Émilie Dionne est chercheure postdoctorale au département de médecine familiale de l’Université McGill. Elle détient un doctorat en pensée sociale et politique et une maîtrise en sciences politiques. Ses intérêts de recherche portent sur la méthodologie en recherche qualitative, l’éthique de la vulnérabilité, la précarité, et la pensée féministe. Ses travaux actuels portent sur l’amélioration de l’accès aux soins de santé et l’amélioration des soins de santé pour les populations vulnérables qui ont des problèmes d’accès, et la transition en matière de soins pour les adolescents et les jeunes adultes qui transitionnent vers l’âge adulte.
Les études de genre et les études féministes ont acquis une structure départementale unique dans les universités occidentales. Il semble que le féminisme jouisse d’une reconnaissance intellectuelle comme champ unique de recherche. L’institutionnalisation des études féministes a nécessairement entraîné un effet sur le projet féministe — mais de quelle nature est ce dernier ? Est-il possible que l’institutionnalisation ait un effet négatif, néfaste, sur le féminisme ?
C’est la question que se sont posées Rosemarie Buikema et Iris van der Tuin (2014). Les deux auteures ont mené une étude substantielle sur la situation des intellectuelles dans les départements d’études de genre des universités européennes. Elles examinent les divers effets de l’institutionnalisation, sur la connaissance, l’épistémologie, le féminisme comme courant politique, militant, mais aussi esthétique, et sur les femmes (comme personnes, féministes, et chercheur·e·s). Leur étude souligne que l’adoption de modes de gouvernance de type corporatif par les conseils d’administration des universités a eu pour effet d’accroître et d’exacerber la précarité des intellectuelles. Cette précarité, comme elles le dévoilent, a des effets non négligeables, voire néfastes, sur la connaissance, mais aussi sur le féminisme, son projet critique et éthique.
Cet article prend les résultats de leur recherche comme point de départ pour susciter une réflexion féministe quant aux effets sensibles[i] (corporels, affectifs ; réels) de l’institutionnalisation des études féministes, couplés à l’enjeu de la précarité dans une perspective plus globale (écologique, notamment). Plus précisément, nous cherchons d’abord à souligner la dimension nébuleuse, élusive, et différentielle de la précarité (soit les formes différenciées qu’elle prend et les manières dont elle touche les féministes, les intellectuelles). Plus, ce sont aux effets corporels de cette précarité que nous porterons notre attention.
Les effets corporels nous intéressent en ce qu’ils disposent une personne à certaines choses et pas à d’autres (elle sera sensibilisée à certains enjeux, donc pourra en être la témoin, alors que d’autres demeureront invisibles pour elle) : non seulement la précarité ne compte pas de la même manière pour toutes, pas plus pour les intellectuelles œuvrant au sein des départements d’études de genre, mais on peut aussi penser à la manière dont l’institutionnalisation de ce champ d’études, de ce projet critique, a eu pour conséquence de restreindre l’accès de certaines personnes au féminisme, des personnes qui cadraient moins, pas, ou difficilement, avec les exigences du monde universitaire, d’autant plus alors que ce dernier connaît une restructuration vers un mode corporatif de gestion.
La précarité étant un enjeu multidimensionnel difficile à cerner qui est au cœur de la préoccupation d’un nombre grandissant de penseur·e·s dans plus d’une discipline, cet article trace les lignes pour entamer une réponse à la précarité. La précarité a une portée ontologique ; elle est faiseuse de mondes, de corps aussi, de subjectivité. D’abord condition donnée du vivant, la précarité s’est transmutée ; sa configuration actuelle (dans le sensible) en a fait un enjeu qui a force d’agir (en plus d’être multidimensionnel). Autrement dit, cet enjeu s’articule tel un agencement « sens-matière » ayant force d’affectation dans un monde ouvert, dynamique. Ce faisant, il participe à la matérialisation du monde, ainsi qu’aux diverses manières, non équivalentes et différentielles, dont ce monde et ce qui le peuple viennent à compter. Notre argument est le suivant : la configuration actuelle de la précarité a des effets ontologiques qui sont aussi (et nécessairement) éthiques et politiques. Celui sur lequel nous portons l’attention du lectorat est que la précarité participe à la configuration de la réalité sensible à partir de laquelle la personne émerge, « personne » ici comprise comme projet se déployant dans le fond et fait du monde (avec le monde aussi, toutefois ; nous y reviendrons). Cette réalité sensible que nous appelons « corpo-réalité », terme par lequel nous entendons que la réalité sensible d’une personne, qui fait la personne, est vulnérable et précaire, dans la configuration actuelle de nos mondes ; mais plus encore, elle crée de la précarité, elle est précarisante en plus d’être elle-même précaire[ii].
Ces effets sont des « réalités matérielles ». Les effets s’inscrivent dans le réel (et forment ce réel). Ils sont irréversibles, donc éthiques. Il va sans dire que les effets matériels ont tout lieu d’inquiéter. Si la précarité engendre des processus de mort (p. ex. : dépérissement de la vie, empoisonnement toxique ; une foncière incapacité à vivre sainement), c’est dire qu’elle crée des mondes malades. Elle fait du monde un monde de mort, ce dernier étant ouvert, dynamique ; toujours en voie de devenir, en matérialisation, il est in-déterminé, et peut devenir de multiples façons[iii]. Dans sa condition d’ouverture, il est vulnérable, peut être affecté, et ces effets comptent (ils s’articulent dans le réel, forment le réel).
Ces effets matériels préoccupent grandement les féministes du nouveau matérialisme et des sciences. Elles sont loin d’être les seules. Toutefois, leur approche se démarque des autres interventions en ce sens qu’elles s’intéressent pour leur part à la force d’agir de la matière. Critiques des approches du constructivisme social et des théories du langage, des auteures comme Donna Haraway (1997, 2004, 2008) et Karen Barad (2007) (pour ne nommer que ces deux-ci) s’inquiètent de ce que les penseur·e·s critiques en sciences sociales aient abandonné la matière. Barad s’insurge notamment du fait que la seule chose qui ne semble plus compter, c’est précisément la matière (« the only thing that doesn’t matter is matter » (Barad 2007). Ces auteurs·e·s avancent qu’il faut s’intéresser à la matière, se préoccuper de ce qu’elle est, mais plus encore, de ce qu’elle fait. Il ne s’agit donc pas seulement d’un examen des tentatives de représentation de cette dernière, des discours, mais d’un travail intime, en profondeur, et engagé avec la matière, visant à aller au « cœur des choses », littéralement.
Notre article sera divisé en quatre points. D’abord, nous dressons l’examen de la précarité, enjeu multidimensionnel qui est loin de faire l’unanimité parmi les penseur·e·s. Ensuite, nous traçons les effets corporels (sensibles, affectifs, agentifs) de la précarité, sa participation dans la configuration d’une corpo-réalité précaire à partir de laquelle le projet subjectif (la personne) devient. Face à cette configuration sensible, nous invoquons la contribution des approches féministes du nouveau matérialisme[iv], lesquelles nous offrent une voie alternative de matérialisation, pour affecter autrement la trajectoire précaire de matérialisation de la matière sur laquelle le monde est engagé. Pour ce faire, nous proposons une culture départementale du tissage, à initier dans les départements d’études féministes et de genre, mais qui est loin de se limiter à ces seules enclaves.
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La précarité, un enjeu multidimensionnel: Vers une nouvelle ontologie précaire
Plusieurs auteures (Judith Butler 2004, 2009, 2012 ; Lauren Berlant 2007, 2011 ; Braidotti 2013 ; Lorey 2006, 2011 ; Jasbir Puar 2011) ont examiné le sujet complexe et noueux de la précarité. Enjeu multiple, nébuleux, la précarité atteste d’une nouvelle condition ontologique, laquelle indique que les zones de vulnérabilité du vivant se sont tellement rapprochées qu’elles sont désormais irrévocablement imbriquées, entrelacées. Impossible de les séparer, de revenir en arrière, même de les examiner séparément ou de répondre aux enjeux soulevés séparément, en ignorant les autres dimensions. Nous invoquons ici bien sûr l’environnement, enjeu lui-même multidimensionnel, mais aussi l’économie propre aux sociétés du capitalisme avancé (précarisation du travail, insécurité des marchés boursiers, fraude financière, exploitation des populations vulnérables) et la politique, que ce soit aux niveaux national, transnational, ou international (les flux migratoires, les enjeux de citoyenneté, les libertés et droits de la personne, la sécurité, l’instabilité politique, les conflits, le terrorisme). Et nous sommes encore loin d’avoir ici un portrait complet ! Sous cet angle, plusieurs ont déclaré que nous sommes entrés dans une nouvelle ère ontologique, nouvelles conditions de la vie et de l’existence humaine, qui sont précaires.
Que la précarité soit la condition du vivant, peu remettent ce fait en doute. Ce qui caractérise toutefois les sociétés d’aujourd’hui, c’est l’imbrication des conditions de vie, et la dimension accélérée, exacerbée, intensifiée et irrévocable de cette imbrication. Une situation d’enchevêtrements, donc, si complexe et totale que la précarité ontologique du vivant est continuellement et irrévocablement activée, attisée.
Pour l’auteure Diprose (2002, 2011) et d’autres (Butler notamment ; Ann Murphy aussi 2011), être précaire, c’est se retrouver incapable de réponses, incapable de répondre alors même que la réponse est ontologique, ce qu’est le vivant (l’humain, pour des existentialistes comme Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir), ce qu’il fait et qui le fait. L’enchevêtrement des conditions de la vie a pour effet d’enchaîner les communautés humaines comme non-humaines, de les mettre en chaînes. Irrévocablement enchaînée à celle de l’autre (et de l’autrement), la vie de l’autre devient condition de vie du soi. Mais quelles sont les conditions de vie de chacun.e ? Sont-elles les mêmes ? Équivalentes ? Justes ? C’est la question.
Pour la philosophe Judith Butler (2004, 2009, 2012), la vie de l’autre est nécessaire à la vie de soi, au soi, mais ce rapport est loin d’être symétrique, équivalent, voire éthique. Sans relater ici l’entièreté de son propos (ou projet), nous dressons quand même un certain nombre de constats. En invoquant ici les travaux de l’auteure Isabel Lorey (2006, 2011), laquelle s’est aussi penchée sur la précarité à partir des travaux de Butler, nous nous intéressons spécifiquement à la manière dont s’articule la précarité dans les mondes d’aujourd’hui en examinant la situation de la travailleuse autonome, créative, situation qui correspond bien à celle des penseur·e·s dans les universités. Bien que ce soit aux travailleur·e·s du domaine culturel que s’intéresse Lorey, nous dressons les parallèles entre la situation (notamment les comportements) qu’elle décrit, et le monde universitaire. Enfin, nous montrons en quoi le portrait qu’elle peint est inspirant et utile dans la perspective d’articuler une réponse de la part des penseur·e·s en milieu universiaitre.
