unit toutes les trois »,  et elle ajoute : « Non, la voie que nous avons choisie n’est pas la plus facile, mais je n’en imagine pas de plus belle. » (p.172).

Le confort, c’est aussi celui qui naît du vernis de légitimité qui recouvre comme par magie les personnes qui s’affichent en couple. Elles font immédiatement plus mûres, plus adultes, plus responsables. On leur confie des tâches plus importantes, elles paraissent plus dignes de confiance. En retour, lorsqu’on ne s’affiche pas en couple et qu’on ne témoigne d’aucune intention dans ce sens, on paraît inconstant·e, peu fiable, nombriliste. Une collègue-copine me demande devant d’autres de lui expliquer, « en tant que membre d’une génération qui refuse le couple » (on a pourtant le même âge), comment ça se passe sur Tinder ou Grindr, alors que tout ce beau monde sait parfaitement que mon dumb phone ne me permet que de passer des appels et recevoir des sms, et encore, sans pouvoir lire les émoticônes les plus récentes[5]. Une collègue tout court me reproche d’être égoïste parce que je refuse d’avoir une famille. Et qui c’est qui irait aux marches de nuit, aux réunions du conservatoire et aux conseils de quartier le samedi matin si tout le monde avait « une famille » ? Qui s’occuperait d’assurer les permanences syndicales, de recevoir les commandes de la coop, et de rendre fous les policiers devant la place de la gare ? Qui accompagnerait M. au commissariat un jour férié parce qu’elle s’est fait agresser, puis à l’hôpital pour obtenir un certificat (mais pas question d’entrer dans les services puisque je ne suis pas un membre de la famille !), puis de nouveau au commissariat ? Le couple, la famille, rendent indisponibles au monde extérieur, tout en donnant les apparences d’une fiabilité à toute épreuve.

Légitimité et exclusion se combinent dans les moments critiques, comme ce samedi soir terrible où mon amie V., qui devait me rejoindre pour sortir faire la fête, a fait une rupture d’anévrisme. Son conjoint et père de son enfant a été averti en priorité, ce que je comprends. Mais je n’ai moi, jamais pu l’approcher avant son réveil une semaine plus tard. Je n’ai jamais eu l’autorisation de la rejoindre à l’hôpital, condamnée à attendre les nouvelles au compte-goutte, par sms puis par mail dans les jours qui ont suivi l’accident. Je me souviens seulement d’un grand blanc, une terreur blanche, la sensation de sentir de manière empathique le sang chaud se répandre dans mon crâne et mon visage, et le sentiment violent de l’injustice de ne pas pouvoir être près d’elle. J’aurais juste voulu être près d’elle. J’ai pris conscience ce soir-là du barrage insurmontable que crée le couple. Et je me demande pourquoi nous ne pouvons pas être ensemble, sans hiérarchie, face à la mort comme face à la vie.

 

[1] Libres ! avec Diglee, sep 2017, ed. Delcourt.

[2] « J’en ai vu craquer plus d’un·e, même en milieu militant. Tentez de vanter les bienfaits du polyamour à une personne qui souffre d’insécurité affective et vous verrez que vos arguments n’y feront rien. Par ailleurs, il me semble que demander à cette personne de « travailler sur elle-même » afin de mieux correspondre à ce type de relation est une forme de violence. Encore une fois, chacun fait ce qu’il veut, et surtout ce qu’il peut. Et ce que nous sommes prêts à vivre ne correspond pas forcément à nos idéaux » (p.52)

[3] Dans Les sentiments du Prince Charles, mai 2016, ed. Rackham.

[4] C’est aussi une réponse à Ovidie : « Alors couple exclusif, polyamour, célibat endurci, nous évoluons en fonction des rencontres et des périodes de notre vie et n’avons certainement pas à être jugés par qui que ce soit. Un peu d’indulgence, je vous prie » (p.52)

[5] Pour le coup, je ne juge pas les personnes qui passent par Tinder ou Grindr pour rencontrer (sexuellement) d’autres personnes, d’autant que nous subissons le même déficit de légitimité sociale.