Lorey propose de tracer trois dimensions à la précarité butlerienne[v]. Ces dimensions démontrent que même si elles sont critiques de la précarité, la nature élusive de cette dernière a pour effet d’affecter les féministes (et le féminisme) dans son devenir. Ces effets, loin d’être aisés à contrecarrer, à neutraliser, sont d’autant plus inquiétants qu’ils tendent à être minimisés, voire ignorer, par le féminisme[vi]. Première dimension de la précarité, l’ontoprécarité (precariousness). Cette première dimension englobe les conditions du vivant en tant qu’entité organique, donc vulnérable. L’être humain, être vivant, vit et mourra. Il peut être blessé, il souffre, il est et peut être malade. Jeté dans un monde qui est ouvert et dynamique (en devenir), il est vulnérable. Il est aussi situé au sein d’une inaliénable dynamique de relationnalité ; dépendances mutuelles, interdépendances ; sa vie — les conditions de sa vie — est liée à celles des autres, vivants comme non-vivants (sa mort, aussi, donc). Ce corps est ouvert sur l’autre qui peut à tout moment l’affecter (Butler 2012; Diprose 2012; Lorey 2011). L’ontoprécarité comprend donc deux dimensions qui peuvent attiser la vulnérabilité de l’être humain et le plonger dans la précarité : une dimension biologique (métabolisme) et une dimension sociale (relationnalité).
À cela, Lorey ajoute une troisième dimension, l’ordre précaire[vii]. Les forces hégémoniques ont force d’influence sur l’actualisation de la précarité. Leur perspective (les actions encourues à partir de cette dernière) affecte la précarité, procédant ainsi à une distribution sociale de la précarité qui est sensible, réelle. L’ordre précaire relate donc l’ensemble des mécanismes étatiques et des modes compensatoires — les institutions sociales — visant à amenuiser, voire à neutraliser, la précarité, tant ses sources que ses expressions. Cette dimension diffère de l’ontoprécarité en ce qu’elle affecte autrement ce qui compte — le sensible (Diprose 2011). Certes, elle comprend aussi une composante sociale, les forces hégémoniques étant composées de personnes issues de groupes sociaux particuliers, dissociés selon le sexe, le genre, l’appartenance socioculturelle, la race, l’orientation sexuelle, la classe socio-économique, la culture, et ainsi de suite ; et elles affectent un nouveau partage de la précarité, qui est réelle, qui génère le sensible.
Ces groupes viennent à former les classes privilégiées de la société en matière de précarité ; au pouvoir, elles déterminent le champ des priorités, et effectivement, elles affectent le réel, ce qui compte, puisque les activités, dans le monde commun (dynamique, ouvert) a force d’affectation et d’activation sur ce monde ; il participe à sa configuration. La situation d’autorité dont elles bénéficient leur permet d’énoncer les sources de vulnérabilité (la précarité) qui comptent et celles qui ne comptent pas. Ce faisant, ces forces organisent le champ de visibilité et d’invisibilité des enjeux de la précarité : elles déterminent qui ou ce qui est précaire, de quelles formes précaires on dira qu’elles sont « ontologiques » et méritent une réponse (une intervention, une action) de la part de la société.
Ce partage est constamment (re) négocié via l’ensemble des valeurs qui dominent au sein d’une société donnée. Ces valeurs changent aussi. Cette dimension a aussi pour effet que ce ne sont pas toutes les modalités de l’ontoprécarité qui comptent comme telles dans le champ du sensible. Pensons par exemple aux effets des médias dans la détermination (et la configuration) des enjeux de la précarité, les discours politiques. Ces mécanismes sont utilisés pour transmettre des connaissances quant aux enjeux de la précarité à la population, mais surtout, ils font ces enjeux, soit : ils participent à leur configuration, à leur matérialisation.
D’autres formes de précarité existent aussi, notamment celles qui touchent les groupes en marge de la société (les groupes défavorisés, les populations vulnérables, les communautés autochtones, les femmes, les personnes de couleur, les personnes migrantes, les personnes avec une incapacité). Ces autres formes sont fréquemment obscurcies, ce qui fait qu’elles ne comptent pas de la même manière[viii]. L’ordre précaire crée et renforce les inégalités sociales en configurant l’ordre des priorités et en déterminant les zones qui recevront des ressources. Qui plus est, pour ceux et celles qui ne comptent pas dans ce champ de priorités (dont la précarité n’est pas perçue comme étant issue de l’ontoprécarité), c’est à eux et elles qu’incombe alors la responsabilité de leur précarité, de leur situation.
Une autre dimension complète le tableau de Lorey. C’est la gouvernance précaire. S’inspirant des travaux de Michel Foucault, Lorey explique qu’un mode de gouvernance est singulier à chaque contexte social ; chaque contexte social a un mode de gouvernance qui lui est propre, et celui-ci fluctue. Cette notion englobe aussi celle de « mode d’assujettissement [ix] », aussi spécifique à la situation donnée. Dans le contexte des sociétés du capitalisme avancé, précaire comme en atteste notamment la croissante précarisation du travail, Lorey considère qu’un nouveau « mode de gouvernance » est en émergence : la gouvernance précaire. Elle avance ainsi que loin d’avoir enrayé la figure idéalisée de l’individu bourgeois, souverain et propriétaire de soi, les sociétés du capitalisme avancé continuent d’opérer sous la force pernicieuse de cette figure, qui nourrit les imaginaires sociaux, de sorte que c’est à partir de cette figure que la personne dans les sociétés du capitalisme avancé se conçoit et se déploie, qu’elle le fait face à la précarité. Concrètement, cela signifie qu’en combinant la précarité à l’idéal de l’individu bourgeois, la gouvernementalité prend la forme d’une gouvernementalité précarisante, qui crée un soi — et du soi — précaire. Ce mode de gouvernance se déploie dans le monde en exacerbant sa propre précarité, mais il participe aussi à l’accroissement de la précarité des autres. Voilà qui est d’autant plus troublant que la précarité prend des formes diverses et non équivalentes pour les différents groupes, et que toutes ses formes ne comptent pas de la même manière (matériellement et discursivement).
Pour illustrer son propos, Lorey se tourne vers les travailleur·e·s autonomes dans le domaine culturel. Nous jugeons son cas d’étude pertinent pour cet article, qui aborde la situation des penseur·e·s dans les départements d’études, parce que, comme nous le verrons, il existe plusieurs points de similitudes entre le travail autonome et créatif dans le domaine culturel et celui de la recherche. Lorey explique que les travailleur·e·s autonomes ont tendance à opter pour des conditions de travail qui accroissent et génèrent de la précarité. Se plongeant dans l’ignorance quant aux effets divers de la précarité, elles justifient le recours à des conditions de travail comme la flexibilité et la polyvalence, l’absence d’horaire fixe, en les présentant comme des conditions favorables, même nécessaires, au travail créatif, à l’innovation. Toutefois, elles ignorent les effets multiples (notamment précarisants) de telles conditions. L’instabilité, autrement dit, engendre de l’instabilité à plusieurs niveaux, qui dépassent le cadre du travail. Qui plus est, ces conditions de travail ignorent aussi la manière dont peut évoluer, changer, la vie d’une personne, et ce dont elle aura besoin plus tard, de quelles ressources elle aura besoin. Le travail créatif, dira-t-on donc, requiert la flexibilité. Il ne s’agit pas d’un travail qui peut donner des fruits en se pliant à des conditions rigides de travail, des horaires et un emplacement fixes.
On nous dira que le travail autonome ne se traduit pas nécessairement par la précarité, le travail précaire. C’est vrai, mais dans les sociétés du capitalisme avancé, la productivité a force d’injonction qui surprend la personne, et son bien-être. L’enjeu du travail précaire est loin d’être un enjeu nouveau ; plusieurs chercheur·e·s s’intéressent actuellement aux modalités qui favorisent sa prolifération. C’est que le capitalisme, effectivement, bénéficie grandement de la précarisation du travail — d’autant plus facile à opérer que le mode de gouvernance en place participe de lui-même à cette précarisation et à la précarité, comme enjeu multidimensionnel et dynamique, ouvert. S’il est vrai que la flexibilité temporelle et spatiale favorise la création et l’innovation, dans le contexte actuel, cette même flexibilité, soi-disant liberté, a des effets pervers. Certes, le « monde du travail » s’adapte aussi à la volatilité des travailleur·e·s : le travail à temps partiel et les quarts de travail sont des formes d’emploi qui ont été conçues pour faciliter l’accès des femmes au marché du travail. Mais cette demande de flexibilité se retourne désormais vers les travailleur·e·s, telle une injonction. L’idéologie capitaliste a tôt fait de l’intégrer, de la tourner à son avantage. Ce sont désormais les travailleur·e·s qui doivent faire preuve d’adaptabilité.
Il est possible d’identifier une tendance similaire chez les intellectuelles. La section suivante examine cet enjeu. Les universitaires n’échappent pas à cette nature multidimensionnelle, dynamique et volatile de la précarité des sociétés du capitalisme avancé — d’autant plus dans les départements d’études féministes et de genre. Les réalités économiques et les exigences de productivité dans les milieux du savoir font en sorte qu’une personne doit créer et entretenir des relations intermittentes, mais permanentes (latentes), avec le travail. La chercheure demeure ainsi rattachée à une structure de travail, même lorsqu’elle ne « travaille » pas (soirées, temps libres, fins de semaine, congés). En tout temps, elle accomplira des tâches, « autres », lorsqu’elle ne « travaille » pas. Toutefois, c’est en fait plutôt le travail qui dicte l’ordre des tâches qu’elle effectue plutôt qu’elle n’en est maîtresse, comme elle voudrait le croire.
Les études attestant de la détresse psychologique, de l’anxiété, dans les milieux du savoir et de l’enseignement ne se démentent plus. Peu importe leur statut, les professeur·e·s d’université comme les chercheur·e·s sont surchargé·e·s, débordé·e·s ; le travail ne cesse de s’empiler, tout comme les tâches, et la diversité de ces dernières. Pareillement, il semble que l’injonction à la productivité ne flétrit pas, mais s’intensifie, et ce, peu importe la nature des tâches à accomplir (enseignement, recherche, participation départementale, rôles administratifs, etc.). D’un autre côté, les conditions du savoir des étudiant·e·s ne s’améliorent pas non plus. On pourrait même dire que la même tendance s’observe. Ceux-ci et celles-ci se confrontent à des enjeux de précarité exacerbés sous l’injonction de la performance, de l’esprit de compétition, de la productivité, facteurs auxquels s’ajoutent les obligations multiples (travail, famille, école, santé), les dettes d’études, et nous en passons. Les chercheur·e·s comme les travailleur·e·s dans le domaine de la culture dont nous entretient Lorey ont aussi tendance à minimiser les effets du travail précaire. Continuant de croire en la figure de l’individu bourgeois, elles aussi croient qu’elles peuvent s’élever au-dessus de la critique, faire abstraction de cette dernière, et à la fois survivre et se créer (déployer) sous les structures précaires d’un capitalisme acerbe. Elles voient dans cette trajectoire sur laquelle elles se trouvent un choix accompli de manière autonome, mais ignorent les effets corporels et sensibles de la précarité, notamment la manière dont ils affectent la pensée (et celle qui compte), et la diversité de ces effets aussi. On peut penser, par exemple, aux sentiments de culpabilité que ressent la personne par rapport à son travail, sa productivité, et que, sans balise et sans structure, cette personne travaillera parfois plus que le nombre usuel d’heures par semaine ; l’absence de bénéfices sociaux et médicaux ; la question de la sécurité de l’emploi ; et ainsi de suite).
Qui plus est, nous le disons : la précarité prend de multiples formes. Ses expressions ne sont pas non plus équivalentes. Par exemple, si précaires ou vulnérables qu’elles soient, certaines féministes ont quand même accès aux milieux privilégiés du savoir. Au sein de ces milieux aussi, les conditions du privilège et de la précarité varient, et les différences entre ces conditions ne sont pas à négliger.
Il faut les considérer au moyen des outils de l’intersectionnalité notamment. La hiérarchie qui s’installe entre les chercheur·e·s, entre les féministes, est réelle ; elle se produit, elle arrive, et arrive pour rester (elle marque des corps, la matière, est irréversible ; on ne fait qu’y répondre, qu’en hériter, bien que cette réponse puisse prendre de multiples formes).
En introduction, nous avons mentionné deux auteures, Buikema et de Tuin (2014), qui se sont penchées sur les effets de l’institutionnalisation sur le féminisme, effets qui se complexifient à mesure que les conseils administratifs des universités adhèrent de plus en plus à un modèle marchand du savoir. Ces deux auteures expliquent que la recherche sans source de financement est désormais quasi impossible : l’injonction à la productivité et la marchandisation du savoir forcent les chercheur·e·s à recourir à des formes alternatives de financement en soumissionnant pour des subventions de recherche octroyées par divers organismes subventionnaires. Dans cet article, elles démontrent toutefois que la position d’autorité dans laquelle se trouvent ces organismes les amène à jouer un rôle de plus en plus significatif au sein de la recherche, un rôle à la fois épistémologique, ontologique et éthique. Expliquons. La procédure pour obtenir des financements est régie par un ensemble de critères. Ces critères participent à la légitimation, mais aussi à la configuration et à la détermination des outils et des méthodes de recherche. Rappelons-le : c’est à partir de ces outils et méthodes que naissent des projets de recherche, des objets de recherche, mais aussi des objets plus concrets, des pratiques, des discours, des instruments de recherche (questionnaires, entrevues, instruments de mesure pour les sciences naturelles). Donc, des effets discursifs comme des effets matériels.
Pour obtenir ces financements, les chercheur·e·s n’ont guère le choix que d’adapter leur langage, leurs outils, leurs objets, à ceux préconisés par les organismes subventionnaires. C’est leur langage qui prime. Les chercheur·e·s doivent remplir un certain nombre de critères, se « qualifier », puis produire divers documents, compléter des formulaires. Ces formulaires, on le comprendra, comportent des questions ouvertes ou fermées dont la structure, la formulation et même l’ordre ont été établis par les organismes mêmes (et non les universités).
Ces critères et ces procédures configurent le champ des « possibles ». Ils affectent le partage sensible à partir duquel (et duquel uniquement) la connaissance qui compte se déploie. Ces modalités, comme nous le savons bien, sont loin d’être inoffensives. Ces organismes octroient de la légitimité, de la valeur à la recherche, et elles ont des effets à la fois matériels et éthiques, ontologiques, sur ce qui comptera effectivement : donc tant les objets matériels (physiques, tangibles) de la recherche que la panoplie d’outils conceptuels qui sont aussi à concevoir. Ces derniers ont force d’affectation et participeront à la constitution du réel.
Le constat dressé par Buikema et Tuin les amène à se demander si les universités constituent encore des lieux propices à la pensée, une question plus que pertinente pour le féminisme. Nous l’avons vu, la précarité est un enjeu multiple, qui affecte chacun·e, mais la précarité affecte davantage les femmes — et différentiellement ! (c. f., Ève-Lyne Couturier et Simon Tremblay-Pépin [IRIS], 2015). La situation s’exacerbe aussi pour les féministes ; comme en attestent Francis Dupuis-Déri et Diane Lamoureux (2015), le mouvement antiféministe et masculiniste ne cesse de gagner du terrain. Ce ne sont pas non plus toutes les féministes (ni tous les féminismes) qui parviennent à se faire une niche dans les départements d’études dans les conditions actuelles. Pourtant, malgré ce bien sombre constat, Buikema et Tuin (2014) restent optimistes : les départements d’études féministes et de genre peuvent faire une différence pour le féminisme, une différence qui fait une différence. Il s’agira d’articuler ces espaces comme forces de résistance au capitalisme, en les érigeant comme espaces proprement féministes. Le féminisme, rappelons-le, c’est aussi inviter le féminisme dans sa pluralité, sa différence, reconnaître la différence de chacune ainsi que son potentiel unique. Certes, les approches peuvent être mutuellement antagonistes, voire antithétiques, mais la pensée féministe n’en demeure pas moins, en soi, est une pensée de la différence[x]. Toutefois, dans les conditions actuelles (de la précarité), le féminisme se confronte à plus d’un obstacle, de sorte qu’un « tout », bien élusif et nébuleux, difficile à cerner, se forme — il est d’autant plus difficile d’y répondre, situation qui se complique dans la contingence. Le féminisme aussi souffre de la précarité, et il s’actualise lui-même précaire, pour utiliser ici la notion de la « gouvernance précarisante » proposée par Lorey. Autrement dit, c’est en effet à partir de corpo-réalités, de configurations sensibles précaires que le féminisme devient, qu’il s’articule comme force vivante, et qui devient à la fois capable et vulnérable, un élan et une ouverture.
Ces effets corporels, sensibles, sont loin d’être négligeables. Toutefois, il semble que la méfiance des féministes, envers les sciences (notamment la biologie et la pharmacologie), n’a guère faibli. La sensibilité féministe pour ces enjeux entraîne pourtant des effets pour le féminisme, que nous considérons comme nuisibles. En effet, comme le souligne Elizabeth Wilson (2008, 2015), la suspicion des féministes envers les sciences fait en sorte que les féministes s’intéressent peu à la matière. Leur détournement n’en fait pas moins que les sciences continuent de se pratiquer, de se déployer, et d’affecter les femmes. Il est risqué, nous diront les féministes du nouveau matérialisme et des sciences, de se détourner de la matière ; même si on s’intéresse aux discours des scientifiques, cette critique demeure de l’ordre de la représentation, du discours. Ce manque d’intérêt pour la matière ne contribue en rien aux effets configurants de la matière, dynamique, qu’entraîne la configuration actuelle des pratiques scientifiques.
Bien que critiques des sciences, les féministes n’interagissent pas (ou pas suffisamment) avec la matière, dans toute sa crudité. Selon Elizabeth Wilson, cette méfiance vis-à-vis des sciences émerge de la crainte de voir les sciences utilisées pour reproduire des conceptions essentialistes de la femme, à partir de la biologie. Elles se méfient donc lorsque l’intentionnalité du sujet est remise en question. Cette méfiance a toutefois pour effet de créer un « angle mort » au sein de la pensée féministe. Dans un texte de 2008, Wilson nous relate une anecdote tirée de la recension de la critique littéraire Judith Kegan Gardiner du livre Prozac Nation. Dans sa recension, Gardiner exprime sa surprise lors de sa participation à un congrès féministe d’envergure, en constatant le gouffre immense sévissant entre la pensée féministe dite « officielle », soit les événements officiels du savoir lors du congrès comme les conférences et présentations, les interventions, les tables rondes, les périodes de questions, et, de l’autre, les conversations informelles tenues par ces mêmes personnes, conversations qui se déroulaient cette fois entre les actes du colloque, durant les pauses café et les repas. Les actes officiels, nous dit Gardiner via Wilson, étaient marqués d’une acceptation générale, peu réflexive, quant à la véracité des fondements du constructivisme social, un rejet systématique des approches dites « essentialistes » provenant des sciences « dures ». De l’autre côté de la scène, toutefois, une autre scène. On se permettait, là et alors, d’aborder d’autres sujets : l’anxiété, la dépression, la consommation de substances psychotropes ; autant de sujets supposant une interaction avec les sciences de la biologie, de la psychologie, et le champ pharmaceutique, le corps, les viscères, les organes, etc. Mais ces interactions-là, elles, passaient largement inaperçues.
Dans les coulisses donc, d’autres voix (voies ?), mais aussi des corps, d’où s’articulent ces voix/voies. Dans ces conversations « informelles » (qui, soi-disant, qui ne comptent pas), on se permet de « donner corps » à tout un autre champ sensible du sensible : les obligations familiales et professionnelles, les effets physiques et psychologiques de ces obligations, les troubles alimentaires, de l’humeur, du sommeil.
Dans ces autres lieux, d’autres personnes : des mères, femmes, amies, collègues. Ici, ce sont elles qui comptent, et pourtant, elles ne comptent pas ailleurs, comptent autrement ailleurs, comme des fantômes peut-être, des spectres qui ne pensent que hanter en silence, des versions renouvelées d’Écho, figure de la mythologie grecque. S’impose ici alors une hiérarchie, une échelle — ou plutôt des Éch-elles. Ici, d’autres corps se matérialisent, d’autres corps comptent, des corps affectifs et vulnérables.
Dans son texte, Wilson indique qu’en se méfiant des sciences, les féministes constituent une pensée féministe critique, certes, mais qui est aussi paranoïaque. Elle dira même, de cette pensée, qu’elle a : « la rage au ventre », qu’elle porte l’hostilité en son sein (« its guts »), que l’hostilité la fait et la fait faire. Si elle prend en grippe les modalités de l’oppression, qu’elle s’est façonné des outils acérés (la critique) pour appréhender et démanteler les comportements oppressants du patriarcat, notamment, cette même hostilité peut aussi blesser et nuire au féminisme. Wilson (2015) continue : la pensée féministe évite les interventions et interactions féministes avec les sciences, les objets de la science ; elle peut aussi blesser ce qu’elle aime, et cherche à protéger. De ce constat, Wilson se demande si l’hostilité — la critique acerbe et puissante dont elle est capable — est au cœur du féminisme, son modus operandi, et si la manière d’être du féminisme est d’être/de faire en infligeant douleur et souffrance à ce qu’il abhorre comme à ce qu’il chérit, cette pensée est-elle apte à accepter cette condition, sa nature, si tant est que sa nature ne puisse être changée ?
La question que pose Wilson aura nécessairement pour effet de confronter les féministes à un enjeu de taille. D’abord, reconnaître ce qu’est et ce que peut le féminisme comme projet conjoint, indissociable. Ensuite, accepter cette condition, acceptation qui, dans les faits, devra se traduire par le déploiement d’un travail de réflexion éthique sur les modalités opératoires du féminisme, dans sa pluralité, en reconnaissance des blessures qu’il infligera, au passage, aussi à ces choses, ces personnes, qu’il aime et qu’il chérit[xi].
Certes, les craintes des féministes envers les sciences sont justifiées, mais Wilson s’inquiète que le désinvestissement féministe envers les sciences que la méfiance entraîne nuise davantage aux femmes et au projet féministe qu’elle ne contribue à la force de cette pensée. Les sciences souffrent de l’absence de l’apport féministe comme les femmes qui sont touchées par les enjeux requérant des connaissances scientifiques. Comme en atteste l’anecdote de Gardiner, les femmes et les groupes marginalisés continuent d’être affectés par des enjeux de nature médicale, biologique, psychologique, environnementale aussi (c. f., Wilson, 2008). Un engagement féministe offrira des modalités de réponse différentes aux enjeux requérant des connaissances de la biologie et de la pharmacologie.
Rejoignant en quelque sorte les préoccupations de Wilson, le texte de Buikema et Tuin (2014) remet aussi en question la zone de confort, incorporelle, que se forge le féminisme. L’université, diront-elles, est loin de se dresser telle la tour d’ivoire, imaginée, entre la vie mondaine et celle de la connaissance.
La chercheure reste un être vulnérable, et c’est de sa vulnérabilité qu’émerge sa pensée, la pensée féministe. Certes, il est tout à parier que la chercheure est à même d’appréhender certains des effets que la matière a sur la pensée, mais il est utopique de penser qu’elle puisse connaître — voire contrôler — l’ensemble des effets que la matière a… sur la matière ! (Et sur la personne, ainsi que sur la pensée, par ricochet). Il est possible que la seule intentionnalité puisse faire abstraction du corps, des effets sensibles, et de la force d’agentivité de la matière que nous abordons dans la section suivante. Mais les effets de la matière sur la personne qui devient sont bien réels, et de considération éthique. Ils sont aussi irréversibles puisqu’ils se matérialisent. Enfin, ils sont eux-mêmes complices des effets de cette configuration précaire.
2. Vers une conception dynamique de l’ontologie : les féministes du nouveau matérialisme, les approches féministes des sciences, et le réalisme agentif de Karen Barad
Penser à partir des outils du féminisme des sciences et du nouveau matérialisme signifie confronter la conception de l’ontologie qui a dominé la tradition occidentale philosophique et scientifique depuis Platon. Les avancées scientifiques récentes, notamment la physique quantique, et l’engagement féministe en sciences, refondent la manière de concevoir et d’appréhender (scientifiquement) la matière à partir de l’intra-action[xii], comme nous l’expliquons dans cette section, une manière de faire de la science où tant les objets de savoir que les agentivités du savoir (chercheur-e-s, instruments de mesure, concepts) s’articulent, se définissent, dans le moment de leur rencontre, pas avant. Contra l’interaction, l’intra-action est à comprendre comme un milieu dans lequel de la matière et du sens, indéterminés et tendant vers l’indétermination, se séparent au sein de conditions d’intériorité de manière à se définir.
Les approches féministes des sciences et du nouveau matérialisme (SetNM) dévoilent une matière ontologiquement indéterminée. De cette conception, ces auteures déploient les grandes lignes pour une pratique éthique des sciences et des processus d’acquisition des connaissances, d’où la pertinence de ces approches tant pour la pensée féministe que pour les sciences. Ces perspectives nouvelles sur l’ontologie, la matière, nous amènent à repenser le politique, mais aussi l’agentivité humaine, la subjectivité. Elles nous permettent aussi de déployer un projet éthique sur le bien-vivre ensemble.
Barad déploie une philosophie du « réalisme agentif », une éthico-onto-épistémologie du savoir et de la pratique scientifique. Ce projet, elle le trace à partir des travaux en physique quantique du physicien Niels Bohr. Contrairement à son comparse Heisenberg qui proposa le célèbre principe de « l’incertitude », limite de la connaissance scientifique, Bohr laisse entendre que ce n’est pas tant une situation d’incertitude dans laquelle sont plongées les sciences, comme les communautés humaines. Plutôt, c’est que la matière est, à la base (ontologiquement), une situation « d’indétermination ». Indétermination de la matière, de la matière de la matière (« of matter, of the matter of matter »). Mais attention ! nous dira Barad. Il y a [de la] matière, qui peut être connue, appréhendée ; de la matière « déterminée », mais celle-ci n’est pas immuable. Autrement dit, la matière est mouvement, indétermination. Les processus qui permettent de la connaître, tant celles en contexte que la matière de la matière, son ontologie, sont des pratiques engageantes ; intervenantes, qui intra-agissent plutôt qu’elles n’interagissent. C’est-à-dire qu’elles se constituent en se déployant et cette manière d’être (et de faire) est engagée, une forme intervenante qui contribue aux processus en cours de matérialisation de la matière comme du sens.
Cette matière-là, on dira d’elle qu’elle est stabilisée, mais pas stable, ni permanente. Elle (se) présente en contexte uniquement, et nécessairement en relation. Elle est située au sein de réseaux complexes d’intra-actions. Au cœur de la matière (at the heart of [the] matter), dans son essence, la matière demeure dynamique ; ouverte et indéterminée lorsque sans contexte. Cette « essence », qui n’en est pas une (pour jouer ici avec l’usage que nous proposait Luce Irigaray dans Le sexe qui n’en est pas un), n’est pas. Elle tend, mouvement, vers l’indétermination, l’instabilité. Qui plus est, nous dit Barad, elle œuvre activement à la déstabilisation et au démantèlement de tout processus ou tentative de « détermination », de stabilisation, comme les sciences (Barad, 2007, 261 ; 2010, 258).
Examinons un exemple. Dans un texte de 2010, Barad relate comment la théorie quantique des champs, en physique quantique, nous présente un électron qui, dans son déploiement, crée parfois des « infinis ». Ce comportement, nous dit Barad, a été qualifié de diverses manières par les scientifiques qu’il a obnubilés, surpris, même outrés. Richard Feynmann, premier physicien à documenter ce cas d’études, qualifia même le comportement de l’électron de « queer », un comportement obscène, incestueux même, qu’il faut « réhabiliter » (normaliser), notamment en « couvrant » cet électron qu’on dira « nu » (Barad, 2010). Le comportement de l’électron est le suivant : pour se déplacer d’une strate à l’autre, l’électron produit un photon qui lui permet de se propulser. La création « d’infinités » se produit lorsque l’électron absorbe son photon. Cette absorption nous donne alors un électron qui tourne en boucle, absorbant un photon, qui lui permet d’en produire un autre et de se propulser à nouveau. Curieux phénomène, que celui-ci, puisque l’électron, qui se nourrit lui-même de ce photon qu’il vient « d’enfanter », transforme ce (premier) électron. Ainsi, « il » n’est plus tout à fait ce qu’il était auparavant, avant l’absorption, mais on ne peut pas non plus dire qu’il soit autrement que lui-même, puisque ce photon, qu’il a absorbé, produit par lui, était en lui quelques instants auparavant. C’est donc lui aussi, lui dont il se déleste un peu, sans qu’il se fasse manque, lorsqu’il l’expulse comme mode de propulsion.
Le cas que nous rapporte Barad est d’autant plus époustouflant qu’il nous confronte à deux réalités impressionnantes : d’abord, un électron qui est mouvement, un dynamisme au cœur de la matière ; puis, un électron se désirant lui-même (son photon) ; et, se désirant, qui produit, génère, se génère, et génère du soi, qui, force est de le reconnaître, n’est pas un soi, à proprement parler (unique, singulier, déterminé et contenu) ; plutôt un soi qui se fait ouverture, qui devient par l’ouverture, et s’éteint au même instant. Un mouvement qui le propulse hors de lui-même, et c’est ce mouvement même qui est lui, mais un lui qui n’est ni un « un » ni tout à fait « lui ».
Le cas que nous présente Barad nous confronte donc à une réalité déroutante, par laquelle l’électron trahit et transgresse, dément même l’identité comme l’idée même de l’identité, l’être, et l’ontologie au passant, soit la conception de l’ontologie qui a dominé l’Occident depuis Platon.
Pour les approches inspirées du constructivisme social, il est impossible de connaître l’essence d’une chose, les processus de la connaissance étant irrévocablement médiatisés par la situation socio-historico-culturelle d’où se déploient ces pratiques et ces connaissances. Les féministes SetNM démontrent que cette perspective, comme les approches naïves du positivisme scientifique, réalisme classique, adhère à une conception située de la matière, laquelle, malheureusement, fait abstraction du présupposé à partir duquel elle opère, soit que la matière est à distance et passive, qu’elle-même n’a pas force d’affectation, pas d’agentivité. Dans cette « version de conte », elle demeure un bloc, certes absente, mais surtout inactive. Ainsi, on se détourne de la matière et se désintéresse entièrement de ce qu’elle pourrait bien être en train de faire.
Pour Barad, cette perspective n’est guère étrangère à celle des approches réalistes classiques, que préconisent encore les sciences aujourd’hui. Toutes deux adhèrent à une conception représentationnaliste de la matière. Elles se différencient en une chose : la possibilité de représenter la matière. Dans un cas comme dans l’autre, toutefois, la matière est déjà représentée, comme figée, absente ou présente, mais une présence. Aucune ne considère que la matière puisse agir, qu’elle puisse prendre part aux processus de matérialisation (et de signification) des choses qui peuplent le sensible.
Entre les mains de Barad, cette conception de la matière non seulement devient visible, elle devient intenable (du moins, intenable sans conséquences importantes). Le « réalisme agentif » de Barad nous donne la matière comme force agentive, composante de l’agentivité qui dépasse l’entendement, le lot même, de l’agir humain. Une conception dynamique de la matière, et de l’ontologie qui peut la connaître, signifie qu’il faut imaginer à neuf les approches de la connaissance, l’ontologie comme l’épistémologie. D’abord, les sciences ne sont jamais à distance de la matière, de leurs objets d’études. Pour acquérir des connaissances, les sciences font. Autrement dit, il n’y a pas de choses, de connaissances, qui peuvent être découvertes, mais les sciences sont des activités engageantes qui participent aux processus de la matérialisation qu’est la matière, et elles le font avec la matière. Constante (bien qu’inconsistante), la matérialisation s’effectue sous le coup de plusieurs facteurs comme le contexte socioculturel et historique, ainsi que tout objet qui existe déjà au sein du « réel agentif »[xiii].
Barad explique que le « savoir » se déploie en intervenant et en s’investissant au cœur des processus de détermination en contexte de la matière. Le savoir ne découvre pas le « monde », mais fait des mondes, prend part à sa/leur création et émergence. C’est ainsi qu’il opère, et pas autrement : la possibilité même de son être/existence, comme mouvement et action positive, en dépend ; son essence est telle qu’il doit prendre acte, d’où l’importance de réfléchir rigoureusement et sérieusement à ce qu’il fait, la manière dont il le fait, dont il participe aux mondes, dont il est au monde, et conséquemment, de prendre acte, de s’en rendre responsable (response-able, responsive)[xiv].
Ce qui est « matière déterminée » donc (les choses qui peuplent nos mondes sensibles) n’existe pas indépendamment de leur contexte d’émergence. Pour connaître les choses, il faut considérer les modalités de leur émergence et le réseau, les modalités relationnelles, au sein duquel elles sont situées, les relations qu’elles ont avec les autres choses peuplant aussi le sensible, et qui les engagent dans le monde. Ce « tout » fonde l’« identité » d’une chose (qui n’en est donc jamais qu’une). Un mode affinitaire, dynamique, donc, plutôt qu’une « identité ».
Concevoir la matière de manière dynamique signifie que de la matière se présente comme processus continu de matérialisation, de différenciation et de détermination (Barad, 2007). La matière n’est pas fluide et malléable à souhait ; et ces processus ne sont pas réversibles. La matière conserve les traces de sa matérialisation, ceinte d’empreintes et de sédiments qui (la) forment comme archive vivante. La matière s’articule sous la forme de choses matérielles (déterminées) en contexte, des phénomènes, pour Barad. L’essence même est donc telle : la matière s’intra-affecte (comme l’atteste l’électron). Elle est animée d’une tendance à devenir autrement qu’elle-même lorsque matérialisée.
Puisque le savoir intervient au sein des processus de matérialisation de la matière (c’est de cette manière qu’on peut connaître des choses, soit les « déterminer »), on dira de ceux-ci qu’ils ont « force ontologique ». Ils créent le réel (d’où l’appellation « réalisme agentif » proposée par Barad). Pour les approches féministes SetNM, il n’est pas impossible d’acquérir des connaissances sur la nature, sur les choses matérielles, et il importe de connaître les choses aussi ! Plusieurs pourraient dire, face à sa conception de la matière, que les sciences devraient s’abstenir de se pratiquer, si elles sont pour avoir une incidence sur la matière en devenir. Mais Barad dira plutôt que nous sommes des mondes. En cela, il importe que nous participions (déjà, c’est notre manière d’être). Qui plus est, il y a quelque chose de foncièrement éthique dans cette conception. C’est que la matière n’est pas, déjà. Elle devient, et au sein de ce devenir, toute activité humaine est déjà impliquée, prenante, participante, et elle-même affectée dans ce qu’elle est et peut. Il importe donc au contraire que les sciences continuent, puisqu’elles sont ontologiques (elles font des mondes), mais ses pratiques doivent être éthiques, politiques, responsables.
Une ontologie dynamique enclenche de nouvelles conversations et des modalités interactionnelles entre les sciences dites dures et les sciences sociales, de même qu’au sein des sciences elles-mêmes. Les modalités de l’ontologie actuellement en vigueur sont loin de constituer la seule manière de faire de l’ontologie. Les approches féministes SetNM proposent des méthodes intra-actionnelles du savoir et de la science. Les approches féministes SetNM refusent d’abandonner le réel (le sensible), et s’inquiètent d’autant plus que les féministes, qui se méfient des sciences, s’en détournent, et détournent jusqu’au féminisme dans son ensemble !
Donc, la matière elle-même est capable d’agentivité ; elle fait partie dès lors des « agentivités d’observation » que sont les pratiques du savoir, coparticipante active de ces dernières. À partir de cette conception, nous cherchons à voir comment susciter tant la participation que l’intérêt de la matière pour l’ouvrage de reconfiguration qui nous revient, nous, chercheur·e·s, qui attestons et nous préoccupons des mondes précaires qui sont les nôtres. Comment susciter la participation et œuvrer avec elle à la transformation de la matière, spécifiquement, à la reconfiguration d’une corporalité sensible, corpo-réalité, disponible aux enjeux différentiels de la précarité, et au potentiel féministe qui est, lui aussi, précaire, inapte à répondre et à compter dans le champ des préoccupations féministes telles qu’elles comptent au sein des départements d’études féministes.
3. Corpo-réalité, sensibilité et paranoïa : vers une éthique féministe matérialiste du soin et une culture départementale du tissage
Dans ses travaux, Rosalyn Diprose (2002, 2011, 2012) propose une éthique de l’intercorporalité, pensée à partir d’une économie libidinale intercorporelle, de générosité intercorporelle. Elle la pose comme condition ontologique de l’être humain. À son approche, nous combinons ici le concept « d’intra-activité » de Barad (2007) introduit plus tôt, concept qui remet en question l’idée que, lors d’une rencontre/inter-action, deux entités se rencontrent et sont transformées, comme si elles étaient fondées, identifiables, avant même la rencontre[xv]. Nous proposons le concept de corpo-réalité : outil à la fois épistémologique, éthique, politique et ontologique, cette notion nous permet d’envisager les effets corporels comme des effets à la fois éthiques, épistémologiques et ontologiques (on dira ethico-onto-épistémologiques), et d’y répondre en tant que tels. Ce concept, nous le façonnons à partir de la philosophie du réalisme agentif de Barad. Il indique que la personne n’est pas un être de pure intentionnalité, mais un corps (matière) affectif, dynamique, ouvert — d’ambiguïté — qui se situe au cœur d’une économie elle-même dynamique et ouverte qu’on dira intra-corporelle.
Le concept de corpo-réalité nous présente une « personne » qui « est » (se meut, plutôt) d’ambiguïté. En dis/continuité avec elle-même (l’un et l’autre, ensemble plutôt que subséquent), elle est (devient), touchée et provoquée par différentes forces matérielles et énonciatrices qui l’entourent et la génèrent, autant de coupures agentives faiseuses d’« êtres », pour utiliser le langage de Barad. La corpo-réalité est une « réalité corporelle muable » qui se constitue sous le mode d’un tissage/tressage, à partir de relations, de personnes/corpo-réalités et autres « choses » qui sont soit des choses matérielles, incorporelles (des idées, des valeurs), ou encore des agencements complexes et mutables composés de sens et de matière : des choses sensibles.
Nous entamions cet article en abordant l’enjeu épineux de la précarité. Le constat dressé nous amène au point qui suit : les corpo-réalités précaires tissent des relations singulières, uniques, avec les choses qui les entourent et avec celles qui se joindront au monde commun — à ces choses qui n’existent pas encore, mais auxquelles les corpo-réalités, ici précaires, prennent part dans leur articulation. Ici, ce n’est pas tant l’agentivité de la personne que nous remettons en question que sa reconfiguration. Il faut repenser (imaginer autrement) l’agentivité et aussi celle de la personne. C’est le cas puisque la corpo-réalité joue un rôle éthico-onto-épistémologique : non seulement elle participe aux processus d’attribution de valeur aux objets d’études, c’est aussi à partir de cette configuration sensible que la sensibilité féministe qui compte et se compte se constitue.
Pour clarifier ce dernier point, nous nous tournons vers le penseur Bruno Latour. Dans « Body-Talk », Latour explique que les chercheur·e·s doivent se « façonner leur corps » pour les fins de la connaissance. Connaître les choses, nous l’avons vu, c’est participer à leur émergence, leur devenir, intervenir à même les processus de matérialisation qu’est la matière. Barad (2007) le démontre : il n’y a pas d’autres moyens de faire des sciences, d’acquérir des connaissances. La personne, la chercheur·e est toujours, déjà et irrévocablement, située à même des mondes dont elle ne peut s’extirper, même pour les fins de la connaissance. En tant qu’être du monde, son essence est de participer aux processus de matérialisation de facto (Barad, 2007). Pour Latour (et d’autres penseur·e·s en études des sciences et des technologies (STS)), la chercheur·e/faiseur·e doit développer des sensibilités et des aptitudes singulières et spécifiques. Latour donne notamment l’exemple du sommelier, qui doit affiner son nez à de nouvelles odeurs; on pensera aussi au peintre qui parvient à voir des formes et des couleurs inaccessibles à d’autres. Même chose pour les athlètes. Les corps sont façonnés en rapport intime avec les objets de leurs activités ; ils deviennent avec eux, et sont irrémédiablement marqués, affectés et transformés par ces contacts, ces intra-actions. Celles-si ne sont donc pas innées, mais apprises. Voilà qui signifie que le corps se situe aussi à même un processus de matérialisation continue. Le corps, ici, n’est pas tant composé d’une « matière » qui prendra n’importe quelle forme ; ne lui est pas possible l’infini. Mais la matérialisation est un processus continu ; ouvert, dynamique, cela signifie que des trajectoires de matérialisation sont disponibles. Pas infinies donc, mais in-définies. Elles s’actualisent et se virtualisent, toujours à la fois. Elles sont des coupures, aussi ; c’est dire qu’elles laissent des empreintes indélébiles qui forment toute matière comme une archive vivante.
La configuration sensible est nécessaire pour se déployer dans le monde (selon les possibles qu’il s’y offre). Mais, ce faisant, cette configuration opte pour et virtualise des possibles. Nous l’avons dit, le féminisme est vulnérable, précaire. Dans la configuration actuelle (du sensible), il s’articule non tant dans sa vulnérabilité, qui a force d’agentivité, mais plutôt dans la précarité : c’est en tant que précaire (précarisant, co-générateur de précarité) qu’il participe au monde en devenir, vers une ontologie de la précarité.
La précarité contribue à la configuration d’une « réalité sensible » (corporelle) précarisée et précarisante. Elle fait proliférer des enjeux singuliers, tant matières physiques que discursives ; des enjeux d’insécurité. Elle le fait notamment en attisant une configuration sensible suspicieuse, qui se sent vulnérable, insécure, et qui devient prompte à la paranoïa. Elle trace donc la cartographie des modalités affectives possibles et impossibles, celles qui disposent la chercheur·e et auxquelles la chercheur·e est disponible, sensible, à ce qu’elle peut voir et faire compter, ou non (ou faire compter autrement).
Notre projet est de tracer de nouvelles modalités relationnelles envers les approches de la paranoïa, et la configuration corporelle sensible qui s’est ainsi constituée, qui affecte le féminisme et qui s’envenime lorsqu’elle est couplée à l’enjeu multidimensionnel de la précarité. Nous l’avons montré : la matière est ouverte, dynamique, sensible et agentive. Les travaux de Barad nous offrent ce qui nous apparaît être une voie de sortie, transformative, positive et même émancipatoire ; puisque la matière est processus de matérialisation continue et puisque la matière participe aussi à ces processus, est-il possible, d’abord, d’œuvrer à la reconfiguration de la trajectoire de matérialisation sur laquelle sont prises les corpo-réalités précaires et précarisantes ? Et (ou simultanément), par la suite, de susciter la participation, voire l’intérêt, de la matière pour cette transformation vers un mode d’existence plus éthique pour le plus grand nombre ?
Introduite plus tôt, Wilson (2008, 2015) nous présente (et propose) une conception dynamique, affective et agentive de la matière organique qui est utile pour notre projet. L’un de ses exemples porte sur l’utilisation de drogues dans le traitement des états dépressifs. Wilson explique que ces drogues sont conçues pour interagir, converser, avec le cerveau ; et, avec lui, œuvrer au rétablissement de connexions organiques « saines », équilibrées, et pallier l’état dépressif. Ici, il s’agit à la fois de rompre des connexions « dépressives » qui se sont installées dans la corporalité d’une personne et de re-nouveler[xvi] celles qui ont été endommagées, rompues, ou qui doivent être « tissées à nouveau ». L’efficacité d’un traitement pharmacologique dépend de la capacité de la drogue à atteindre les cellules du cerveau. Pour ce faire, la drogue doit circuler à travers tout l’organisme, mais Wilson nous démontre que l’organisme est loin d’être un tout unifié, monolithique, et qu’il est aussi très loin d’être passif. Pour atteindre le cerveau, d’abord, et pour œuvrer avec le cerveau au renouvellement de connexions équilibrées dans l’ensemble de l’organisme, la drogue doit porter attention à la multiplicité différentielle de l’organisme. Il importe d’examiner aussi le rôle que jouent les processus organiques, biologiques dans l’absorption, la métabolisation et le succès de l’effet visé par cette substance. Pour le dire autrement, la drogue doit s’intéresser à la matière organique, dans sa différence ainsi que dans son agentivité (sa capacité, voire son désir, de participer). Elle doit créer et cultiver des réponses, des interactions (voire des intra-actions) auprès de chaque organe et de chaque processus organique.
Les travaux de Wilson (2008) démontrent qu’il n’y a pas de cerveau seul, isolé, mais uniquement un cerveau-avec-un-organe ; ce n’est qu’en considérant les modalités relationnelles entre le cerveau et un autre organe qu’il est possible de savoir, de connaître et d’appréhender le « cerveau »[xvii]. Le cerveau est/devient/s’active au sein de relations avec d’autres organes/processus, mais aussi avec d’autres systèmes extra-corporels, comme le milieu culturel (Wilson, 2008, 384).
Wilson examine la « pharmacocinétie » d’une drogue, soit la façon dont cette drogue est absorbée par un organisme, distribuée à travers ses organes, métabolisée et exécrée, pour penser cette relation. Ce faisant, on s’aperçoit que la viscère est intimement impliquée dans l’apparition et les modalités des désordres émotionnels et des troubles de l’humeur. Il ne s’agit donc pas simplement de dire que la drogue requiert des réponses spécifiques de chaque organe/processus organique pour se rendre au cerveau ; en fait, l’état dépressif s’installe dans tout le corps, différemment et différentiellement. Ainsi, l’efficacité d’un traitement pharmaceutique dépend de la réceptivité de l’ensemble du corps, dans sa différence, pas seulement du cerveau.
Pour Wilson (2004, 2008, 2015), les processus biologiques, organiques, sont des sièges multiples de variations et de différentiation. En fait, elle nous entretient davantage de « processus organiques » que « d’organes », puisque, selon ses travaux, la matière organique, la viscère, se présente (et se meut) plutôt sous la forme d’un rhizome, des connexions qui s’établissent, des échanges, du partage, du « devenir » ensemble. Qui plus est, Wilson illustre que la matière intervient déjà, et ce, politiquement ; elle n’est pas que le supplément passif qui se plie à n’importe quelle fin politique. Les processus organiques, dit-elle, sont des agentivités ; ils pensent, interprètent et participent au fonctionnement des autres processus, incluant physiologiques et cognitifs. Ils cogitent et ils ruminent. Retournant (re-tournant) à notre exemple du traitement thérapeutique de l’état dépressif au moyen de l’usage de drogues pharmaceutiques, Wilson montre que la relation (plutôt, les modalités relationnelles) qui se crée entre une drogue et le cerveau est loin de se faire de manière directe, ou automatiquement. Nous le disions : pour engendrer des effets spécifiques sur le cerveau, une drogue circule et interagit avec d’autres organes. Elle n’agit pas directement sur le cerveau donc ; elle doit passer à travers l’ensemble du corps, d’abord, puis franchir les barrières cellulaires qui ceignent le cerveau. Cette circulation est donc une conversation, constante et différente, selon les « entités » (organes, processus) rencontrées ; toujours donc, une intra-action.
La drogue a un plan, bien sûr. Elle requiert donc une connaissance pointue de la biologie ; elle doit susciter des réponses organiques particulières, singulières à chaque processus et organe. Par exemple, puisque la drogue opère généralement par l’entremise de la consommation orale d’abord, l’un de ses premiers contacts se fera avec l’estomac. La drogue doit (y) être métabolisée. Une réponse particulière, spécifique à l’estomac et à son fonctionnement, est requise. Une substance n’est toutefois pas toujours métabolisée de la même manière, d’une manière unique. En fait, sa « métabolisation » dépend de plusieurs facteurs, par exemple quelles autres substances ont été consommées avec la substance en question. Rechercher une réponse spécifique implique aussi une connaissance temporelle (quelles autres substances ont été consommées auparavant, dans les heures précédant la consommation de cette substance ; quelles autres substances viendront par la suite, puisque la métabolisation est un processus dont la durée peut changer).
On pourrait dire la même chose des habitudes alimentaires d’une personne (tout estomac ne métabolise pas une même substance de la même manière puisque chaque estomac est « formé » par son histoire, qui le forme telle une archive vivante). Pour illustrer, prenons le cas de la sérotonine. Wilson (2015) nous rappelle que le corps humain ne produit pas de sérotonine. Il doit s’en procurer en consommant des aliments contenant du tryptophane, un acide aminé présent dans les bananes, le chocolat et la dinde, par exemple. Il existe toutefois plusieurs types d’acides aminés, et ceux-ci entrent en compétition les uns avec les autres lorsque consommés ensemble, ce qui signifie que les cellules ne peuvent donc pas tous les métaboliser. Ainsi, il faut aussi s’intéresser aux autres aliments qu’une personne consomme (ou pas) avec (ou avant) un aliment contenant du tryptophane. Et la même chose vaut pour les habitudes alimentaires et le contexte culturel, social (et professionnel, notamment le stress que des obligations personnelles ou professionnelles peuvent engendrer). L’ensemble de ces facteurs affecte l’absorption, la distribution et la métabolisation du tryptophane en sérotonine[xviii]. La drogue et l’estomac entrent ici en relation avant même que le cerveau ne vienne s’ajouter à l’équation.
Pour Wilson, le fait que l’on se préoccupe avant tout de l’effet d’une drogue sur le cerveau pour pallier un état dépressif a des effets épistémologiques (et agnotologiques), ontologiques et éthiques puisqu’on ne s’intéresse pas suffisamment à la manière dont l’ensemble des processus organiques prend part à la configuration de l’état dépressif. On gagnerait à appréhender et à cultiver ces processus comme participants actifs à l’équilibre de l’organisme notamment parce qu’ils laissent des traces (uniques à chaque organe et processus), des traces qui sont matérielles, qui marquent et sont inaltérables. Certes, elles peuvent devenir autrement, mais une chose est certaine : les enrayer, c’est les marquer autrement, non pas les faire disparaître. Wilson ajoute qu’une drogue est distribuée différemment dans chaque organe, en quantité, mais aussi selon une temporalité différente, en fonction de la durée de son passage, et de la longévité de ses traces.
Le projet de Wilson (2004, 2008) est d’attiser la curiosité des féministes envers les processus organiques. L’intervention féministe est fortement souhaitée par des auteurs comme Wilson, qui considèrent que c’est l’intérêt porté et la passion de la pensée féministe qui peuvent faire une différence dans la manière dont les sciences sont encore actuellement déployées et menées. La suspicion des féministes entrave l’affectivité corporelle et envenime les modalités relationnelles incitant la configuration sensible d’une corpo-réalité qui peut aller vers l’autre et l’autrement, dans sa différence incommensurable, et se laisser surprendre. Ce genre de sensibilité implique qu’une personne doit cultiver sa curiosité, une aptitude à s’émerveiller de la différence qui est radicalement différente. Ce faisant, on favorise l’émergence de nouveaux objets d’études (des objets de curiosité, fascinants, fertiles) qui auront des effets matériels, sensibles. Il s’agit donc de tisser différentes relations entre féministes et matière organique, et faire que comptent autrement les objets d’études de la biologie comme les états dépressifs et les troubles alimentaires.
À l’aide des approches féministes du nouveau matérialisme, nous proposons d’imaginer une culture départementale de tissage féministe. Cette culture a pour projet le tissage, modalité relationnelle qui suscite la création de relations différentes et au potentiel différentiel, propices à l’émergence de la différence singulière de chacune. La conception ouverte, indéterminée, et mouvante, de la matière, permet de ne pas sombrer dans le fatalisme de la condition actuelle. Elle nous confronte aussi à la situation éthique dans laquelle nous sommes jeté·e·s, d’ores et déjà, êtres du monde. Cette responsabilité fait plus que précéder l’ontologie, elle la fonde comme elle fonde l’existence[xix]. Mais cette conception de l’éthique dépasse la simple intentionnalité ; nous sommes déjà jeté·e·s dans l’éthique puisque notre « condition » n’est pas tant celle de l’appel, comme le disait Beauvoir dans Pour une morale de l’ambiguïté, que celle de la réponse[xx].
La culture du tissage est une tactique visant à répondre aux conditions de la précarité. Nous envisageons le tissage, les relations, sous l’angle de la « demeure », du « chez soi », qu’une personne peut habiter, pensée à partir de la conception ontologique de la précarité proposée par Butler (2004, 2009, 2012) que Diprose (2012) supplémente en y incorporant des aspects de la philosophie de Heidegger[xxi]. Diprose (2012) décrit la demeure, selon Heidegger, comme une chose construite qui est vulnérable parce que située de manière immanente, donc pas durable, pour fonder une éthique de l’intercorporalité, de l’habitation (« dwelling »). La demeure est une modalité nécessaire qui permet à une personne de devenir elle-même, de compter, de faire partie d’une communauté et de s’épanouir. La relationnalité est donc une composante ontologique permettant à une personne de vivre dans le monde. La demeure procure à une personne un sentiment d’appartenance, de sécurité et de confort lui permettant de neutraliser temporairement (dans le temps et l’espace) les effets ressentis (soit, actualisés) de la précarité.
Concevoir la précarité comme une condition ontologique signifie d’abord que toute modalité faisant en sorte qu’une personne est vulnérable ne peut pas être entièrement enrayée. Puis, contrairement à ce qu’avance Heidegger donc, la « demeure » n’est pas nécessairement un lieu physique, mais une relation. Cette figure, nous l’employons pour affecter de nouveaux imaginaires sociaux et faire compter autrement les relations, et la personne.
La relation se matérialise sous forme d’agencements d’affinités, en regroupant des sentiments d’appartenance, de sécurité et de bien-être. De tels sentiments sont nécessaires pour qu’une personne se sente moins vulnérable dans l’immédiat, moins affectée donc à faire appel à des mécanismes de défense pour appréhender un « danger » imminent. Une personne se tisse une « demeure » à partir de relations avec d’autres choses dans le monde (personnes, objets ou idées). C’est à partir de ces relations qu’elle se joint au monde, qu’elle y compte, et peut s’y épanouir. Ces relations sont situées au cœur d’une ontologie de la vulnérabilité, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas permanentes, et peuvent être détruites, endommagées, ou altérées. Dans tous les cas, une personne ne compte qu’en tissant des demeures ; il n’y a donc pas de personne sans demeure, et, étant donné que les demeures ne sont pas permanentes, il faut continuellement renouveler ces demeures, en tissant des relations.
Le tissage comme demeure n’a pas pour objectif d’annihiler la vulnérabilité dont une personne peut faire l’expérience, mais d’offrir temporairement un espace à partir duquel cette personne peut s’épanouir et cultiver sa capacité affective, à laquelle sa propension vulnérable est irrévocablement liée. L’épanouissent permet d’œuvrer alors à l’exploration et la matérialisation de son potentiel différentiel singulier. Ttisser des relations constitue une condition essentielle pour faire qu’une personne compte et se compte. Une culture du tissage ne fera que soulager temporairement les effets ressentis, tout en cultivant positivement la capacité affective d’une corpo-réalité, pour empêcher sa désensibilisation de ce qu’elle peut comme sensibilité. Favoriser donc les conditions à partir desquelles ces corpo-réalités peuvent s’épanouir autrement, et explorer les modalités affectives leur permettant d’aller à la rencontre des mondes.
En pensant les départements d’études féministes et de genre comme des demeures, on invite les féministes occupant des positions académiques stables (celles qui bénéficient des conditions matérielles favorables à l’exploration de leurs objets spécifiques de préoccupation versus ces personnes au potentiel féministe encore embryonnaire ou en émergence) à se tourner vers l’autrement féministe. Ainsi, ces féministes, en vertu d’une modalité au sein de la configuration actuelle du sensible qui les privilégient, doivent se rendre disponibles et sensibles pour recevoir l’autre et l’autrement de ces personnes vulnérables. Elles favoriseront les protocoles par l’entremise desquels ces personnes vulnérables se tisseront à même les départements d’études, et tisseront des relations entre féministes et féminismes pour s’épanouir comme corpo-réalités féministes dont les préoccupations singulières contribueront à l’ensemble du projet féministe. La demeure est donc une métaphore pour comprendre mieux en quoi la relationalité est une composante ontologique vitale au devenir pluriel d’une personne ; mais, créer des relations est une procédure singulière à chaque rencontre, ce qui signifie que chaque personne se construit des demeures à sa manière.
Donc, non pas rejeter les approches de la paranoïa[xxii] qui sont le féminisme. Il faut plutôt en hériter[xxiii], d’abord puisqu’elles ont donné naissance à une richesse qui (se) compte, mais aussi parce que c’est le féminisme, et que les rejeter, les renier, ce serait aussi renier le féminisme ; en le scindant de lui-même, on lui ferait violence, nierait ce qu’il est et comment il est advenu, ainsi que la contribution et la richesse qui a émergé tant de lui que grâce aux approches de la paranoïa (ou hostiles, comme le suggère Wilson [2015]). Il faut (néanmoins) œuvrer à la création d’autres relations avec ces approches féministes et déployer des stratégies multidimensionnelles d’approches au savoir aptes à répondre de manière éthique aux besoins de toutes les féministes, en reconnaissant leur singularité différentielle. De manière concrète, il s’agit de créer des mécanismes au sein des départements d’études pour faire de ces lieux des « demeures ». Ici, on cherchera à favoriser le tissage de relations entre féministes et entre approches féministes. De cette manière, les départements viendront à (se) compter comme des espaces pouvant être occupés par toute personne au potentiel féministe singulier. Ces personnes pourront y tisser des relations de manière à compter elles-mêmes comme corpo-réalités singulières qui peuvent faire des différences. Une telle culture départementale ferait en sorte qu’on puisse contrecarrer les effets de la précarité économique et de la gouvernance corporative sans annihiler la capacité affective d’une personne.
4. Conclusion
Ce texte a démontré la contribution des approches féministes des sciences et du nouveau matérialisme pour répondre à cette question. Nous avons illustré qu’un tel travail requiert l’articulation de la sensibilité corporelle. Pour ce faire, il faut penser non pas seulement à l’autre différence, mais à l’autrement, la différence qui ne s’est pas encore constituée dans le sensible. Les modalités de la réponse qui incombe à l’autre diffèreront foncièrement de celles incombant à l’autrement qu’on ne voit pas et que nous ne pouvons voir, puisque c’est précisément dans la manière dont on déploie les mécanismes de notre sensibilité corporelle que cet autrement se matérialisera, en affectant les configurations de sa détermination relationnelle en contexte[xxiv].
Les conditions de vie et de recherche précaires auxquelles se confrontent les chercheures font en sorte que seules certaines féministes (et féminismes) parviennent à compter dans le champ des études de genre et féministes. La précarité fait que les féministes (se) concrétisent comme corpo-réalités a-sensibles, inaptes à capter, voir et aller à la rencontre de ces autres éch-elles féministes — et même, d’encourager leur matérialisation. Ces autres éch-elles ne se matérialisant ni ne comptent, la diversité du féminisme en est profondément et irrévocablement affectée, mais aussi marquée, irrévocablement. Nous craignons aussi que la configuration sensible actuelle du féminisme, couplée à son institutionnalisation, entrave sa longévité, sa capacité à vivre et faire vivre.
Les approches des féministes des sciences et du nouveau matérialisme permettent de contrecarrer cette trajectoire précaire et précarisante. Insufflant une vague de curiosité pour la matière dynamique, elles permettent de répondre autrement à la paranoïa qui émerge de la précarité et du féminisme, sous le mode de l’empathie, de l’héritage, et du tissage. Incorporer la contribution de ces approches féministes au projet féministe enrichit le projet féministe.
C’est en catalysant de telles capacités affectives que les chercheur·e·s parviendront à œuvrer ensemble pour faire que (se) compte l’autrement, soit les personnes qui ne se sont pas articulées actuellement comme des corpo-réalités dont la différence singulière peut faire une différence éthique, politique, ontologique et épistémologique. Comment répondre et faire justice à ces personnes qu’on ne « voit » pas (puisqu’on ne leur donne pas de valeur sociale) et qui, à cause de la distribution de l’ordre précaire, ne parviennent pas à obtenir les ressources de base pour accéder, ne serait-ce qu’aux positions les plus précaires existant au sein des universités, comme les chargées de cours, les chercheur·e·s en postdoctorat ? Comment penser la réponse et la justice qui leur revient ?
Via une culture départementale du tissage qui œuvre avec soin à faire compter la différence (féministe) qui compte, qui peut compter.
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Notes
[i] Ici, j’emploie le terme de « sensible » en m’inspirant des travaux de Jacques Rancière, tel que le déploient Rosalyn Diprose (2013) et son éthique de l’intercorporalité et de l’appartenance.
[ii] Cette force, agentivité, précarisante participe à l’émergence d’un Soi précaire, soit des projets, modes, de subjectivation (Isabel Lorey 2006 ; Michel Foucault 1966) précaires.
[iii] Sans pour autant que cette multiplicité soit infinie.
[iv] Par les approches féministes des sciences et du nouveau matérialisme féministe, je me réfère aux travaux de Karen Barad (2007), Jane Bennett (2001, 2010), Rosi Braidotti (2002, 2004, 2013), Elizabeth Grosz (1994, 2011), Donna Haraway (1997, 2008), Elizabeth A. Wilson (2004, 2008). Voir aussi les volumes collectifs de Stacy Alaimo & Susan Hekman (eds) (2008), Diane Coole & Samantha Frost (eds) (2010), Rick Dolphijn & Iris van der Tuin (2012).
[v] Le terme « précarité » provient du terme anglais precarious, créé par Butler (2004).
[vi] Étant donné cet abandon, voire méfiance, envers les sciences, la nature, la matière, notamment la biologie. Voir Elizabeth Wilson 2004, 2008, 2015.
[vii] On traduit habituellement le terme français « précarité » par precarious : le terme precarity constitue un néologisme créé par Butler (2004). Pour les fins de ce texte, j’emploie « précarité » pour me référer au terme precarious, qui englobe les trois dimensions dont fait mention Lorey (2006, 2011), et je traduis les trois dimensions par : onto-précarité (precariousness), ordre précaire (precarity), et gouvernance précaire (governmental precarization).
[viii] Elles comptent, c’est-à-dire qu’elles sont matérielles, et elles se matérialisent, mais la forme prise par ce processus de matérialisation a des effets éthiques ; s’y rattachent un ensemble de valeurs, de pratiques et de discours, de perspectives, qui affectent la manière dont ces enjeux comptent et se matérialisent. Deux constats sont à établir ici. D’abord, aucun enjeu matériel n’est que matériel ; il est toujours un agencement complexe (et dynamique) combinant sens et matière. Deuxième constat : on ne pourra dire de rien, aucun enjeu, aucun objet, qu’il ne compte pas en ce sens que « compter » sera toujours un processus de matérialisation qui imbrique du sens et de la matière, une différente configuration de chacun, qui devient réel (se joint au monde en devenir), y prend racine et y a/aura force d’affectation.
[ix] Lorey s’inspire ici des travaux de Michel Foucault lorsqu’elle se réfère au concept d’assujettissement, c’est-à-dire que le « sujet » émerge comme scissure et contradiction, à la fois agent intelligible socialement, et agent soumis à un régime de sens et de lois.
[x] Au sens que la philosophie poststructuraliste donne à la différence, mouvement actif qui fait de l’être, qui existe, crée, se meut et meut des mondes réciproquement (c.f., Gilles Deleuze et Félix Guattari, Luce Irigaray, Jacques Derrida)
[xi] Il faut penser ici le passé sous le mode de l’héritage, une histoire que porte le féminisme et qui, en tant qu’il est passé, qu’il est, ce dernier ne peut pas devenir autrement. Nous ne souscrivons pas à cette perspective, envisageant plutôt la matière dans une dynamique, indétermination, constante (ouverte), comme nous en ferons la démonstration en discutant les travaux de Barad. La question, toutefois, est bonne à poser puisque les transformations de la matière (et avec la matière), ainsi que du temps, n’en restent pas moins des processus délicats, complexes et marquants. Nous y reviendrons.
[xii] L’intra-action est un espace de rencontre qui engendre un « phénomène », soit un agencement contextuel spécifique à partir de l’intra-action se produit, générant, elle, des choses sous le mode de ce que Barad appelle des « coupes agentives », qui deviennent et interagissent ensemble ; des « objets » et « agentivités » qui prennent forme (et sens) uniquement en étant à la fois liés et distincts les uns des autres. Ces « choses » ne font sens et n’existent (ne (se) comptent) qu’en vertu de cette intra-action, singulière, et la relationnalité, processus actif, mode opératoire, de l’ontologie dynamique. Pas d’entités préalablement déterminées avant la rencontre, mais des motifs diffractés, affectifs et agentifs, en relation, matério-discursifs. « Phenomena are differential patterns of mattering (« diffraction patterns » ) produced through complex agential intra-actions of multiple material-discursive practices or apparatuses of bodily production… » (Barad 2007, 140. Italiques dans le texte original).
[xiii] Barad (2007) nous présente non pas comme des « matières », qu’elles soient matérielles ou du discours (valeurs, sens, relations interpersonnelles), mais comme des « agencements sens-matière » eux-mêmes dynamiques (et agentifs, comme l’écriture le suggère. « Material-discursive entanglements, diffractive patterns of meaning and matter »).
[xiv] Mais cette habileté, accès même, à la réponse requiert des ressources, plus précisément l’accès à ces dernières. Nous en discuterons ci-dessous lorsque nous aborderons la culture du tissage comme culture départementale dont nous proposons l’instauration.
[xv] Le concept d’intra-activité rend plus justement qu’il n’y a jamais d’entité constituée avant la rencontre, puisque c’est au moment — au milieu (temps, espace, matière) — que des entités se « déterminent ». Nous l’avons vu : plutôt que de parler de « détermination », Barad préfèrera le terme de « configuration », ou « d’enchevêtrements » (entanglements, notre traduction), puisque ces termes attestent que la matière demeure ontologiquement indéterminée même lors (et suivant) la rencontre ; qu’elle ne se voit que temporairement stabilisée, semblant haltée. Cette halte permet de la connaître puisqu’elle est temporairement située, stabilisée (si stabilisée même qu’elle nous apparaît comme immuable ; c’est l’une des avancées de la physique quantique. Voir Barad 2007). D’autre part, le terme « d’enchevêtrement » suggère aussi que ces « entités » qui obtiennent une identité au moment (dans l’espace, le temps et la matière) de la rencontre, qui les génère, n’ont pas une identité propre. La séparation qui s’installe entre elle et les autres objets, qui fondent leurs identités doit être pensée tel un pont, voire une peau, des liens tissées. Chaque chose est distincte, unique, mais uniquement dans la mesure où la séparation qui la constitue constitue d’autres choses qu’elle. Ce qui la distingue l’enchaîne (l’en-chaîne) à d’autres, autant de modes relationnels qui s’installent aussi en moi, et forment son « identité ».
[xvi] Nous mettons ici l’accent sur la particule « re » dans le verbe « renouveler » pour indiquer qu’il ne s’agit pas ici de restaurer un état passé (il est irréaliste de chercher à ranimer un état passé puisque ce serait faire fi des transformations marquantes que la « corpo-réalité » est). En mettant l’accent sur le terme « re », nous indiquons qu’il faut ici penser le « retour » en s’inspirant du travail des vers de terre, lesquels retournent la terre pour générer la fertilité ; ils travaillent la terre dont ils héritent, mais se combinent à celle-ci et combinent de nouveaux éléments aussi (eau, air, etc.). On ne peut donc ni dire de cette terre qu’elle est la présentation d’une terre passée qui fut (de nouveau, fertile ; représentation) ni qu’elle est une terre complètement nouvelle, table rase du passé. C’est sous le mode de l’héritage et de la création qu’il faut penser le « renouvellement ».
[xvii] Il faudra envisager l’être comme un processus, une activité. Le cerveau n’est donc pas ; il fait.
[xviii] Par exemple, si une personne consomme beaucoup de glucides complexes, comme du pain ou des pâtisseries, le corps produira de l’insuline pour contrôler le niveau de sucre dans le sang. L’insuline a pour effet de neutraliser plusieurs autres acides aminés, et en fait chuter la compétition, ce qui entraîne une distribution disproportionnée de tryptophane vers les cellules du cerveau, et peut donc contrevenir aux bienfaits recherchés.
[xix] Les existentialistes diront que l’existence précède l’essence. Ici, nous disons que l’éthique précède et fonde l’existence qui elle, précède et fonde l’essence.
[xx] Le concept de responsabilité dévoile bien sa racine, son étymologie, sa relation au terme de « réponse ». Pour des auteures comme Donna Haraway et Karen Barad (et d’autres, inspirées par la philosophie de Jacques Derrida notamment), devant des mondes incertains, imbriqués, mutuellement vulnérables, dynamiques et ouverts, il importe de repenser nos outils conceptuels, à partir desquels les sociétés humaines tentent de tracer une éthique de bien vivre ensemble. Mettant l’accent sur la « réponse » dans/de la responsabilité, ces auteures nous invitent à penser la responsabilité sous l’angle de la capacité à répondre, l’habileté.
[xxi] Les travaux de Diprose (2012) et de Butler (2012) déploient une éthique de la vie en commun qui requiert de prendre soin de toute forme de vie (et des écologies et milieux au sein desquels nous pouvons vivre) puisque chaque forme de vie compte en vertu de la relationalité, liant ainsi toute forme de vie l’une à l’autre.
[xxii] Les approches de la paranoïa ont donné naissance à des préoccupations féministes qui existent désormais, grâce à elle. Mais le fait est qu’elles opèrent de manière à étouffer les possibilités féministes autres, ce qui signifie que ces approches ne constituent pas une stratégie soutenable pour assurer la longévité du projet féministe. Ce type d’approche fait compter une condition ontologique de la vulnérabilité en en exacerbant les effets ressentis plutôt qu’en constituant des objets à partir desquels des relations qui diffèrent peuvent émerger et favoriser l’épanouissement. C’est à partir de ce type de relations que l’on perçoit mieux les différentes dimensions de la précarité, et que l’on comprend que la vulnérabilité ontologique n’est pas à enrayer ou à combattre. Même la rupture est une modalité relationnelle, laquelle dénie qu’il y a relation. Plutôt, il faut chercher à la soulager temporairement (dans le temps et l’espace), créant ainsi un espace à partir duquel il devient possible de redéployer l’état ontologique de la vulnérabilité comme modalité d’ouverture vers l’autre et l’autrement. Une culture du tissage relationnel permettrait d’œuvrer avec ces approches à la reconfiguration sensible de toutes les féministes et féminismes.
[xxiii] En fait, on ne fait qu’hériter, mais ce sont les modalités de cet héritage qui ne sont pas toujours éthiques, notamment lorsqu’elles opèrent via l’ignorance, l’invisibilisation.
[xxiv] Sur la notion de l’autrement, voir aussi Barad (2010), Irigaray (1984), Grosz (2008, 2011), Povinelli (2012). Chacune de ses auteures emploie des concepts qui varient, mais qui se juxtaposent de manière fructueuse.